Correspondance 1812-1876, 5/1870/DCCXXXVII



DCCXXXVII

À MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE,
À ANGERS


Nohant, 14 juillet 1870.


Je suis embarrassée pour vous conseiller, chère âme tourmentée. Vous êtes dans une de ces situations d’esprit où le pour et le contre se balancent sans solution. Vous éprouvez le besoin de changer de milieu, et, dès que vous quittez le vôtre, tout vous manque ; vous regrettez, comme vous le dites, très bien, jusqu’aux herbes de votre jardin. J’ai traversé ces souffrances ; mais je suis toujours revenue à mon nid avec bonheur, et, à présent, je crois que le mieux n’est pas dans le changement. Toute situation a ses amertumes ou ses langueurs, et je ne puis croire que les gens qui vous aiment vous laissent tourmenter à l’âge où vous ne pourriez plus vous défendre vous-même. Cet âge est loin encore, Dieu merci ! et qui sait s’il viendra ? La vieillesse n’est pas forcément la décadence intellectuelle. C’est quelquefois tout le contraire. Vous êtes une âme généreuse et forte de droiture. Si les fantômes vous tourmentent et vous terrassent par moments, vous vous retrouvez toujours sur vos pieds, toujours la même, vous en convenez vous-même. Vous n’êtes donc pas en danger de devenir la proie des inquisiteurs du corps et de l’âme. N’ayez pas cette crainte : la crainte est un vertige qui nous attire dans le péril imaginaire. Supprimez ce vertige, il n’y a plus de péril.

Quant à l’emploi de votre fortune, c’est une question d’examen autour de vous. Il y a tant de misères intéressantes et dignes ! À votre place, je ne serais pas embarrassée, vous avez su faire le bien toute votre vie, vous le saurez jusqu’à la dernière heure.

Mais vous souffrez, vous êtes dans une crise d’étouffement. Tout le monde a de ces crises où tout froisse et déplaît, vous les ressentez plus vives, parce que votre intelligence s’en rend compte et que votre vie est peut-être un peu monotone. Est-ce que les voyages vous fatiguent ? Il me semble qu’une excursion de temps en temps, dans un beau pays quelconque, vous ferait grand bien. Avec les chemins de fer, on peut maintenant voyager sans fatigue en s’arrêtant souvent. Le voyage à petites journées est encore très agréable et très sain. L’ami artiste que vous avez près de vous doit être très capable de vous piloter et de vous accompagner.

J’ai reçu votre volume, et je vous en remercie bien. J’ai peu de temps pour lire ; mais j’ai commencé et je suis charmée des premières nouvelles. J’y retrouve votre bonté et votre grand sentiment de justice.

Croyez que je vous suis dévouée et même attachée de cœur ; car il a déjà longtemps que je vous connais par vos lettres et je vous vois toujours aussi digne de respect et d’affection qu’au commencement.

GEORGE SAND.