Correspondance 1812-1876, 5/1867/DCXXXIII



DCXXXIII

À M. LOUIS VIARDOT, À BADEN


Nohant, 11 avril 1867.


Quoi qu’il en soit, me voilà mieux et très calme, à Nohant, où j’ai passé presque tout l’hiver. Maurice est heureux en ménage ; il a un vrai petit trésor de femme, active, rangée, bonne mère et bonne ménagère, tout en restant artiste d’intelligence et de cœur. Nous avons un seul petit enfant, une fillette de quinze mois, qui s’appelle Aurore, et qui annonce aussi beaucoup d’intelligence et d’attention. La gentille créature semble faire son possible pour nous consoler du cher petit que nous avons perdu. Maurice est devenu grand piocheur, naturaliste, géologue et romancier par-dessus le marché. Moi, j’ai peu travaillé cet hiver ; j’ai été trop détraquée.

Voilà notre bulletin en réponse au vôtre. Mais pourquoi donc êtes-vous si brouillés avec Paris ? Est-ce que l’Exposition n’attirera pas ma fifille[1] ? Et puis la France, en somme, n’est-ce pas quelque chose, et quelqu’un à retrouver, ne fût-ce que pour résumer sa propre vie en la voyant se transformer ? La surface n’est pas belle ; c’est la phase de l’impudence dans les mœurs avec l’hypocrisie dans les idées. Mais on dit qu’il se fait, en dessous, un grand travail économique et philosophique d’où sortiront un socialisme nouveau et une politique nouvelle. Il faut vivre dans cet espoir ; car les classes qui remuent et qui paraissent sont affreusement pourries ; et l’on est étonné de se voir, à soixante ans passés, plus jeune et plus naïf que la jeunesse et la prétendue virilité de ce temps. Que de choses il y aurait à se dire sur tout cela ! mais vous pressentez bien ce qui en est, et, sauf que je me plains de l’abandon où vous laissez vos amis, j’approuve fort votre retraite dans la vie de famille, seul et dernier refuge de la liberté de l’âme.

J’embrasse et chéris éternellement ma fifille grande et bonne, et nous nous réunissons tous trois pour vous envoyer à tous deux, ainsi qu’à vos chers enfants, nos meilleures amitiés de cœur.

G. SAND.

  1. Madame Pauline Viardot-Garcia.