Correspondance 1812-1876, 3/1849/CCCII


CCCII

À M. CHARLES PONCY, À TOULON


Nohant, juillet 1849.


Cher enfant,

Il y a longtemps que je veux vous écrire ; Mais, dans ce triste temps, on ose à peine causer avec ses amis. On se sent si démoralisé, si sombre ; on a tant de peine à ne pas devenir égoïste ou méchant ! On craint de faire du mal à ceux qu’on aime en leur disant tout le mal qu’on porte en soi-même. Et pourtant, tout cela est lâche et impie. Dieu abandonne ceux qui doutent de lui. Il ne fait de miracles que pour les croyants. C’est le scepticisme des vingt années de Louis-Philippe qui est cause de tout ce qui nous arrive.

Mais Rome croyait ! Rome espérait et combattait, hélas ! et nous l’avons tuée. Nous sommes des assassins, et on parle de gloire à nos soldats ! Mon Dieu, mon Dieu, ne nous laissez pas plus longtemps douter de vous ! Il ne nous reste qu’un peu de foi. Si nous perdons cela, nous n’aurons plus rien.

J’espère que Mazzini est sauvé de sa personne. Mais son âme survivra-t-elle à tant de désastres ? Vous avez raison quand vous dites qu’il a vécu trente ans pour mourir comme il va mourir un de ces jours ; car l’Europe est livrée aux assassins, et, s’il ne se jette pas dans leurs mains, il y tombera, tôt ou tard. J’ai reçu de lui une lettre admirable. Mais je ne vous dirai pas quels sont ses projets. Je crains que le secret des lettres ne soit pas respecté à la poste.

Et vous, mon enfant, vous êtes fatigué, ennuyé de la vie de bureau. Vous regrettez le travail des bras, la vie de l’ouvrier. Je le conçois bien. Moi, je voudrais être paysan et avoir de la terre à bêcher huit heures par jour. Je fais pourtant un métier plus doux que le vôtre, puisque je suis libre de choisir mon genre de travail sédentaire. Mais je n’ai le cœur à rien. Tout ce qui est écrit ou à écrire me semble froid. Les paroles ne peuvent plus rendre ce qu’on éprouve de douleur et de colère, et, dans ces temps-ci, on ne vit que par la passion. Tout raisonnement est inutile, toute prédication est vaine. Nous avons affaire à des hommes qui n’ont ni loi, ni foi, ni principes, ni entrailles. Le peuple les subit. C’est au peuple qu’on est tenté de reprocher l’infamie des gens qui le mènent, le trompent et l’écrasent.

Ah ! mon enfant, quelle affreuse phase de l’histoire nous traversons ! Nous en sortirons d’une manière éclatante, je n’en doute pas. Mais, pour qu’une nation démoralisée à ce point se relève et se purifie, il faut qu’elle ait expié son égoïsme, et Dieu nous réserve, je le crains, des châtiments exemplaires !

Rien de nouveau ici. Maurice, Borie et Lambert partagent toujours ma vie retirée. Nous nous occupons en famille ; nous tâchons de ne donner que quelques courtes heures aux journaux et aux commentaires indignés que leur lecture provoque. Malgré soi, on y revient plus souvent qu’on ne voudrait. Du moins, nous avons la consolation d’être tous du même avis et de ne pas nous quereller amèrement, comme il arrive maintenant dans beaucoup de familles. Les intérieurs subissent généralement le contre-coup du malheur général. Le nôtre est uni et fraternel. Nous nous affligeons ensemble et d’un même cœur. Nous tâchons de nous donner de l’espoir les uns aux autres, et souvent c’est le plus désolé qui s’efforce de consoler les autres.

Aimez-moi toujours, mon enfant. La douleur doit rapprocher et resserrer les liens de l’affection. Je vous bénis bien tendrement, ainsi que Solange et Désirée. Mes enfants vous embrassent.