Correspondance 1812-1876, 3/1848/CCLXXIX


CCLXXIX

AU CITOYEN LEDRU-ROLLIN, À PARIS


Nohant, 28 mai 1848.


Cher concitoyen,

Vous ne savez pas que j’écris dans un journal qui vous est hostile, à vous personnellement moins qu’à tout autre, mais qui se fâche de beaucoup de choses et de beaucoup de gens sans que je sois solidaire de toutes les sympathies et de toutes les antipathies de la Rédaction en chef. Vous n’avez pas le temps de lire les journaux sans doute ; mais vous aviez naguère celui de causer de temps en temps quelques minutes avec moi, et je vous impose de me lire ; ce qui, j’espère, ne vous prendra guère plus de minutes qu’à l’ordinaire.

C’est parce que probablement vous ne savez pas que je rédige dans la Vraie République que je veux que vous le teniez de moi ; et ce que je veux que vous sachiez aussi, c’est que je n’accepte pas la responsabilité des attaques contre les personnes ; c’est pour cela que je signe tout ce que j’y écris.

Lorsque j’ai consenti à cette collaboration, la lutte n’était pas dessinée ; en la voyant naître, j’ai vainement essayé de la tempérer. Mais l’événement du 15 mai est venu, et il y aurait eu lâcheté de ma part à me retirer. Voilà pourquoi je reste attachée à un journal qui vous traite collectivement de Roi, de Consul, de Directoire, etc., et qui vous reproche de rester au pouvoir quand Barbès est en prison. Cela me fait une position fausse et que je dois subir dans mon petit coin, comme beaucoup d’autres la subissent sur un plus grand théâtre. Je reste persuadée que vous ne devez pas abandonner le terrain à la réaction sans avoir essayé de la briser. Mais je ne puis pas dire cela dans ce journal. Ce serait inopportun et imprudent ; ce serait peut-être agir contrairement à la voie que vous avez résolu de suivre, quant aux moyens.

En fait de politique proprement dite, je suis on ne peut plus incapable, vous le savez. Mais je vous demande une chose, c’est de me faire signe quand vous consentirez à ce que je dise dans ce même journal, qui vous attaque, et où je garderai toujours le droit d’émettre mon avis sous ma responsabilité personnelle, ce que je sais et ce que je pense de votre caractère, de votre sentiment politique et de votre ligne révolutionnaire.

Si vous n’avez pas le temps d’y songer, je ne vous en voudrai point et je ne me croirai pas indispensable à votre justification auprès de quelques personnes dont le jugement ne vous est pas indispensable non plus. Mais, pour l’acquit de ma conscience, de mon affection, je me dois (au risque de faire l’importante) de vous dire cela ; vous le comprendrez comme je vous le donne, de bonne foi et de bon cœur.

On me dit ici que j’ai été compromise dans l’affaire du 15 mai. Cela est tout à fait impossible, vous le savez. On me dit aussi que la commission exécutive s’est opposée à ce que je fusse poursuivie. Si cela est, je vous en remercie personnellement ; car ce que je déteste le plus au monde, c’est d’avoir l’air de jouer un rôle pour le plaisir de me mettre en évidence. Mais, si l’on venait à vous accuser de la moindre partialité à mon égard, laissez-moi poursuivre, je vous en supplie. Je n’ai absolument rien à craindre de la plus minutieuse enquête. Je n’ai rien su ni avant ni pendant les événements, du moins rien de plus que ce qu’on voyait et disait dans la rue. Mon jugement sur le fait, je ne le cache pas, je l’écris et je le signe ; mais je crois que ce n’est pas là conspirer.

Adieu et à vous de tout mon cœur.

GEORGE SAND.