Correspondance 1812-1876, 3/1850/CCCXXI


CCCXXI

À JOSEPH MAZZINI, À LONDRES


Nohant, 24 décembre 1850.


Mon ami,

Je crois que je vais vous faire plaisir en vous disant qu’on a retrouvé, dans un coin de la chambre que vous avez habitée ici, une bague qui doit vous appartenir et vous être chère. Si j’en juge par la devise : Ti conforti amor materno, ce doit être un don de votre mère, et vous croyez sans doute l’avoir perdue. Je l’ai serrée précieusement, et, quand vous m’indiquerez une occasion sûre, je vous l’enverrai. Faut-il, en attendant, la faire remettre à M. Accursi ?

J’ai reçu votre lettre au pape, elle est fort belle. Mais votre voix sera-t-elle écoutée ? N’importe, après tout ! D’autres que le pape liront cette lettre et ranimeront leur zèle et leur patriotisme pour entraîner ou combattre le zèle ou la tiédeur des princes. Les bonnes pensées sont déjà de bonnes actions, et vous n’avez que de ces pensées-là.

Je suis vivement touchée de tout ce que vous me dites de bon et d’affectueux de la part de vos amies. Remerciez-les pour moi de leur affectueuse hospitalité. J’y répondrais avec empressement si j’étais libre. Mais, avant de l’être, il faut que je passe toute une année dans les chaînes. J’ai conclu un marché, un véritable marché, pour travailler un an entier et recevoir une somme. Je jouissais depuis quelques années d’une sorte d’indépendance ; mais, l’âge d’établir les enfants étant venu, et, moi n’ayant jamais su épargner en refusant d’assister autant de gens qu’il m’était possible, je me suis vue dans la nécessité de penser sérieusement au prix matériel du travail de l’art. Comme, au reste, ce travail dont je vous ai parlé me plaît[1], et était depuis longtemps un besoin moral pour moi, j’aurais mauvaise grâce à me plaindre, tandis que des millions d’hommes accomplissent des travaux rebutants et antipathiques pour une rétribution insuffisante à leurs premiers besoins. Je regarde même ce que je fais, au point de vue de l’argent, comme un devoir que je continue à remplir pour soulager des gens plus pauvres que moi, puisque, jusqu’à ce jour, je leur ai tout donné, sans penser à ma propre famille ; et, pour cela, je suis blâmée par les esprits positifs. Je vais donc réparer mes fautes, qui n’étaient pourtant pas grandes, à mon sens, puisque j’avais réussi à donner cent cinquante mille francs à ma fille. Et il me semblait qu’avec cela on pouvait vivre.

Tout cela n’est rien, mon ami ; c’est pour vous dire seulement que je ne bougerai pas de ma campagne que je n’aie accompli ma tâche et satisfait à toutes les exigences justes ou injustes. Je me porte bien maintenant, et, si je suis triste, du moins, je suis calme. J’ai appris à être gaie à la surface ; ce qui, en France, à l’heure qu’il est, est comme une question de savoir-vivre. Quelle étrange époque que celle où tout est sur le point de se dissoudre de fond en comble, et où c’est être blessant et cruel de s’en apercevoir !

Parlez-moi de temps en temps, mon ami. Votre voix me soutiendra, et la vibration en est restée dans mon cœur bien pure et bien consolante. Vous, vous n’avez pas besoin qu’on vous recommande le courage et la patience, vous en avez pour nous tous. Vous avez besoin d’être aimé, parce que c’est un besoin des âmes complètes, et comme un instinct de justice religieuse qui leur fait demander aux autres l’échange de ce qu’elles donnent. Comptez que, pour ma part, je suis portée autant par la sympathie que par le devoir à vous aimer comme un frère.

À vous,
G. S.
  1. Il s’agissait de ses Mémoires.