Correspondance 1812-1876, 5/1865/DXCII



DXCII

À MAURICE SAND, À NOHANT


Palaiseau, 29 juin 1865.


Bouli,

Je t’enverrai demain ton manuscrit et tes articles. Mais tu me troubles fort en me demandant conseil. Pour tout ce qui est érudition, tu es plus ferré que moi ; moi, je pense au succès, et je voudrais t’épargner les critiques qui ont écrasé Salammbô, ouvrage très fort, très beau, mais qui n’a vraiment d’intérêt que pour les artistes et les érudits. Ils le discutent d’autant plus, mais il le lisent, tandis que le public se contente de dire : « C’est peut-être superbe, mais les gens de ce temps-là ne m’intéressent pas du tout. »

Tu en risquais autant avec ton moyen âge ; tu as su vaincre la difficulté et rendre la chose amusante pour le gros public en même temps qu’appréciable aux artistes.

Il faut trouver moyen de faire le même tour de force pour ton Coq. Or il sera très indifférent au public et aux journalistes, qui ne sont pas érudits, — tu peux t’en apercevoir, — que tes personnages soient les ingénieuses personnifications des races antiques. Cela plairait à des savants dans la partie ; mais combien y en a-t-il ? Et le peu qu’il y en a ne te liront même pas : il suffit qu’une chose s’appelle roman pour qu’ils ne l’ouvrent jamais.

Donc, ta science sera perdue et te nuira, si c’est en vue de la science que tu fais ton livre. Il est amusant et plein de grandissimes qualités, c’est bien ; mais il y faut une base qui manque. Il faut un ton, c’est-à-dire une forme, un style qui rattache l’esprit du lecteur à une époque connue de lui. Plus tu la prendras moderne, plus tu auras de lecteurs. La couleur indiano-persane en aura dix sur cent ; personne ne la connaît. La couleur d’Apulée en aura cent sur cent : le type de l’Âne d’or est devenu populaire. Tu vois que c’est bien important, et je te croyais fixé là-dessus. Je voudrais qu’avant d’entreprendre un nouvel Âne d’or, tu fisses du Coq d’or[1] une chose dans cette couleur. Il était convenu qu’un Apulée ou un Lucien apocryphe, un de leurs amis civis buliscus, je veux bien, aurait voyagé dans l’Inde ou dans la Perse, et recueilli de la bouche d’un Bouliskof de ce temps-là, le récit traditionnel des aventures de l’Atlantide, et qu’il expliquerait en peu de mots les types et les fictions à sa manière et à son point de vue.

Exemple : « Vous me demanderez, mon cher Lucien, ce que je pense des Gaules et si je crois à leur existence. En vérité, j’y crois un peu pour telle ou telle raison. »

Ces interruptions du narrateur feraient très bien. Elles ramèneraient, du fond d’une antiquité fantastique, le lecteur au sentiment d’une réalité antique à lui connue. Elle peindrait l’état des esprits au temps du narrateur, et cet état est, s’il m’en souvient bien, un mélange de scepticisme audacieux et plaisant, avec une foule de superstitions grossières comme l’histoire naturelle d’Oppien. Tout cela mettrait le lecteur sur ses pieds. Il se dirait : « Voici d’où je pars et voilà où l’on me mène. Je le veux bien, pourvu qu’on me rappelle de temps en temps où j’étais. »

Autrement, il dira qu’on l’emmène trop loin, qu’on le perd dans le brouillard, et que des gens si anciens ne sont pas assez différents du présent, ou bien qu’ils le sont trop ; qu’il ne peut en être juge, et, quand le lecteur se sent trop dépaysé, il vous lâche.

Enfin, il voudra se dire à chaque instant : « Voilà de drôles de mœurs et d’incroyables habitudes ! Mais c’était comme ça, on me le prouve. Celui qui raconte ces choses et que je connais parbleu bien, puisque c’était un ami de mon ami Apulée, m’explique que ce devait être comme ça. Alors j’y crois, et, du moment que j’y crois un peu, ça m’amuse. »

Voilà mes raisons, toutes de fait et prosaïques ; mais il faut tenir compte de cela quand on s’adresse au public des romans. Autrement, il faut faire des ouvrages d’érudition pure ; autre public.

Réfléchis et décide ; car bien certainement il y a un parti à prendre dans lequel tu sais mieux que moi ce qu’il y a à faire. Mais, avec ma version, je vois tout possible dans ce que tu as fait, sauf les longueurs et le trop d’importance donné à des personnages secondaires. Je laisserais les anoplothères, sans les nommer peut-être, mais en les décrivant, et le narrateur dirait qu’il croit à l’existence de ces animaux parce qu’il en a vu des ossements en tel ou tel endroit. « Reste à savoir, dirait-il, s’il y en avait encore du temps de Satouran. Je vous donne la légende comme on me l’a donnée. »

Tu ferais ce narrateur gai, malin et naïf, poète quand même, lorsqu’il raconte les grandes scènes de la fin, qui sont belles et qu’il ne faut pas changer. Sur ce, je te bige, et encore ma Cocote. Je vas me coucher.

Mes amitiés à Rigolo. Il faut le rendre très savant, il est en âge d’apprendre un tas de choses. Quoi qu’on en dise, il n’y a rien de si intelligent qu’un âne. Ça parlerait si ça voulait, mais ça ne veut pas.

  1. Le Coq aux cheveux d’or, roman de Maurice Sand.