Correspondance 1812-1876, 4/1861/CDLXXVII



CDLXXVII

À MAURICE SAND, À ALGER


Tamaris, 15 mai 1861.


Cher enfant,

J’ai reçu, ce matin, ta lettre de Marseille, et, ce soir, une lettre d’Oscar, que je t’envoie. J’espère que tu auras eu un bon départ et une bonne sortie des côtes ; mais, en pleine mer, tu as dû trouver une forte houle. La tempête a dû laisser encore là de l’agitation. Ici, temps magnifique ; hier et aujourd’hui, chaleur complète, quelques nuées d’orage, quelques ondées, et pas un souffle de vent, pas même au bord du golfe de la Seyne, cet endroit maudit qui nous a tant fait éternuer et moucher. Calme plat à présent, la mer unie comme du satin aussi loin que la vue peut s’étendre. C’est égal, je voudrais bien te savoir arrivé sans ennui, sans retard, sans fatigue et par un beau soleil pour poétiser ta première impression de cette terre nouvelle.

Nous, nous avons été hier voir le Ragas. C’est à deux pas du dernier moulin de la vallée de Dardenne ; nous en étions à un quart de lieue quand tu as dessiné le petit pont double à guirlandes de lierre. Mais quel quart de lieue ! Jamais tu n’aurais cru que ta pauvre mère pût descendre à pic dans une gorge profonde et remonter de même sur un sentier de chèvres. Mais je m’en suis très bien tirée, comme on dit à la Châtre. Je n’ai pas fait un faux pas, et, malgré cette gymnastique, violente pour mon âge mûr, je n’ai pas été du tout fatiguée. Il faisait chaud, par exemple, dans cette crevasse de calcaire uni ! Je ne sais pas si tu auras plus chaud en Afrique.

Le Ragas occupe le fond d’un amphithéâtre de cimes à pic, et dans le flanc du rocher qui en occupe le point central s’ouvre une immense fente noire tout encadrée de verdure. L’endroit est grandiose et charmant ; beaucoup de végétation sur ce chaos. Le gouffre a trois ou quatre cents pieds de profondeur. Il y a encore vingt mètres d’eau en toute saison. Après deux ou trois jours de forte pluie, tout le gouffre se remplit et déborde par cette fente, d’où l’eau se précipite en torrent dans la gorge et puis dans la Dardenne, dont nous avons vu le terrible lit à sec ; il n’avait pas assez plu ces jours-ci pour que l’on pût même voir l’eau au fond du gouffre. Ceci, avec les côtes du cap Sicier, est ce que j’ai vu de plus sérieux jusqu’à présent dans nos promenades. La Dardenne était magnifique, claire, ruisselante, bouillonnant en cascades d’opéra dans les gradins de pierre des moulins, ces travaux des moines qu’on pourrait prendre, s’ils étaient ailleurs et en ruine, pour des amphithéâtres romains.

Aujourd’hui, nous avons été à Sainte-Anne, au bout des gorges d’Ollioules, et nous avons découvert, tout seuls, un endroit délicieux et des masses de rochers en coupole, creuses en grotte comme la montagne de Taormine pour les sépultures antiques. Ceci est pourtant un simple jeu de la nature, comme disent les itinéraires. C’est l’action du vent et de la pluie dans un grès friable qui tombe en sable blanc et qu’on exploite, à l’entrée des gorges, pour faire des glaces.

Il a passé un gros orage qui venait de la mer, j’ai pensé à toi ! Heureusement il n’a pas été méchant.

Pourvu que tu sois content de ton Afrique ! mais tu seras toujours content d’y avoir été.

L’impératrice m’a envoyé mille francs pour le père d’Anaïs. C’est très aimable et la famille est enchantée.

Bonsoir, mon enfant ; je me porte bien, je t’aime. Je t’embrasse mille fois. Écris-nous, ne serait-ce qu’un mot.