Correspondance 1812-1876, 3/1848/CCLXXXIX


CCLXXXIX

À M. ARMAND BARBÈS, AU DONJON DE VINCENNES


Nohant, 1er  novembre 1848.


Cher ami,

Je suis toute triste et consternée de n’avoir pas de vos nouvelles depuis si longtemps. Je sais que vous vous portez bien (si on ne me trompe pas pour me rassurer !). Mais je suis inquiète quand même, parce que j’espérais que vous pourriez m’écrire, et apparemment vous ne l’avez pas pu. N’avez-vous pas reçu une lettre de moi, une seule ; car on ne m’a pas fourni, depuis, d’autre occasion et d’autre moyen de vous écrire. Je n’ose vous rien dire ; d’ailleurs, que vous dirais-je que vous ne sachiez aussi bien que moi ? Les événements sont tristes et sombres partout ; mais l’avenir est toujours clair et beau pour ceux qui ont la foi. Depuis mai, je me suis mise en prison moi-même dans ma retraite, qui n’est point dure et cruelle comme la vôtre, mais où j’ai peut-être eu plus de tristesse et d’abattement que vous, âme généreuse et forte ! j’y ai même été moins en sûreté ; car on m’a fait beaucoup de menaces. Vous savez que la peur n’est point mon mal, et nous sommes de ceux pour qui la vie n’est pas un bien, mais un rude devoir à porter jusqu’au bout. Cependant, ces cris, ces menaces me faisaient mal, parce que c’était l’expression de la haine, et c’est là notre calice.

Être haï et redouté par ce peuple pour qui nous avons subi physiquement ou moralement le martyre depuis que nous sommes au monde ! Il est ainsi fait et il sera ainsi tant que l’ignorance sera son lot. Pourtant, on me dit que partout il commence à se réveiller, et en bien des endroits on crie aujourd’hui : « Vive Barbès ! » là où l’on criait naguère (et c’étaient souvent les mêmes hommes) : « Mort à Barbès ! » — « Eh ! mon Dieu, me disais-je, ce martyre, il l’a déjà subi mille et mille fois, et il l’a cherché à tous les instants de sa vie. C’est sa destinée d’être le plus haï et le plus persécuté, parce qu’il est le plus grand et le meilleur. »

Je fais souvent des châteaux en Espagne, c’est la ressource des âmes brisées. Je m’imagine que, quand vous sortirez d’où vous êtes, vous viendrez passer un an ou deux chez moi. Il faudra bien que nous nous tenions tous cois, sous le règne du président, quel qu’il soit ; car la partie, comme vous l’entendiez, est perdue pour un peu de temps. Le peuple veut faire un nouvel essai de monarchie mitigée : il le fera à ses dépens, et cela l’instruira mieux que tous nos efforts. Pendant ce temps-là, nous reprendrons des forces dans le calme, nous apprendrons la patience dans les moyens, les partis s’épureront et l’écume se séparera de la lie. Enfin, la nation mûrira, car elle est moitié verte et moitié pourrie… Et peut-être que, dans cet intervalle, nous aurons les seuls moments de bonheur que vous et moi aurons connus dans notre vie. Il nous sera permis de respirer, et l’air de mes champs, l’affection et les soins de ma famille vous feront une nouvelle santé et une nouvelle vie.

Laissez-moi faire ce rêve. Il me console et me soutient dans l’épreuve que vous subissez.

Adieu. L’ami, l’ami qui vous porte ma lettre, essayera de vous voir. S’il ne le peut, il essayera de vous la faire tenir et de me rapporter un mot de vous. Mon fils vous embrasse tendrement et nous vous aimons.

GEORGE.