Correspondance 1812-1876, 3/1849/CCCIV


CCCIV

AU MÊME


Nohant, 26 juillet 1849.


Mon frère bien-aimé,

Je vous ai écrit hier, j’ai envoyé à un ami que j’ai à Toulon et qui m’avait donné avis que vous faisiez voile pour Malte. Je lui écris de nouveau, il vous renverra ma lettre. Je vous donnais son nom et son adresse pour qu’il aidât à notre correspondance. À présent, que j’aime bien mieux vous savoir plus près de moi ! Ce sera, comme je vous l’écrivais, à Victor Borie, à la Châtre (Indre), que vous ferez bien d’adresser vos lettres. La curiosité inquiète de la police pourrait me priver de l’une d’elles, et cela ne ferait plus mon compte.

Pendant que j’y pense et pour en finir avec ces détails, je vous demandais dans cette lettre envoyée à Toulon, si vous aviez besoin d’argent ; car, en de pareils événements, on peut se trouver surpris et empêché d’aller où l’on veut, faute de cette prévision matérielle. Nous sommes d’ailleurs tous ruinés, et nous ne sommes pas de ceux qui ont sujet d’en avoir honte. Je vous demande donc de me traiter comme une sœur, comme j’en ai le droit, et, quelque peu qui me reste, comptez que ce peu est à vous.

Mon ami, je vous disais hier soir que vous aviez bien agi et bien pensé devant Dieu et devant les hommes ; que vous aviez accompli de grands devoirs et que vous aviez sujet d’être calme. Oui, je crois que vous êtes calme comme les anges, et, si vous ne l’étiez pas, vous seriez ingrat envers Dieu, qui vous a permis d’accomplir une aussi belle mission. Si vous avez échoué politiquement, c’est que la Providence voulait s’arrêter là, et que ce grand fait doit mûrir dans la pensée des hommes avant qu’ils en produisent de nouveaux.

Non, les nationalités ne périront pas ! Elles sortiront de leurs ruines, ayons patience. Ne pleurez pas ceux qui sont morts, ne plaignez pas ceux qui vont mourir. Ils payent leur dette ; ils valent mieux que ceux qui les égorgent ; donc, ils sont plus heureux.

Et, pourtant, malgré soi, on pleure et on plaint. Ah ! ce n’est pas sur les martyrs qu’il faudrait pleurer, c’est sur les bourreaux.

Plaignez ceux qui ne font rien et qui ne peuvent rien ; plaignez-moi d’être Française. C’est une douleur et une honte en ce moment-ci.

Je vis toujours calme et retirée à Nohant, en famille, aimant et sentant toujours la nature et l’affection. J’ai repris mes Mémoires, interrompus par un grand dérangement dans ma santé. Grâce à Raspail, j’ai été mon propre médecin et je me suis guérie. Jamais, depuis dix ans, je n’avais eu la force et la santé que j’ai enfin depuis deux mois. Voilà ce qui me concerne matériellement ; mais, moralement, je suis bien sombre dans le secret de mon cœur. Je tâche de ne pas penser, j’aurais peur de devenir l’ennemi ou tout au moins le contempteur du genre humain, que j’ai tant aimé, que j’ai oublié de m’aimer moi-même. Mais je ne me laisse point aller, je ne veux pas perdre la foi, je la demande à Dieu, et il me la conservera.

D’ailleurs, vous êtes là, dans mon cœur, vous, Barbès et deux ou trois autres moins illustres, mais saints aussi, mais croyants et purs de toutes les misères et de toutes les méchancetés de ce siècle. Donc, la vérité est incarnée quelque part ; donc, elle n’est pas hors de la portée de l’homme, et un bon prouve plus que cent mille mauvais.

Oui, je vous écrirai longuement ; mais, ce soir, je me hâte de fermer ma lettre pour qu’elle parte. Je veux que vous sachiez que je suis plus occupée de vous que de tout au monde. Écrivez-moi aussi. Ce n’est pas vous qui avez besoin de courage, c’est moi.

Bonsoir ! je vous aime ; Maurice et Borie aussi, soyez-en sûr.