Correspondance 1812-1876, 4/1854/CCCLXXI


CCCLXXI

À M. VICTOR BORIE, À PARIS


Nohant, 16 janvier 1854.


Mon cher gros,

Je sais que Solange t’avait écrit une lettre de folies au jour de l’an. Si je ne m’en suis pas mêlée, c’est qu’en dépit de l’arrivée et de la présence de mes enfants, j’avais le cœur triste. Nous avons perdu, en effet, le meilleur de notre groupe d’amis ; le plus dévoué, le plus généreux, le plus actif Berrichon qui ait existé, je crois.

Je te remercie, mon cher vieux, de tes souhaits de nouvel an, je n’ai pas besoin de te dire que je te souhaite aussi la meilleure destinée possible en ce triste monde, où nous ne sommes pas toujours sur des roses et où il faut courage, travail, patience et volonté ; résignation surtout ! car nous avons beau faire, quand la mort frappe sur ceux que nous aimons, la cruelle qu’elle est se bouche les oreilles !

Je n’ai pas de nouvelles de l’affaire du pauvre Defressine[1]. Demande à M. Bixio si le prince s’en occupe et s’il y peut quelque chose.

Tu nous avais promis, de par ta science agricole et économique, que le blé n’augmenterait pas. Il augmente affreusement et il y a beaucoup de misère ici. Heureusement, le froid n’a pas persisté ; car nous étions au bout de nos fagots, et les pauvres faisaient triste mine. Le bois augmente toujours et, qui pis est, il est rare. Nous sommes obligés d’en abattre pour nous chauffer et de le brûler vert.

Voyons, je m’imaginais, que, depuis que tu faisais dans un journal savant, nous n’allions plus manger que des ananas et des oranges ; que le vin allait pousser sur les tuiles des toits et le pain tout cuit dans les champs. Je vois bien que tu es un gros paresseux et que tu laisses tout aller à la diable.

Aucante, que j’attendais hier pour mettre sa lettre dans la mienne, me dit ce soir qu’il t’a répondu au sujet des livres : ainsi je n’ai plus à te parler que de tes chutes, qui me paraissent trop multipliées, et je commence à craindre une démolition. Tâche donc de faire vite fortune, afin d’aller toujours en voiture, et surtout de venir nous voir.

Je me livre au jardinage avec furie, par tous les temps, cinq heures par jour, avec Nini à côté de moi, piochant et brouettant aussi. Cela m’abrutit beaucoup, et la preuve, c’est que, tout en bêchant et ratissant, je me mets à faire des vers. Les premiers que je livrerai à la publicité me sont venus à propos de ce pauvre cher Planet, et je les ai faits tout en bêchant et en pleurant. Je ne les fais imprimer que dans le journal d’Arnaud[2], n’ayant plus l’Éclaireur, hélas ! et j’en interdis la reproduction ; car je ne me pique pas de savoir faire de bons vers, et je ne voudrais pas, à propos d’une tristesse sérieuse et vraie, servir d’aliment à une discussion littéraire. Je les ai faits pour moi d’abord, et puis je me suis dit que, la police ayant interdit aux amis du cher mort de prononcer un mot d’éloge privé sur sa tombe, une petite poésie où il n’y a pas la moindre allusion politique remplacerait, autant que possible, l’hommage du cœur qu’il n’a pas été permis de lui décerner.

Je t’enverrai cela, tu le donneras à ceux de ses plus proches amis que tu connais, en les prévenant bien que cela n’a pas la prétention d’être autre chose qu’un ex-voto. Bonsoir, mon cher vieux ; écris-nous souvent. Nous t’embrassons de cœur.

  1. Déporté à Lambessa après le coup d’État de 1851.
  2. Le directeur de l’Écho de l’Indre.