Correspondance 1812-1876, 5/1868/DCLXXI



DCLXXI

À M. LOUIS VIARDOT, À BADEN


Nohant, 10 juin 1868.


Cher ami,

Vous m’avez écrit le 10 avril : « Dites-moi vos projets quand vous les saurez vous-même. » Voici : j’ai passé tout le mois de mai à Paris…, tenue sur le qui-vive par la situation d’une jeune amie condamnée par les médecins. C’était une grossesse dont la solution leur paraissait impossible. La nature a fait un miracle : la mère et l’enfant se portent bien. Mais j’ai dû consacrer à ces jours de crise et d’effroi la quinzaine scientifiquement que la planète s’est faite toute seule que je me réservais, et puis un déménagement à faire à la vapeur, et, après tout cela, un peu de fatigue, et le besoin d’aller revoir ma marmaille chérie. À présent, voilà un gros travail à faire, trois mois sans désemparer. Ce ne sera donc qu’au mois de septembre que je puis espérer un peu de liberté. Allez donc aux eaux, si vous n’y êtes déjà… Moi, j’ai pesté un peu d’être à Paris durant ce radieux mois de mai. Mais j’étais inquiète, et je tenais à assister une jeune femme qui, en d’autres temps, m’a donné des soins dévoués. C’est la femme de mon petit ami Lambert, que vous connaissez, le peintre d’animaux. Il a beaucoup de talent à présent, et une compagne incomparable, et même un petit enfant venu par miracle, et très joli.

Mais rien n’est si joli que ma petite Aurore, elle est aimable et intelligente comme était votre Claudie à son âge. L’autre fillette grossit comme un petit champignon, et Bouli (qu’on appelle toujours Bouli), est heureux en ménage comme pas un. Il est toujours passionné pour l’histoire naturelle. Nous avons chez nous Micro, un ami dont Pauline se souvient peut-être, le frère maigre, doux, hérissé, fantastique de notre vieille Élisa Tourangin. Il est absolument le même qu’autrefois, et, comme autrefois, il passe ses journées à analyser l’aile d’un papillon ou la capsule d’une plante. La toquade botanique a bien aussi passé pas mal en moi, et, à propos d’histoire naturelle, j’ai bien lu et commenté tout ce qui s’écrit pour prouver et se défera de même. Soit ; mais je reste dans un mélange de spiritualisme et de panthéisme qui se combine en moi sans trouble. Chacun vit du vin qu’il s’est versé, et en boit ce que son cerveau en peut porter. Je ne vois pas la nécessité de forcer son entendement, et de détruire en soi certaines facultés précieuses pour faire pièce aux dévots. Les dévots n’existent plus. Il n’y a aujourd’hui que des imbéciles ou des tartufes. Je ne leur fais pas l’honneur de me modifier pour les combattre. Je trouve que c’est pour la science une assez bonne campagne à faire que d’aller son train en tant que science, puisque chacun de ses pas enfonce l’Église un peu plus avant sous la terre. Il n’est pas nécessaire, il n’est pas utile peut-être, de tant affirmer le néant, dont nous ne savons rien. La vérité doit servir de drapeau dans une bataille ; n’habillons pas à notre guise cette dame nue, qui ne s’est pas encore montrée sans voiles à nos regards. Tâchons de l’engager à se découvrir, mais n’exigeons pas qu’elle apparaisse sous des traits d’emprunt. Il me semble qu’en ce moment, on va trop loin dans l’affirmation d’un réalisme étroit et un peu grossier, dans la science comme dans l’art.

Ceci, cher ami, n’est pas un reproche à votre adresse. Vous avez vécu longtemps de la philosophie très spiritualiste de Reynaud et de Leroux. Vous l’avez quittée sans subir d’autre influence que celle de vos réflexions, et vous avez usé du droit sacré de la liberté. Tant d’autres ont quitté les idées dont nous vivions alors pour se jeter dans le catholicisme, que votre protestation est digne et légitime. Et moi aussi, j’ai marché un peu plus loin, en avant ou de côté, je l’ignore, en arrière peut-être. N’importe, j’ai réfléchi aussi, et je me suis insensiblement modifiée. Mais, tout en réclamant avec ardeur le droit que la science a de nous dire tout ce qu’elle sait, et même tout ce qu’elle suppose, je ne conçois pas qu’elle nous dise : « Croyez cela avec moi, sous peine de rester avec les hommes du passé. Détruisons pour prouver, abattons tout pour reconstruire. » — Je réponds : Bornez-vous à prouver, et ne nous commandez rien. Ce n’est pas le rôle de la science d’abattre à coups de colère et à l’aide des passions. Laissez le mépris tuer le surnaturel imbécile, et ne perdez pas le temps à raisonner contre ce qui ne raisonne pas. Apprenez et enseignez. Ce n’est pas avoir la vérité que de dire : « Il est nécessaire de croire que nous avons la vérité. » C’est parler comme le prêtre. La science est le chemin qui mène à la vérité, cela est certain ; mais elle est encore loin du but, soit qu’elle affirme, soit qu’elle nie la clef de voûte de l’univers.

Je ne vous chicane donc que sur ce que vous me dites dans votre lettre : « Il faut que la foi brûle et tue la science, ou que la science chasse et dissipe la foi. » Cette mutuelle extermination ne me paraît pas le fait d’une bataille, ni l’œuvre d’une génération. La liberté y périrait. Il faut que tous les esprits sincères cherchent, et que, par la force des choses, la vérité triomphe. Tout ce qui est bien démontré est vite acquis à l’heure qu’il est. C’est la vérité qui doit exterminer le mensonge. Nos indignations et nos enthousiasmes la serviront sans doute ; mais une simple découverte comme la vaccine en dit plus contre le discernement de la Providence, ou la justice divine, qui envoyait à son gré la mort ou la guérison, que toutes les polémiques, quelque triomphantes qu’elles nous paraissent.

Mais c’est assez distinguer. Unissons-nous dans l’amour du vrai et le culte de la libre pensée. C’est le premier point de ma religion, et vous devez croire que votre incrédulité ne me scandalise point. À vous de cœur. Amitiés et tendresses de nous tous à la grande Pauline et à vous et à tous les enfants. J’espère que tout va bien, vous en tête, et que vous ne me laisserez pas longtemps sans avoir de vos nouvelles.

G. SAND.