Correspondance 1812-1876, 3/1850/CCCXIII


CCCXIII

À M. ARMAND BARBÈS, À DOULLENS


Nohant, 27 août 1850.


Mon ami bien-aimé,

Je n’ai reçu qu’il y a deux jours votre lettre du 5 courant. J’avais aussitôt résolu d’aller à Londres, d’y voir nos amis et d’essayer de faire ce que vous me conseillez. Mais des empêchements majeurs sont survenus déjà, et je ne saurais m’assurer de quelques jours de liberté. Et puis il s’est passé déjà trop de jours depuis votre lettre, et chacun doit avoir pris son parti. J’ai pourtant écrit à Louis Blanc, le seul sur lequel j’espère avoir non pas de l’influence morale, mais la persuasion du cœur et de l’amitié. Je lui ai parlé de vous et j’ai appuyé votre opinion sur la connaissance que j’ai du fait principal ; c’est-à-dire qu’à lui seul il ne peut rien quant à présent. Je l’ai conjuré, pour le cas où il croirait devoir répondre, et où sa réponse serait peut-être déjà sous presse, de ménager la forme à l’avenir, de montrer une patience, un esprit de conciliation et de fraternité supérieur aux discussions de principes. Mais je n’espère rien de mes prières. Les hommes dans cette situation sont entraînés sur une pente fatale. Une voix s’élève pour les rappeler à la charité ; mille autres voix étouffent celle-là pour souffler la colère et engager le combat. Je pense que, de votre côté, vous avez écrit. S’ils ne vous écoutent pas, qui écouteront-ils ? Quant à Ledru-Rollin, je ne suis pas en relations avec lui ; je suis presque sûre qu’une lettre de moi ne lui ferait aucun effet. Il déteste trop ceux qu’il n’aime pas. Je l’aurais vu, si j’avais pu faire ce voyage. Mais croyez que tout cela n’eût pas été d’un effet sérieux sur leurs dispositions intérieures. Vous savez bien comme moi que, derrière les dissidences de convictions, il y a trop de passion personnelle, et que l’orgueil de l’homme est trop puissant pour que la parole d’une femme le guérisse et l’apaise. Vous êtes un saint, vous ; mais, eux, ils sont des hommes, ils en ont les orages ou les entraînements. Et puis je suis si découragée du fait présent, que je ne sens pas en moi la puissance de convaincre. Je vois que nous marchons à la constitutionnalité ; quelle que soit la forme qu’elle revête, elle fera encore l’engourdissement de la France pendant quelque temps. Tant mieux, peut-être ; car le peuple n’est pas mûr, et, malgré tout, il mûrit dans ce repos qui ressemble à la mort. Nous en souffrons, nous qui nous élançons vers l’avenir avec impatience. Nous sommes les victimes agitées ou résignées de cette lenteur des masses. Mais la Providence ne les presse pas : elle nous a jetés en éclaireurs pour supporter le premier feu et périr, s’il le faut, aux avant-postes. Acceptons ! L’armée vient derrière nous, lentement et sans ordre ; mais enfin elle marche, et, si on peut la retarder, on ne peut pas l’arrêter.

Si j’avais pu aller en Angleterre, j’aurais été à Doullens, au retour. Mais les jours que j’ai à passer à Paris sont comptés maintenant, et ce ne sera pas encore pour cette fois. Dites-moi toujours, en attendant que je puisse réaliser un des plus chers rêves que je fasse, comment il faut s’y prendre pour vous voir. À qui demander l’autorisation ? Et ne me la refusera-t-on pas ? Adressez-moi toujours vos lettres à Nohant par la même voie que la dernière. Vous savez que M. Lebarbier de Tinan est dans une bonne position. Je pense que sa femme doit être près de lui maintenant à Angoulême. Borie est toujours en Belgique, bien triste, comme nous tous. Si vous voulez que je vous parle de moi, je vous dirai que j’ai beaucoup travaillé pour le théâtre, cette année, mais que la révocation de Bocage me retardera indéfiniment. Je ne veux pas séparer mes projets de ceux d’un artiste démocrate, brave et généreux, qu’on ruine brutalement, parce qu’il a commis le crime d’envoyer des billets gratis à des ouvriers, d’avoir des employés et des acteurs républicains, d’être républicain lui-même, d’avoir fait jouer « la Marseillaise », etc. Tels sont les considérants de sa révocation. Nous reprendrons quand même nos projets de moralisation douce et honnête, pour lesquels le théâtre est un grand moyen d’expansion, et nous viendrons à bout de prêcher l’honneur et la bonté, en dépit de la censure et des commissions.

J’ai toujours vécu à Nohant de la vie de famille, presque sans relations avec le dehors, depuis que je ne vous ai vu. Maurice ne me quitte point ; c’est un bon fils, il vous aime et il vous embrasse tendrement.

Et vous, toujours calme, toujours tendre, toujours patient et sublime, vous pensez à nous quelquefois, n’est-ce pas, et vous nous aimez ? C’est une des consolations et la plus pure gloire de ma vie, ne l’oubliez pas, que l’amitié que je vous porte et que vous me rendez.

M. Pichon n’est pas seulement originaire du Berry, il est presque natif de mon village. Sa famille, qui est une famille de paysans, demeure porte à porte avec nous. Aucante va bien et vous aime.