Correspondance 1812-1876, 4/1854/CCCLXXIII


CCCLXXIII

AU MÊME


Nohant, 19 février 1854.


Mon cher enfant,

Tu t’amuses, tu bourines[1] dans le domaine des arts : c’est bien, c’est le meilleur genre de plaisir et celui qui laisse quelque chose. Pourtant n’y absorbe pas tout ton temps. Donne quelques heures de ta journée à la peinture, que tu me parais bien négliger, puisque tu ne m’en parles pas. Aie des amis et rassemble-les autour de toi pour la récréation de l’esprit ; mais ne leur laisse pas prendre toutes les heures du jour, car il ne t’en resterait plus pour piocher avec un peu de réflexion pour ton compte.

La guerre va paralyser pendant quelque temps notre édition. Elle se vend très peu et celle de Hugo pas du tout. Hetzel s’en inquiète. Moi, je crois que, ou l’on ne fera pas la guerre, ou bien, dès qu’elle sera en train, les affaires reprendront leur cours inévitable, comme il arrive toujours après une panique bourgeoise. Ne néglige donc pas tes dessins. Voilà encore une dernière livraison, qui est bien rendue et dont les compositions sont jolies excepté le Centaure[2], qui n’est pas manqué, mais dont tu aurais pu tirer quelque chose de plus jeune et de plus poétique. Mais songe à apprendre à peindre et fais des tableaux, puisque tu es à Paris principalement pour y trouver toutes les ressources et facilités qui te manquent ici. Je sais bien que les bruits de guerre rendront les tableaux plus difficiles encore à placer que les éditions à quatre sous. Mais ce resserrement des dépenses de luxe, et la constipation générale n’ont jamais de durée, et, quand on a de l’ouvrage fait, il n’est pas à faire le jour où l’occasion arrive d’en tirer profit. Enfin mets de l’équilibre dans ta vie. Je ne dis pas que tu en manques, je n’en sais rien ; je te dis cela pour le cas où l’amusement l’emporterait un peu trop sur l’utile.

Tu vas donc devenir auteur dramatique ? C’est pour le coup que le père Aulard te traitera d’homme de lettres sur ton passeport. Je désirerais que la nouvelle troupe de pantomime réussît : c’est si joli à ressusciter ! Si tu peux faire qu’il n’y ait pas qu’un seul rôle dans ces sortes d’ouvrages, mais que tous les types soient habillés, costumés, et passables comme talent, ce sera un grand progrès, et Paul Legrand en ressortira beaucoup mieux. J’aurais préféré que tu lui fisses le Noir et le Blanc. Si je ne me trompe pas, c’est là que le Pierrot avait quelque chose de dramatique, que tu as assez bien rendu. Le talent de Legrand est le drame. Dans le comique, il est très bouffon, mais peu distingué, et, pour faire oublier Deburau père, pour écraser le fils, qui sans avoir grand talent, a de la distinction dans l’aspect, il faudrait déployer les qualités que ne cherchait pas le père et que n’aura jamais le fils ; ces qualités saisissantes, touchantes et effrayantes que la pantomine bouffonne ne donne pas souvent, mais qu’il faudrait trouver, tout en restant dans le cadre burlesque. Legrand a ces qualités-là à un très haut degré. Si on les utilise, on aura du succès avec lui, et il aura, lui, une grande vogue.

Si tu veux que nous te fassions un autre envoi de marionnettes et de costumes, dis-le nous. Mais vite, car le printemps s’avance, malgré la neige et la glace qui jouissent de leur reste, et j’espère bien que le beau temps te ramènera au bercail, bien vide sans toi.

Je me demande comment vous avez pu arranger votre théâtre, plus petit que celui d’ici, pour être vu de tant de spectateurs. Il est vrai que ton atelier est en longueur.

Je vas tout à fait bien, sans cependant pouvoir rouler ma tête entre mes épaules comme celle d’Arlequin. C’est un exercice qui m’est bien défendu pour quelque temps encore, et je n’ose pas me remettre à jardiner avant qu’il fasse beau. Ce manque de mouvement m’écœure un peu. Mais je travaille. J’ai repris ma pièce d’un bout à l’autre, et j’ai bon espoir.

Bonsoir, mon cher Bouli ; je te bige mille fois, Nini aussi. Je ne t’ai pas dit que le jardinier était parti pour cause de querelles et d’insociabilité !…

  1. Bouriner, perdre son temps en ayant l’air de s’occuper.
  2. Composition destinée à illustrer une édition du Centaure de Maurice de Guérin, publiée par George Sand, avec une étude sur cette œuvre.