Correspondance 1812-1876, 4/1857/CDXII



CDXII

À M. CHARLES PONCY, À TOULON


Nohant, 15 août 1857.


Cher enfant,

Ne donnez jamais les lettres des défunts que l’on vous demande. Cela cache, en général, des spéculations. Celles qui sont honnêtes (comme les lettres de Lamennais recueillies assez religieusement par Old-Nick) n’aboutissent pas, et risquent, pour tout résultat, de vous priver de vos autographes qui s’égarent. Ces essais n’aboutissent pas, par la raison que les parents, héritiers, ou amis exécuteurs testamentaires, réclament le monopole de ces publications. C’est leur droit. Ils l’exercent tantôt par cupidité, tantôt par respect véritable pour la mémoire du défunt. En effet, si le défunt revenait, il ne serait pas toujours très content de voir publier entièrement des lettres qu’il n’a pas destinées au public. On est donc obligé de tronquer. Eh bien, cela n’est pas très facile. Les gens qui publient demandent, à ceux qui cèdent leurs lettres, d’avoir l’autographe entre les mains, se disant responsables de l’authenticité de ces lettres. Dès ce moment, vous êtes à leur discrétion. S’ils publient ce que vous ne voulez pas, à qui vous en prendrez-vous ? Bref, on se lance dans de grands ennuis et on s’expose à des tracasseries judiciaires fort désagréables.

Dans mon souvenir, les lettres de Béranger à vous sont aigres-douces pour moi. Celles qu’il m’a écrites sur vous sont méchantes pour vous. Il était méchant d’esprit et de langue, bien que le cœur fût noble et la conduite noble dans tout ce qui avait rapport à lui-même. Il savait donner et ne pas recevoir. C’était une grande science dans sa position ; mais il était bien flatteur et bien perfide là où il ne risquait rien, et il abusait souvent du respect religieux que l’on avait pour son génie, pour son âge et pour sa probité. Le pauvre Eugène Sue, mort si jeune, avait un bien autre cœur !

Vos vers sur sainte Solange sont très beaux et charmants. Mais vous travaillez dans la prose du gagne-pain avec douleur, je le vois. Non, pourtant : je vois aussi que vous êtes courageux et que vous sentez la consolation du devoir accompli. Que voulez-vous ! la vie est comme ça. Béranger n’avait pas de famille à nourrir et à contenter. Il a été heureux dans le repos. Il n’y faut point songer pour nous.

Bonsoir, chers enfants, et à vous de cœur.