Correspondance 1812-1876, 3/1852/CCCXLIII


CCCXLIII

AU PRINCE LOUIS-NAPOLÉON BONAPARTE,
PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE


Paris, 3 février 1852.


Prince,

Dans une entrevue où l’embarras et l’émotion m’ont rendue plus prolixe que je ne me l’étais imposé, j’ai obtenu de vous des paroles de bonté qu’on n’oublie pas. Vous avez bien voulu me dire : « Demandez-moi telle grâce particulière que vous voudrez. »

J’ai eu l’honneur de vous répondre que je n’étais autorisée par personne à vous implorer. Je n’avais vu personne à Paris, vous étiez ma première visite.

Je n’aurais pu que vous importuner d’un détail en insistant sur les arrestations opérées dans ma province, et dont les conséquences ne me paraissent pas graves, puisque aucun fait d’insurrection ne s’est produit là, et qu’à supposer la pensée d’une résistance, il est impossible qu’on veuille châtier la pensée non suivie d’effet. Je pouvais le craindre en quittant cette province, où l’autorité semblait avoir pris à tâche de consterner et de désaffectionner la population par des rigueurs sans motifs sérieux. Mais, en vous écoutant me répondre avec tant de douceur et d’humanité, je ne pouvais plus conserver d’inquiétude, et je n’avais plus d’autre démarche à faire pour mes compatriotes de l’Indre, que celle de hâter leur élargissement par mes instances auprès de votre ministre.

Mais, si je me flatte de l’espoir d’obtenir aisément l’absolution pour des hommes qu’aucune décision n’a encore atteints, je ne suis pas sans effroi pour ceux sur le sort desquels il a été statué ailleurs d’une manière rigoureuse. J’en ai vu deux aujourd’hui que je sais complètement innocents, si c’est le fait de conspiration que l’on veut châtier, si ce n’est pas l’opinion… chose impossible, inouïe dans nos mœurs, dans les idées de notre génération, impossible cent fois dans le cœur du prince Louis-Napoléon. Je les ai trouvés résignés à leur sort et croyant, grâce au système excessif que vous venez de réprimer, à cette chose monstrueuse qu’ils étaient frappés pour leurs principes et non pour leurs actes. J’ai repoussé vivement cette supposition, qui m’était douloureuse après ce que je vous ai entendu dire. J’ai répété que j’avais foi en vous, et que la personnalité était inconnue au cœur d’un homme pénétré, comme vous l’êtes, d’une mission supérieure aux passions et aux ressentiments de la politique vulgaire.

J’ai dit que j’irais vous demander leur grâce ou la commutation de leur peine. Ils avaient dit non d’abord ; ils ont dit oui, quand ils ont vu ma conviction. Ils m’ont autorisée à profiter de cette offre généreuse que vous m’avez faite et qu’il m’était si douloureux d’être forcée de refuser.

Maintenant, vous n’estimeriez pas ces deux hommes si je vous disais qu’ils rétracteront leurs principes, qu’ils abandonneront leurs sentiments. Ils ont toujours été, ils seront toujours étrangers aux conspirations, aux sociétés secrètes, et la forme absolue de votre gouvernement ne peut plus vous faire redouter l’émission publique de doctrines que vous ne toléreriez pas.

Je prends sur moi la dette de la reconnaissance.

Vous savez que, de ma part, elle sera profonde et sincère. Ne dédaignez pas un sentiment si rare en ce monde, et que vous trouverez peut-être dans les partis vaincus plus que dans ceux qui profitent de la victoire. Prince, je me souviens de vous avoir écrit à Ham que vous seriez empereur un jour, et que, ce jour-là, vous n’entendriez plus parler de moi. Vous voilà huit millions de fois plus haut placé qu’un empereur d’Allemagne ou de Russie, et pourtant je vous implore. Faites que je m’enorgueillisse de m’être parjurée.

Peut-être n’entrerait-il pas dans vos desseins actuels de laisser savoir que c’est à moi, écrivain socialiste, que vous accordez la commutation de peine de deux socialistes. S’il en était ainsi, croyez à mon honneur, croyez à mon silence. Je ne confie à personne l’objet de cette lettre, et, satisfaite d’être fière de vos bontés dans le secret de mon cœur, je n’en dirai jamais l’heureux résultat, si telle est votre volonté.

GEORGE SAND.

Si vous ne repoussez pas ma prière, daignez me faire savoir le moment que vous m’accordez pour aller vous nommer les deux personnes qui m’intéressent.