Correspondance 1812-1876, 4/1861/CDLXX



CDLXX

À M. CHARLES DUVERNET, À NEVERS


Tamaris, 24 février 1861.


Golfe du Lazaret, à une demi-lieue de mer de Toulon. Au pied du fort Napoléon.


C’est une colline couverte de pins-parasols, d’une beauté et d’une verdeur incomparables. Le golfe du Lazaret, séparé d’un côté de la grande mer par une plage sablonneuse, vient mourir tout doucement au bas de notre escalier rustique. Au delà de la plage, la vraie mer brise avec plus d’embarras et nous en avons, de nos lits, le magnifique spectacle. La tête sur l’oreiller, quand, au matin, on ouvre un œil, on voit au loin le temps qu’il fait par la grosseur des lignes blanches que marquent les lames. À droite, le golfe s’ouvre sur la rade de Toulon, encadrée de ses hautes montagnes pelées, d’un gris rosé par le soleil couchant.

À droite, s’élève le cap Sicier, autre montagne très haute et d’une belle découpure, toute couverte de pins. Entre la grande mer et une partie de notre vue de face, s’étend une petite plaine bien cultivée, une sorte de jardin habité. Derrière nous, le fort Napoléon sur une colline boisée plus élevée que la nôtre et qui nous fait un premier paravent contre le nord. Au bas de ce fort, la grande rade de Toulon et d’autres immenses montagnes derrière, second paravent, que dépasse en troisième ligne la chaîne des Alpines du Dauphiné.

Tout cela est d’un pittoresque, d’un déchiré, d’un doux, d’un brusque, d’un suave, d’un vaste et d’un contrasté que ton imagination peut se représenter avec ses plus heureuses couleurs. On dit que c’est plus beau que le fameux Bosphore, et je le crois de confiance ; car je n’avais rien rêvé de pareil, et notre pauvre France, que l’on quitte toujours pour chercher mieux, est peut-être ce qu’il y a de mieux.

Nous sommes au milieu des amandiers en fleurs, la bourrache est dans son plus beau bleu, le thlaspi des champs blanchit toutes les haies. Ce sont à peu près les seules plantes de nos climats que j’aie encore aperçues ; le reste est africain ou méridional extrême : cistes, lièges, yeuses, arbousiers, lentisques, cytises épineux, tamarins, oliviers, pins d’Alep, myrtes, bois de lauriers, romarins, lavandes, etc., etc. Il ne faut pourtant pas oublier la vigne et le blé parmi nos compatriotes ; on boit ici, à bon marché, du vin excellent. Le pain est bon ; il y a peu de poisson, mais le mouton et le bœuf sont passables. C’est le fond de la nourriture avec les coquillages, très variés, mais généralement détestables pour ceux qui n’aiment pas le goût de varech.

La maison que nous habitons est petite mais très propre, et nous y sommes seuls dans un désert apparent. Personne n’y vient et personne n’y passe ; mais, tout près de nous, il y a un petit port de mer appelé la Seyne, qui est grand comme la Châtre et où notre factotum va s’approvisionner tous les matins. De plus, il va à Toulon tous les jours par un petit vapeur, moyennant trois sous.

En outre du factotum mâle, nous avons une cuisinière naine, qui est une excellente fille, et un âne nain, baudet d’Afrique appelé Bou-Maza, qui ne mange jamais que des fagots d’olivier sec et qui est devenu fou aujourd’hui pour avoir avalé une poignée de foin.

La maison coûte cinq cents francs pour trois mois, la cuisinière vingt-cinq francs par mois, le baudet rien. Il est au propriétaire, un charmant avoué qui met tout par écuelles pour nous recevoir. Nous avons chacun une petite chambre et, en commun, un salon, une salle à manger, un cabinet pour mettre nos herbiers, nos cailloux et nos bêtes. Le rez-de-chaussée, tu peux te le figurer : c’est la distribution du Coudray[1]. Devant la maison, il y a un berceau de plantes exotiques et une étroite terrasse avec des fleurs. Tout le reste est une colline inculte, rocailleuse, ombragée d’arbres superbes à travers les tiges desquels on voit le bleu de la mer, ou le bleu des montagnes lointaines. Le sol est calcaire triasique et on y trouve une partie de nos coquilles fossiles de Nohant et du Coudray. À deux pas, nous avons des granits et des laves ; toute là côte est très variée, par conséquent, de formes et de couleurs.

Le pays environnant est à la fois riant et sauvage. Quant au climat, il est rude et superbe, varié et heurté comme le pays : des jours de pluie diluvienne, des vents très rudes, des coups de soleil (j’en ai un sur le nez, d’une belle couleur), des humidités suaves et chaudes ; tout cela se succédant avec rapidité, et ne rendant guère malade ; car, avant-hier, j’ai fait deux lieues à pied pour ma première promenade ; hier, j’étais dans mon lit avec la fièvre, rhume, courbature et coup de soleil. Ce matin, j’ai fait une lieue ; ce soir, je me porte on ne peut mieux ; je n’ai plus que mon coup de soleil sur le nez, mais je n’en souffre plus. Maurice a passé par les mêmes crises.


25.

Je reprends ma lettre pour t’expliquer comme quoi nous avons renoncé à Hyères et à ses palais. Maurice y a été et a découvert que c’était une jolie ville, plantée au beau milieu d’une plaine, loin de la mer, loin des montagnes, loin des bois ; une ville d’Anglais où il faut toujours être sur son trente-six, toutes choses qui ne pouvaient pas nous convenir. C’était le cas d’aller voir Saint-Pierre des Horts ; mais Maurice a calculé que, lors même qu’on nous rabattrait énormément sur le prix annoncé au prospectus, nous serions encore loin du compte. Il s’est informé néanmoins. Il a su qu’il était à peu près impossible de s’y nourrir sans avoir à son service des gens du pays, comme nous les avons pris ici. Or, ici, de la main de nos amis les Poncy, nous pouvions nous assurer de bonnes gens, aux habitudes en rapport avec nos moyens. Où trouver cela à Hyères, pays de haute exploitation ? et à qui demander de se charger pour nous de tous ces détails ?

Le Midi n’est pas si facile à habiter qu’il s’en vante. Ici même, à deux pas de tout, ça n’a pas été tout seul, et ça ne va pas encore à souhait. Depuis deux jours, il pleut, et, quand il pleut, personne ne bouge ; Bou-Maza lui-même ne veut pas sortir de son écurie. On peut donc mourir de faim chez soi, si on n’a pas pris ses précautions. Cela se conçoit quand on a vu ce que c’est que les pluies des pays chauds. Comme ils sont souvent à sec pendant six ou dix mois de suite et que pourtant il tombe dans le Var, calcul fait, autant d’eau que dans les autres départements français, tout crève à la fois, et, dans une minute, que l’on soit âne ou chrétien, on est trempé comme une éponge. Et puis ça ne s’arrête pas ; il n’est pas question, comme chez nous, de laisser passer le nuage. Le nuage ne passe pas, ou plutôt il passe toujours, et douze heures d’affilée ne l’épuisent pas.

Donc, nous nous sommes rabattus sur le plus proche voisinage de nos amis, d’autant plus que le pays est beaucoup plus beau que tout ce qu’on va chercher ailleurs. Ça ne nous empêchera pas d’aller visiter toute la côte, par conséquent Hyères, quand il fera beau et qu’on pourra tenir la mer. Nous nous réclamerons alors de ta protection pour voir Saint-Pierre et ses beautés. Pour le moment, les navires que nous voyons passer en pleine mer font si triste figure, que nous n’avons guère envie de nous y fourrer ; car, avec ce déluge, il y a un vent d’est à décorner les bœufs. Aujourd’hui, le vent couvrait si bien le bruit du tonnerre, qu’on ne pouvait pas les distinguer l’un de l’autre. — Ce soir, clair de lune et tempête. La mer est en argent, mais pas riante, comme de l’argent dans la poche d’un pauvre diable.

Voilà notre bulletin, aussi complet que possible. Il nous faut le tien et celui de la famille. Êtes-vous de retour au Coudray ? Quel temps y fait-il ? Es-tu sorti de tes ennuis de procédure à Nevers ? Le moutard est-il toujours beau et brave homme ? Et Berthe ? et tout le monde ? Embrasse-les tous pour moi et présente-leur mes amitiés. À toi de cœur, mon cher vieux.

G. SAND.
  1. Campagne de Charles Duvernet.