Correspondance 1812-1876, 4/1863/DXXXIX



DXXXIX

À M. ÉMILE AUGIER, À CROISSY


Nohant, 25 décembre 1863.


Cher ami,

Je vous envoie, pour vous faire rire un instant, une lettre-pétition qui m’a été adressée ; plus une lettre de vous que je vous restitue ; plus une lettre de moi à ce monsieur que je ne connais pas et à qui je n’aurais pas répondu si vous ne l’eussiez jugé digne d’une réponse de vous. J’en conclus qu’il y a peut-être en lui quelque chose de bon ; mais, à coup sûr, il est fou, et sa vanité le rend mauvais par moment. Si vous jugez qu’au lieu de le ramener à la raison ma lettre doit lui donner un accès de fièvre chaude, jetez le tout au feu. Sinon, jetez ladite lettre à la poste.

Ceci a de bon que je vous sais occupé d’une nouvelle pièce. Tant mieux ! ne vous laissez pas distraire par les Schiller qui frappent à votre porte. Il doit y en avoir beaucoup, si c’est comme chez moi. Ne vous donnez pas la peine de me répondre, si vous êtes absorbé. Votre prochaine pièce sera une bonne récompense de mes vœux d’amitié sincère.

GEORGE SAND.

À M. ***


« Nohant, 25 décembre 1863.


» Monsieur,

» Je suis franche, c’est pourquoi j’ai beaucoup d’ennemis. Je vois bien, à votre indignation contre mon ami Augier, que, si je ne trouve pas que vous soyez Schiller, vous m’accuserez de n’avoir pas de cœur. Soyez donc mon ennemi tout de suite, si vous voulez.

» Je refuse l’honneur que vous me faites de me prendre pour arbitre. Je ne rends pas de services sous le coup d’une menace, et ce n’est pas parce que vous me traitez d’impératrice que je perdrais le droit de vous dire que vous n’êtes pas Schiller, et que je ne suis pas Gœthe. Mais, si vous êtes réellement Schiller, consolez-vous, vous n’avez besoin de personne, vous ferez quelque jour un chef-d’œuvre que l’on s’arrachera. Il ne s’agit que de le faire ; moi, cela ne m’est pas encore arrivé ; on ne s’arrache pas mes pièces, on m’en a refusé plus d’une, et je ne m’en suis pas courroucée. Je me suis dit que je n’étais pas Gœthe.

» Et puis, si vous êtes Schiller, pourquoi offrir vos pièces aux Folies-Dramatiques, qui probablement refuseraient Schiller en personne, sans pour cela l’insulter ni le méconnaître, mais par la seule raison que son génie n’entrerait pas dans leur cadre ? Présentez vous aux théâtres vraiment littéraires, et qui sont subventionnés pour l’être, et soyez sûr que, si vous leur apportez quelque chose de beau et de bon, ils l’accepteront avec empressement, à condition toutefois que ce soit dans la forme voulue ; car vous savez bien qu’on n’y peut jouer Schiller ni Gœthe qu’avec des arrangements considérables.

» Mais vous luttez, dites-vous, depuis treize ans. Eh bien, il est probable que vous n’avez pas la spécialité du théâtre. Cherchez-en une autre, on en a toujours une quand on veut s’interroger soi-même avec courage et modestie.

» Courage donc, monsieur ; je ne suis pas vindicative ; je vous pardonne vos compliments.

» G. SAND. »