Correspondance 1812-1876, 6/1871/DCCCI


Texte établi par Calmann-Lévy,  (Correspondance Tome 6 : 1870-1876p. 113-114).


DCCCI

À M. JULES BOUCOIRAN,
DIRECTEUR DU COURRIER DU GARD, À NÎMES


Nohant, 6 avril 1871.


Mon bon ami,

Je suis touchée du bon souvenir de vos chers et bons jeunes gens. J’aurais voulu les garder davantage ou les revoir. Mais tout est comme les feuilles que le vent promène au hasard, dans ce temps étrange, inouï, incompréhensible ! Quel sera le dénouement ? On ne peut le savoir. La République est si divisée ! Pour le moment, les exaltés agonisent. Mais les raisonnables ont des passions aussi et ne tarderont pas à se déchirer entre eux. Pauvre France ! faut-il qu’elle rétrograde en même temps qu’elle est vaincue ? La guerre démoralise l’homme. Le peuple a vu les Allemands pillards et voleurs, il s’est fait voleur et pillard sous prétexte de politique. Le beau patriotisme ! Espérons que ceux qui agissent à la prussienne sont des exceptions. Mais elles sont trop nombreuses et les attentats à la liberté sont trop scandaleux dans Paris pour que le peuple honnête et trompé n’en porte pas la responsabilité cruelle. C’est une grande douleur pour moi, pour moi qui aime classiquement le prolétaire et qui n’ai jamais songé qu’à son avenir. Dans quel absurde et funeste passé il retombe !

Aimons-nous et ne devenons pas fous malgré le vent de Thrace qui souffle sur nous.

Mes enfants vous embrassent et nous vous aimons de tout cœur.

G. SAND.