Correspondance 1812-1876, 3/1852/CCCXLI


CCCXLI

À M. LE CHEF DU CABINET AU MINISTÈRE
DE L’INTÉRIEUR


Paris, 1er  février 1852.


Monsieur,

Ayez l’obligeance de vouloir bien rappeler à M. de Persigny que je lui ai demandé l’élargissement des personnes arrêtées ou poursuivies à la Châtre. Elles sont trois : M. Fleury, ex-représentant, absent ; M. Périgois et M. Émile Aucante, prisonniers. Je demande l’abandon de l’instruction commencée contre elles, et je la demande comme un acte de justice, puisque je puis répondre sur ma tête de ces trois personnes, comme n’ayant en rien justifié les soupçons formulés contre elles.

J’ai nommé aussi M. Lebert, notaire, compromis plus sérieusement et coupable, selon l’acte d’accusation, d’avoir rassemblé les habitants de sa commune avec l’intention de les insurger. Je puis encore répondre des intentions de M. Lebert, homme d’ordre, de science et de haute moralité. Il a eu la résolution d’empêcher des actes de violence et de protéger, par son influence et sa fermeté, la propriété et les personnes que menaçait l’insurrection annoncée des communes voisines. Si j’avais été à sa place, j’en eusse fait autant, et je suis très peu partisan des insurrections de paysans.

Voilà ce que j’ai demandé à M. le ministre, non comme une faveur du gouvernement que mes amis ne m’ont point autorisée à accepter, mais comme un acte de justice dont ma conscience peut attester la nécessité morale. Mais, pour moi, si je dois accepter cet acte de justice politique comme une faveur personnelle de M. de Persigny, oh ! je ne demande pas mieux, et c’est de tout mon cœur que je lui en serai personnellement reconnaissante, ainsi qu’à vous, monsieur, qui voudrez bien joindre votre voix à la mienne, j’en suis certaine.

Heureuse d’obtenir de sa confiance en ma parole l’élargissement de mes plus proches voisins, je n’ai pourtant pas renoncé à plaider auprès de lui la cause de mon département tout entier. C’est dans ce but que je me suis permis de l’importuner de ma parole, toujours très gauche et très embarrassée. Priez-le, monsieur, de se souvenir qu’au milieu de mon gâchis naturel, je lui ai posé une question à laquelle il a répondu en homme de cœur et d’intelligence : Poursuivez-vous la pensée ? — Non, certes.

Eh bien, parmi les nombreux prisonniers qui sont détenus à Châteauroux et à Issoudun, plusieurs peut-être ont eu la pensée de prendre les armes pour défendre l’Assemblée. Je ne sais pas si elle en valait beaucoup la peine ; mais enfin c’était une conviction sincère de leur part, et, avant que la France se fût prononcée d’une manière imposante pour l’autorité absolue, le gouvernement pouvait considérer ceci comme une lutte ardente à soutenir, mais non comme un crime à châtier de sang-froid. La lutte a cessé ; le gouvernement, à mesure qu’il s’éclairera sur ce qui s’est passé en France depuis les journées de décembre, aura horreur des vengeances personnelles auxquelles la politique a servi de prétexte, et reconnaîtra qu’il est perdu dans l’opinion s’il ne les réprime. Il reconnaîtra aussi que, là où ces vengeances se sont exercées, elles ont eu un double but, celui de satisfaire de vieilles haines, et celui de rendre impossible un gouvernement qu’elles trahissaient en feignant de le servir. Je ne nommerai jamais personne à M. de Persigny ; mais il s’éclairera et verra bien !

En attendant, M. le ministre m’a dit qu’il ne punissait pas la pensée, et je prends acte de cette bonne parole, qui m’a ôté tout le scrupule avec lequel je l’abordais. Je ne sais pas douter d’une bonne parole, et c’est dans cette confiance que je lui dis que personne n’est coupable dans le département de l’Indre. Initiée naturellement, par mes opinions et la confiance que l’on m’accorde, à toutes les démarches des républicains, je sais qu’on s’est réuni, en petit nombre, qu’on s’est consulté, qu’on a attendu les nouvelles de Paris, et qu’à celle de l’abstention volontaire du peuple, chacun s’est retiré chez soi en silence. Je sais que, partie de Paris au milieu du combat, je suis venue dire à mes amis : « Le peuple accepte, nous devons accepter. » Je ne m’attendais guère à les voir arrêtés par réflexion quinze jours après, et, parmi eux, ceux de la Châtre, qui n’avaient été à aucune réunion, attendant mon retour, peut-être, pour savoir la vérité.

S’il en était autrement, si ce que je dis là n’était pas vrai, je n’aurais pas quitté ma retraite, où personne ne m’inquiétait, et mon travail littéraire, qui me plaît et m’occupe beaucoup plus que la politique, pour venir faire à M. le président et à son ministre un conte perfide et lâche. Je me serais tenue en silence dans mon coin, me disant que la guerre est la guerre, et que qui va à la bataille doit accepter la mort ou la captivité. Mais, en présence d’injustices si criantes, ma conscience s’est révoltée, je me suis demandé s’il était honnête de se dire : « Tant mieux que la réaction soit odieuse, tant mieux que le gouvernement soit coupable ; on le haïra d’autant plus, on le renversera d’autant mieux. » Non ! j’ai horreur de ce raisonnement, et, s’il est politique, alors je n’entends rien à la politique et ne suis pas née pour y jamais rien comprendre.

En attendant, le mal se fait et la souffrance tue le corps et l’âme. Le malheur aigrit les esprits. La défaite exaspère les uns, le triomphe enivre les autres, les haines de parti s’enveniment, les mœurs deviennent affreuses, les relations humaines fratricides.

Non, il n’est pas possible de se réjouir de cela et d’y applaudir dans son coin. En souhaitant que nos adversaires politiques soient le moins coupables envers nous, je crois être plus républicaine, plus socialiste que jamais.

M. de Persigny, chargé de la noble mission de réparer, de consoler, d’apaiser, et joyeux d’en être chargé, j’en suis certaine, appréciera mon sentiment et ne voudra pas que son nom, celui du prince auquel il a dévoué sa vie, soient le drapeau dont les légitimistes et les orléanistes (sans parler des ambitieux qui appartiennent à tous les pouvoirs) se servent pour effrayer les provinces, par l’insolent triomphe des plus mauvaises passions.

Voilà mon plaidoyer, monsieur ; je suis un avocat si peu exercé, et la crainte d’ennuyer et d’importuner est si grande chez moi, que je n’ose pas l’adresser directement à M. le ministre. Mais, comme c’est la première fois, la dernière fois j’espère, que je vous importune, vous, monsieur, je vous demande en grâce de le résumer pour le lui présenter. Il sera plus clair et plus convaincant dans votre bouche.

Qui sait si je ne pourrai pas vous rendre un jour même service de cœur et de conviction.

Les destins et les flots sont changeants. J’ai passé bien des heures, en mars et en avril 1848, dans le cabinet où M. de Persigny m’a fait l’honneur de me recevoir. J’y allais faire pour le parti qui nous a renversé ce que je fais aujourd’hui pour celui qui succombe. J’y ai plaidé et prié souvent, non pour faire ouvrir des prisons, elles étaient vides, mais pour conserver des positions acquises, pour modérer des oppositions obstinées mais inutiles, pour protéger des intérêts non menacés, mais effrayés. J’y ai demandé et obtenu bien des aumônes pour des gens qui m’avaient calomniée et persécutée. Je ne suis pas dégoûtée de mon devoir, qui est, avant tout, je crois, de prier les forts pour les faibles, les vainqueurs pour les vaincus, quels qu’ils soient et dans quelque camp que je me trouve moi-même.

Agréez, monsieur, mes excuses pour cette longue lettre, et mes remerciements pour la patience que vous aurez eue de la lire jusqu’au bout. Permettez-moi d’espérer que vous accorderez votre aide généreuse et sympathique à des intentions dont la droiture ne saurait être soupçonnée.