Correspondance 1812-1876, 6/1870/DCCLV


Texte établi par Calmann-Lévy,  (Correspondance Tome 6 : 1870-1876p. 26-28).


DCCLV

AU MÊME


Nohant, 31 août 1870.


Cher ami,

J’étais inquiète de n’avoir pas de tes nouvelles : enfin en voilà ! Tu peux penser comme nous sommes avides de l’opinion des gens qui voient justes ; les journaux sont si insensés ou si réservés… D’ailleurs, ils sont tellement criblés de nouvelles et d’appréciations contradictoires, qu’on en sait un peu moins après les avoir lus.

Moi, je ne crois pas que les Prussiens assiégeront Paris, le sachant sur ses gardes. Et puis ce qu’on prévoit arrive toujours autrement qu’on ne l’a prévu. Je me figure qu’on pourrait bien nous surprendre un de ces matins par l’annonce d’une paix invraisemblable, comme celle de l’Italie. Vainqueurs et vaincus étaient épuisés, et c’est peut-être le cas où nous sommes.

Quant à ce qui est le devoir, c’est de repousser l’ennemi avant tout ; je trouve indignes les injures, les coq-à-l’âne, les calembours, la gaieté de mauvais goût de certains journaux. Peut-être ces fanfarons, qui rient dans le sang des nations, se cacheraient-ils dans leur cave si les Prussiens entraient dans Paris. Tuons-les, ces Prussiens, mais ne les haïssons pas. Ils sont féroces, dit-on. Qui donc, à la guerre, n’est pas monté à ce diapason qui crève l’instrument de l’âme ?

Faire une révolution maintenant serait coupable ; elle était possible à la nouvelle de nos premiers revers, quand les fautes du pouvoir étaient flagrantes ; à présent, il cherche les réparer. Il faut l’aider. La France comptera avec lui après. Les élections seront son arme, qui vaut les mitrailleuses ; mais désorganiser un gouvernement et le réorganiser en deux jours, quand l’ennemi est là, ce serait le comble de la démence aujourd’hui.

Tu me demandes si j’ai quelque chose de précieux à cacher rue Gay-Lussac. Tous mes bibelots me sont précieux, ce sont des souvenirs ; mais il y aura tant d’autres choses plus précieuses, tant de têtes cassées, si les Prussiens nous pillent, que je ne songerai guère à mon dommage.

Ce qui a le plus de valeur chez moi, c’est ma belle esquisse de Delacroix, dans le salon ; mais où la mettre ? Me l’envoyer, non. Nous ne pensons pas que Nohant soit autant à l’abri qu’on se le figure. Si l’ennemi est écrasé, nous aurons partout des bandes de mauvaise humeur qui s’enfuiront par le centre et nous n’avons pas une cartouche pour nous défendre.

La mobile est partie, sans armes ; par conséquent, on ne nous en donne pas. Et puis nous aurons probablement d’autres bandes pires : les vagabonds et forçats libérés que Paris expulsa. Il serait grand temps d’organiser nos gardes nationales. Mais Paris presse davantage, je le conçois.

Aucun de nos jeunes garçons n’est parti. Tous ont été réformés pour délicatesse de complexion. Mais, en général, on pourrait dire à cette jeunesse — et on le lui dit — qu’il y a de sa faute, qu’elle a trop nocé, et que son devoir serait de se faire casser la gueule, puisqu’elle a des forces pour vivre le jour au café et la nuit au… Malheureusement on les a gâtés, énervés ; l’Empire les a corrompus, ils ne sont bons qu’en temps de paix. Si cette mobile, qui est une bonne institution par elle-même, eût été exercée et enrayée, elle serait plus robuste et plus courageuse. Enfin espérons, que ceux d’ici, tout penauds qu’ils étaient au départ, se conduiront aussi bien que les autres Français. Ce qui l’excuse, cette jeunesse de petits crevés, c’est qu’ils vivent loin du théâtre de la guerre et qu’il n’y a pas eu, au début, la cause, par conséquent le souffle patriotique.

Je t’en écris trop long, tu n’auras pas le temps de me lire. Je comprends que tu sois fatigué, et je ne suis pas sur des roses en pensant que, toi et tous nos amis, vous êtes dans le péril le plus prochain. Notre jour viendra, je le crois ; mais nous ne pensons qu’à vous.

Nous t’embrassons tous bien tendrement ; les fillettes parlent toujours de toi.

G. SAND.