Correspondance - Lettre du 10 janvier 1918 (Asselin)

Histoire du ⁁bon Chien Marion,


écrites en lettres cubiques par le major Olivar Asselin, officier en disponibilité, pour son fils Pierre, âgé de 8 ans le 14 janvier 1918, élève-canonnier dans la belle marine française.

Mon cher Pierre,

Il y a au 10e de réserve un chien si beau, si bon, si fin, que je me dis toujours en le regardant : « si Pierre avait un chien comme ça ! »

Mais il faudrait que tu recommences son éducation, car c’est un chien de militaires : il ne n’aime pas du tout les civils. Peut-être aussi qu’en mettant ta casquette allemande et en empruntant le fusil ap à Paul_ tu pourrais te faire aimer de lui. Ce n’est qu’un chien, après tout ; et comme il n’a jamais vu de soldats ale allemands, il y aurait peut-être moyen de le tromper sur l’uniforme.

Il s’appelle Marion. Je ne sais pas de quelle race il est, car j tu sais que nous n’avons jamais eu de chiens, et je ne les ai jamaispas étudiés. Je crois seulement que c’est un barbet, car il a de la barbe jusque dans les yeux. Peut-être aussi que c’est un ratier. Pourquoi suis-je sous l’impression que ? c’es ce pourrait être un ratier ? Je n’en sais rien : je ne lui ai jamais vu prendre de rats. Mais il me semble qu’avec son u n un museau comme le sien il pourrait en attraper. Quand je vois le gros nez épaté de mon Pierrot, je n’ai pas besoin de l’entendre (Pierrot, pas le nez) pour savoir que c’est un farceur, et un gaulois. Eh bien, pour Marion, c’est la même chose ; s’il ne prend pas de rats, il devrait en prendre.

Il a le poil ni long ni court, mais frisé, et couleur noisette, comme tu* verras par l’échantillon que j’ai col je colle en marge. On l’a tondu des épaules au bout de la queue, j’essaie de dessiner ici son portrait :



Je ne puis pas dessiner son œil, qui est trop doux. Je m’aperçois aussi que je lui ai mis une crinière, que je lui ai fait un corps trop long, qu’il a une queue et des pattes de lion. Mais à part cela il est très bien, comme dans la chanson à de ton oncle Marchand.

Il est au D? 10e depuis une dizaine de mois. Un officier l’apporta dans sa poche, alors qu’il avait un mois environ. Il a grandi dans le bataillon. Le jour, il fait l’exercice et la manœuvre, sansI? y jamais manquer. Quand les soldats marchent en colonne, le colonel ou son second vient d’abord, puis, un peu à gauche, l’adjudant, puis le sergent-major, puis ? les quatre compagnies, chacune avec son capitaine en tête, comme tu as vu aux Bermudes. Le bon chien Marion trotte et gambade toujours devant le sergent-major, comme ceci : ┌─────────────────────────────────────────────────┘



Aux carrefours, qui est la croisée des chemins, il s’assit sur son derrière face au sergent-major, se agite ⁁la sa col queue et sesles oreilles, interroge de l’œil sur la route à prendre. De temps en temps il s’arrête pour voir défiler la colonne, ou bien il court sur le flanc pour voir si tout est en bon ordre. Mais il il revient aussitôt prendre sa place. À l’exercice de section ou d’escoade, il va d’une section ou d’une escouade à l’autre avec l’officier qu’il juge être au commandement. Quands’ il voit que tout va bien, il court joyeusement en secouant la queue. Quand au contraire il s’aperçoit que l’officier est de mauvaise humeur, il jappe, éternue, comme pour dire : « Tas te feignants, est-ce que vous ne pourriez pas mieux vous conduire ? » Dans les charges à la baïonnète, c’est lui qui court en tête, aboyant, hurlant, sautant le fils fil barbelé, les tranchées, et se retournant de temps à autre pour appeler les soldats. Il encourage les soldats qui tombent, attend qu’ils se relèvent puis repart en avant.
Asselin - 1918-01-10 - 06M CLG72B1D29 10-01-1918 (page 3 crop)
Asselin - 1918-01-10 - 06M CLG72B1D29 10-01-1918 (page 3 crop)

Naturellement, tous les soldats le connaissent et l’aiment. Le Aux heures des repas, il va, comme Pierre, faire ses visites ; il arrive aux cuisines, au réfectoire. Comme Pierre, il est trop poli pour demander, mais, assis sur son petit derrière, il vous regarde par en-dessous, avec l’air de dire : « Moi, je mangerais bien de ces bonnes choses-la. » et on le bourre de soupe, de viande, de desserts. Pour manger, il va chez les hommes : pour se distrai on dirait qu’il les sent moins égoïstes, plus près des bêtes ; mais il passe ses soirées et ses dimanches chez les officiers, car c’est un chien de gentlemen. Comme il n’a pas rer appris de catéchisme ni aucune espèce de bible, il aime également les catholiques, les juifs, les protestants ; et tout le monde le lui rend. On a remarqué qu’il montrait même dans la plupart des choses beaucoup plus d’esprit que ses maîtres. Il y a aussi au mess un gros chat noir, qui ne veut pas le voir (car les chats ne sont jamais aussi bons que les chiens) : lui, Marion, au lieu de chercher chicane à ce vilain chat, il l’évite ; quand le major DeSerres ou un autre, pour s’amuser, le souque contre lui, il fait semblant de rugir, de le mordre, x? mais il ne lui touche jamais.

Il est très propre. De temps en temps on le conduit sous les douches, pour le laver. Pendant qu’on le savonne et que l’eau lui tombe sur le dos, il reste immobile sur son derrière, happant avec sa langue l’eau qui lui coule au bord des lèvres. Le soir, il vient demander l’hospilaté ⁁pour la nuit aux officiers, tantôt dans une chambre, tantôt dans l’autre, en battant de la queue contre la porte, avec une espèce de gémissement. si S’il ressent durant la nuit un petit besoin, il fraffe avec sa queue la chaudière aux vidanges, jusqu’à ce qu’on lui ouvre la porte. L’autre jour, un soldat qui avait retiré sur sa solde quinze shillings, c’est-à-dire $3.75, acheta, au prix de cinq shillings, un flacon de parfum, parfuma Marion des pieds à la tête, et l’emmena se promener en ville avec lui. Tu peux t’imaginer si le bon Marion était content ! celà te montre combien il est + Il y a encore beaucoup de choses que fait le bon chien Marion, mais je laisse à mon cher petit Pierre le plaisir de les deviner. J’en ai dit assez pour faire comprendre à un petit garçon ⁁intelligent combien; il été est aimé, et tout ce qu’il a gagné à être bon. Depuis quelques jours il est malade s, et trois fois par jour, en entrant au mess, tous les officiers demandent : « Comment va Marion ?;» et lui apportent, avec des friandises, des caressent: Crois-tu, mon cher Pierre, qu’on s’intéresserait autant à un chien méchant, ou malpropre ?

? Comme le bon chien Marion, sois toujours obligeant, aimable, et tout le monde t’aimera. Ainsi soit-il.

Je t’embrasse, et je t’envoie

une ? chaude léchade du bon chien Marion.

Papa.


P. S. — Je souffre beaucoup de ne savoir pas dessiner : ne manques pas d’occasions d’étudier le dessin. Ton oncle Jules et ta tante Eliza te donneront des leçons – c’est tout




Fin de l’histoire du bon chien
Marion
Witley-Camp, en Angleterre,
10 janvier-




Portrait fidèle du ⁁bon chien Marion recevant sa ration de friandises. On les lui met sur le bout du nez, il les fait sauter en l’air et il les attrape au vol. Mais pour remuer, il attend le commandement.

Ce portrait a été fait par un officier du 10e pour M. Pierre Asselin, écolier, elève-canonnier.

Papa.