Correspondance 1812-1876, 3/1853/CCCLXIX


CCCLXIX

À JOSEPH MAZZINI, À LONDRES


Nohant, 15 décembre 1853.


Je n’ai pas cessé de vous chérir et de vous respecter, mon ami. Voilà tout ce que je peux vous dire ; la certitude que toutes les lettres sont ouvertes et commentées doit nécessairement gêner les épanchements de l’affection et les confidences de la famille.

Vous dites que je suis résignée, c’est possible ; j’ai de grandes raisons pour l’être, des raisons aussi profondes, à mes yeux, aussi religieuses et aussi philosophiques que vous paraissent celles qui vous défendent la résignation. Pourquoi supposez-vous que ce soit lâcheté ou épuisement ? Vous m’avez écrit à ce sujet des choses un peu dures. Je n’ai pas voulu y répondre. Les affections sérieuses sont pleines d’un grand respect, qui doit pouvoir être comparé au respect filial. On trouve parfois les parents injustes, on se tait plutôt que de les contredire, on attend qu’ils ouvrent les yeux.

Quant aux allusions que vous regrettez de ne pas voir dans certains ouvrages, vous ne savez guère ce qui se passe en France, si vous pensez qu’elles seraient possibles. Et puis, vous ne vous dites peut-être pas que, quand la liberté est limitée, les âmes franches et courageuses préfèrent le silence à l’insinuation. D’ailleurs, la liberté fût-elle rétablie pour nous, il n’est pas certain que je voulusse toucher maintenant à des questions que l’humanité n’est pas encore digne de résoudre et qui ont divisé jusqu’à la haine les plus grands, les meilleurs esprits de ce temps-ci.

Vous vous étonnez que je puisse faire de la littérature ; moi, je remercie Dieu de m’en conserver la faculté, parce qu’une conscience honnête, et pure comme est la mienne, trouve encore, en dehors de toute discussion, une œuvre de moralisation à poursuivre. Que ferais-je donc si j’abandonnais mon humble tâche ? Des conspirations ? Ce n’est pas ma vocation, je n’y entendrais rien. Des pamphlets ? Je n’ai ni fiel ni esprit pour cela. Des théories ? Nous en avons trop fait et nous sommes tombés dans la dispute, qui est le tombeau de toute vérité, de toute puissance. Je suis, j’ai toujours été artiste avant tout ; je sais que les hommes purement politiques ont un grand mépris pour l’artiste, parce qu’ils le jugent sur quelques types de saltimbanques qui déshonorent l’art. Mais vous, mon ami, vous savez bien qu’un véritable artiste est aussi utile que le prêtre et le guerrier ; et que, quand il respecte le vrai et le bon, il est dans une voie où Dieu le bénit toujours. L’art est de tous les pays et de tous les temps ; son bienfait particulier est précisément de vivre encore quand tout semble mourir ; c’est pour cela que la Providence le préserve des passions trop personnelles ou trop générales, et qu’elle lui donne une organisation patiente et persistante, une sensibilité durable et le sens comtemplatif où repose la foi invincible.

Maintenant, pourquoi et comment pensez-vous que le calme de la volonté soit la satisfaction de l’égoïsme ? À un pareil reproche, je n’aurais rien à répondre, je vous l’avoue ; je ne saurais dire que ceci : Je ne le mérite pas. Mon cœur est transparent comme ma vie, et je n’y vois point pousser de champignons vénéneux que je doive extirper ; si cela m’arrive, je combattrai beaucoup, je vous le promets, avant de me laisser envahir par le mal.

Je répondrai à M. Linton dans quelques jours. C’est une affaire, en somme, et il faut que je m’occupe de cette affaire, c’est-à-dire que je consulte, que je relise des traités : le tout pour savoir si je ne suis pas empêchée pour clause entendue ou sous-entendue, dont je ne me souviens pas. Sous le rapport des intérêts matériels, je suis restée dans un idiotisme absolu ; aussi j’ai pris un homme d’affaires qui se charge de tout le positif de ma vie ; je désire être à même de satisfaire M. Linton et de répondre à ses bonnes intentions. Adieu, mon ami, ne me croyez pas changée, pour vous, ni pour quoi que ce soit.

GEORGE.