Correspondance 1812-1876, 4/1856/CDIII



CDIII

À MADAME ARNOULD-PLESSY, À PARIS


Nohant, 1er  mai 1856.


Chère mignonne,

Donnez-moi de vos nouvelles. Ne me laissez pas ignorer ce que devient ma grande fille. Je sais bien qu’elle joue souvent et que, par conséquent, elle n’est pas malade ; mais cela ne me dit pas si le cœur est mélancolique ou joyeux. Pourtant ce ne sont pas des questions que je vous adresse. Je sais comme les questions sont indélicates, quand elles ne sont pas bêtes. Je veux seulement que vous sachiez que, sans curiosité d’esprit, j’ai l’inquiétude du cœur, et que, sans savoir le remède à vos accès de spleen, je voudrais pouvoir le trouver.

Mais il n’y en a pas de radical en ce monde : nous sommes tous tristes ou soucieux plus ou moins.

J’ai retrouvé ici avec délices la campagne, l’air, les conditions tranquilles et logiques pour l’artiste, et l’amour de l’art plus que jamais, malgré les luttes, les fatigues, les mécomptes dans le passé et dans l’avenir. Tout cela, je crois, est bon et nous pousse en avant ; mais ce que j’ai retrouvé aussi, c’est la présence de cette enfant qui, ici, ne me semble jamais possible à oublier. Dans cette maison, dans ce jardin, je ne peux pas me persuader qu’elle ne va pas revenir un de ces jours. Je la vois partout, et cette illusion-là ramène des déchirements continuels. Dieu est bon quand même : il l’a reprise pour son bonheur, à elle, et nous nous reverrons tous ; un peu plus tôt, un peu plus tard.

On m’écrit que vous êtes toujours belle et ravissante dans Célia[1], je ne suis pas, en peine de cela.

Soyez heureuse, d’ailleurs, autant qu’on peut l’être quand en est comme vous dans le corps d’élite. On y reçoit plus de blessures que dans les autres régiments ; mais, quand un bonheur arrive, on le sent mieux, parce qu’on le comprend mieux que le vulgaire.

Bonsoir, chère fille ; dites toutes mes tendresses à qui de droit, et puis au criocère Cicéri[2] et au bon Charles-Edmond et à Croquignolet[3] quand vous le verrez. Viendrez-vous à Nohant cette année ? Tâchez, et aimez-nous. Je vous embrasse tendrement.

Votre second amoureux, puisque Cicéri est le premier dans les vétérans, vous baise humblement les sandales.

Émile est à Paris, et je lui ai dit d’aller, non pas vous embrasser de ma part, ça ne vous flatterait pas, mais savoir de vos nouvelles et tâcher de vous voir, ne fût-ce qu’une minute, pour me parler de vous.

Bonsoir, chère ; écrivez quelques lignes.

  1. De Comme il vous plaira.
  2. Cicéri, le peintre décorateur.
  3. Mathieu Plessy, frère de madame Arnould Plessy.