Correspondance 1812-1876, 4/1862/DV



DV

À M. ARMAND BARBÈS, À LA HAYE


Nohant, 8 janvier 1862.


Mon ami,

J’ai bien pensé à vous, et le jour de l’an encore plus que tous les autres jours. J’avais besoin de vous écrire et de vous dire que je vous aime pour commencer saintement et dignement l’année. Mais la crainte de vous fatiguer m’a retenue. L’écriture de votre dernière lettre était altérée !

Cette fois, je retrouve la sûreté de votre belle écriture ; c’est la première chose que je regarde, et vous me dites que vous êtes mieux  ! Dieu m’a entendue, cette fois, car je l’ai bien prié pour vous.

Un bonheur n’arrive pas seul : ma fille, dont j’étais inquiète aussi, va mieux et n’a rien de bien grave. Maurice est près de moi et travaille à des notes sur l’Amérique. Il a vu bien vite, mais assez sainement cette fausse démocratie, qui, en proclamant l’égalité et la liberté, n’a oublié qu’une chose, la fraternité, qui rend les deux autres richesses stériles et même nuisibles. Sa position un peu officielle de visiteur l’oblige aux ménagements du savoir-vivre, mais ses réticences en laissent assez deviner.

Le niveau des cœurs et des intelligences est, à ce qu’il paraît, encore plus abaissé là-bas que chez nous. Ils n’ont pas même l’instinct militaire, qui, chez nous, sait faire des prodiges pour les bonnes causes, quel que soit le drapeau. Enfin, il semble que Dieu se soit retiré d’eux pour châtier le forfait de l’esclavage, non aboli dans les préjugés et les mœurs.

Soignez-vous patiemment et généreusement à cause de nous, mon digne et cher ami, et, quand vous serez tout à fait bien, reprenez en vous-même cette question d’exil volontaire auquel mon cœur ne peut se résigner, pour nous.

Mon fils vous envoie ses tendres vœux, et je n’ai pas besoin de vous dire les miens. Je ne me plains de rien dans ma vie, puisque j’ai une amitié comme la vôtre.

GEORGE SAND.