Correspondance - La Flotte et l’Armée coloniale

Correspondance - La Flotte et l’Armée coloniale
Revue des Deux Mondes4e période, tome 160 (p. 455-467).
CORRESPONDANCE


Monsieur le Directeur,

J’ai l’honneur de vous adresser une Étude comparative des fonctions de la flotte et de l’armée coloniale.

Quoique la Revue des Deux Mondes, par la plume de plusieurs de ses collaborateurs, ait déjà pris parti pour le rattachement à la Guerre, j’espère qu’en raison du grand intérêt que présente la question pour l’avenir de la France, vous voudrez bien me permettre de placer sous les yeux de vos lecteurs les motifs qui me semblent justifier une opinion contraire.

Veuillez agréer...

DE PENFENTENYO.

25 juin 1900.


LA FLOTTE ET L’ARMÉE COLONIALE


I. — QUELQUES LEÇONS D’HISTOIRE ET DE STRATÉGIE NAVALE

Les Français, race éminemment guerrière, mais continentale, ont eu, de tout temps, une fausse conception de l’emploi des forces navales. Peuple de soldats, la mer, — qu’ils ne connaissent pas ou qu’ils ne connaissent que par ses plages de bains, — la mer est pour eux un obstacle qu’il faut savoir franchir ; leur horizon stratégique ne va guère au delà ; il leur semble qu’une fois l’obstacle franchi et le pied mis sur la terre ferme, leurs qualités propres se retrouveront sur leur véritable élément. Volontiers, comme Énée, ils brûleraient leurs vaisseaux.

Les Anglais, peuple insulaire, raisonnent tout autrement. Bien loin d’être un obstacle, la mer est pour eux la grande voie de communication qui rapproche tous les peuples en temps de paix, la grand’route dont la possession assure la suprématie en temps de guerre, parce que la liberté de l’Océan est la seule base de toute opération militaire à l’extérieur. Cette conception du rôle de la mer a été, est et restera toujours un des facteurs les plus importans de la terrible expansion de la race anglo-saxonne.

Par tempérament, l’Angleterre a donc toujours fait de bonne stratégie navale : elle a toujours visé, avant tout, à détruire l’ennemi flottant, chaque fois qu’elle a pu l’atteindre avec une supériorité de forces décisive, pendant que la France n’a jamais pu s’élever à la hauteur d’une conception si simple, mais si générale.

Ouvrons l’histoire. L’ouvrage du Captain Mahan de la marine américaine sur l’Influence de la puissance maritime dans l’histoire va nous servir de guide. En parcourant toutes les phases des opérations maritimes qui ont abouti à la perte du vaste empire colonial que possédait la France à la fin du XVIIIe siècle, nous constaterons toujours les mêmes fautes dérivant des mêmes erreurs de principe. Nos chefs d’escadre ont toujours négligé la destruction de l’ennemi flottant, pour poursuivre des buts de moindre importance première.

Nous ne nous arrêterons pas aux maréchaux de camp qui, sous Louis XV et Louis XVI, ont souvent commandé nos forces navales ; nous ne nous arrêterons pas même à d’Estaing, originaire du Cantal, ancien colonel d’infanterie, qui néglige en maintes circonstances d’écraser des forces anglaises inférieures en nombre à celles dont il dispose ; d’Estaing a expié toutes ses fautes par sa bravoure et par sa fin tragique. Nous ne voulons analyser ici que les manœuvres de l’amiral comte de Grasse, chef des escadres françaises et espagnoles coalisées, à la fin de la guerre de l’Indépendance américaine, contre les forces navales de l’Angleterre.


Le 29 avril 1781, de Grasse craint d’exposer son convoi, et ses 24 vaisseaux se bornent à échanger une canonnade à grande distance, avec les 18 vaisseaux de l’amiral Hood.

En février 1782, de Grasse s’estime satisfait de la capitulation de San-Christophe et, fort de 33 vaisseaux, il laisse échapper Hood qui ne peut en opposer que 22.

Le 9 avril 1782, avec les mêmes 33 vaisseaux, il évite de s’engager à fond contre l’avant-garde anglaise, que, par une heureuse faveur du destin, il rencontre isolée. C’est qu’une grande expédition combinée contre la Jamaïque a été décidée par la France et l’Espagne ; pour le Français et l’Espagnol, la mer est l’obstacle qu’il faut franchir rapidement sans s’attarder, sans surtout s’affaiblir par de vaines luttes nautiques.

De Grasse perd donc trois fois, en moins d’un an, l’occasion de combattre la flotte anglaise avec une supériorité écrasante. Il néglige l’objectif stratégique, qui est la liberté de la mer, la possession certaine de la grande voie de communication, pour s’hypnotiser sur le but, qui est le débarquement et la prise de possession du territoire. En cela, de Grasse est bien Français ; j’ajouterais volontiers qu’il est bien soldat. Presque tous les Français renferment un soldat, bien peu cachent un marin.


Morale. — L’amiral anglais Rodney rallie son avant-garde, et le 12 avril 1782, dans la célèbre bataille navale des Saintes, de Grasse, cinq vaisseaux français, tout le train de l’artillerie destiné à réduire la Jamaïque tombent entre les mains de l’ennemi. L’expédition projetée avorte naturellement ; toutes les îles précédemment conquises par la prudente tactique des Alliés se détachent comme des fruits mûrs, et deviennent une proie facile pour ceux qui ont su se rendre maîtres de la mer des Antilles.


Seize ans plus tard, le gouvernement de la République confie à Bonaparte une mission grandiose. Il s’agit de conquérir l’Égypte et d’en faire un point d’appui pour combattre les Anglais dans l’Inde.

Après avoir providentiellement échappé aux actives investigations de Nelson parcourant en tous sens la Méditerranée, l’énorme convoi de 200 voiles que conduisait Brueys arrive le 30 juin 1798 en vue d’Alexandrie. L’escadre anglaise a quitté ces parages depuis quarante-huit heures à peine. Dès le lendemain, le général en chef de l’armée d’Italie met le pied sur la vieille terre des Pharaons, à la tête d’une armée qui a déjà débordé au delà du Rhin et de l’Adige. L’obstacle est vaincu.

Mais la flotte de Brueys est mal équipée et mal armée ; bien avant le départ de Toulon, on y a constaté de « nombreux déficits en gens de mer ; » tous les équipages sont incomplets ; ils se ressentent, au point de vue de la discipline, des influences néfastes des clubs de la Terreur. Leurs officiers, recrutés à la hâte dans la marine marchande, sont à coup sûr « d’un civisme éprouvé, » mais ils sont ignorans ou incapables comme militaires. « L’escadre française manque de manœuvriers, » écrivait son chef.

Bref, après l’éclatante victoire des Pyramides, la conquête du Caire et de la haute Égypte, la base d’opération la plus indispensable pour une expédition lointaine vient à manquer à la suite du désastre de la flotte devant Aboukir ; le ravitaillement en hommes et en matériel est désormais impossible, et moins de trois ans après, malgré l’énergie des- Kléber, Desaix et Menou, cette armée superbe se trouve réduite à un état de détresse lamentable. Minés par la faim, décimés par la peste, nos soldats disparaissent sous les efforts réunis des Turcs et des Anglais.


La perte du Canada, celle de la Louisiane, celle de l’Egypte, et la fin déplorable de l’armée du général Leclerc à Saint-Domingue n’ont été que les conséquences inéluctables des mêmes erreurs de conception stratégique : absence de toute base d’opération solide du côté de l’Océan.


Nous croyons donc pouvoir conclure que, si nous avons perdu dans le passé un empire colonial plus important que celui que nous avons aujourd’hui, c’est que la France, ou bien ne possédait pas alors la flotte nécessaire pour assurer à son profit la liberté des mers, ou bien, possédant cette flotte, l’a toujours détournée de son véritable but : détruire l’ennemi flottant, pour s’assurer la possession des grandes voies de communication.


II. — POLITIQUE NAVALE DE LA FRANCE ET DE L’ANGLETERRE DEPUIS CINQUANTE ANS

En 1855, à l’époque de la guerre de Crimée, la flotte française est en tous points comparable à celle de l’Angleterre ; le vaisseau le Napoléon, conçu et construit par le génie de Dupuy de Lôme, est le roi de l’Océan. En 1859, l’apparition de la Gloire, que nous devons au même ingénieur, renverse toutes les conceptions de l’art naval et entraîne une refonte générale de toutes les flottes. C’est assurément, pour la marine française, le moment de se mettre sérieusement à l’œuvre et de conserver une avance qu’elle semble avoir acquise ; mais personne n’y songe. Napoléon III prépare par sa politique des nationalités l’unification de l’Italie et de l’Allemagne : il aboutit au désastre de Sedan, et, dès 1870, la flotte anglaise possède une sérieuse avance sur la nôtre.

Qu’avons-nous fait depuis lors ? Pendant plusieurs années, nous sacrifions la Marine sur l’autel de la Patrie[1], sous prétexte qu’elle coûte fort cher et qu’il faut combler le déficit d’une rançon de cinq milliards ; puis nous nous noyons dans les questions de la politique intérieure. L’anticléricalisme, les décrets de Jules Ferry, les lois intangibles, absorbent toutes nos forces vives ; les palais scolaires, les chemins de fer électoraux dévorent toutes les ressources de nos finances et nous conduisent à l’abandon de notre influence en Égypte, à la tactique des « petits paquets » au Tonkin, à l’évacuation des Pescadorès en Chine, parce que ces îles n’ont qu’un intérêt stratégique.

Pendant que nous compromettons ainsi tout avenir maritime pour la France et que nous usons trente-deux ministres de la marine en trente ans, l’Angleterre, fidèle à ses traditions, vote le Naval Defence Act, à l’instigation de lord Charles Beresford ; elle double l’importance de sa flotte déjà considérable, et, suivant l’audacieuse expression de ce marin clairvoyant qui commande aujourd’hui une des escadres de la Méditerranée, elle la met sur le pied nécessaire, pour pouvoir, en temps de guerre, faire reculer ses frontières maritimes jusqu’à la limite des eaux territoriales de tous ses adversaires. L’Angleterre travaille et confisque ainsi à son profit la liberté des Océans ; elle se met par là en mesure de transporter en toute sécurité 250 000 hommes dans l’Afrique du Sud, malgré les protestations de toute la presse de l’Europe, malgré les sympathies de toutes les puissances pour les petits peuples qu’elle écrase. Demain, elle réunira le Cap au Caire par ses voies ferrées, et nous ne voyons vraiment pas qui pourrait s’y opposer.


Pendant que nos voisins comprennent merveilleusement que la faculté de détruire tout adversaire flottant est le premier but à atteindre, la seule base solide d’une entreprise lointaine et de la sécurité des colonies, la France crée un nouveau ministère pour satisfaire la vanité de quelques gros personnages et l’ambition de quelques bureaux ; elle se préoccupe, avant tout, de mettre de nombreux postes bien rétribués à la disposition des politiciens de tout ordre dont il faut rémunérer les services rendus à des patrons influens. Son tempérament essentiellement continental ne lui permet pas de comprendre qu’un ministre des Colonies est chez elle un non-sens, que des colonies prospères et une armée coloniale puissante ne seront que des rêves chimériques, de graves erreurs stratégiques et financières, tant qu’elle ne possédera pas la flotte nécessaire pour se faire craindre et respecter sur l’Océan.

Quelle figure allons-nous faire au milieu des graves événemens qui semblent se préparer en Chine, événemens dont le facteur principal, pour peu que la politique internationale les embrouille, sera encore la liberté des mers ?

La marine d’escadre, si onéreuse qu’elle soit, n’est pas un luxe ; elle est une nécessité de tout premier ordre pour une puissance qui veut posséder et défendre de vastes domaines à l’extérieur. L’Allemagne le comprend à merveille ; c’est avec un parfait à-propos que son empereur a pu s’écrier récemment : « Quelle magnifique part du gâteau chinois nous aurions pu nous tailler, si nous n’avions pas attendu si tard pour nous donner la flotte de guerre qui nous manque ! »


À cette heure, pour la deuxième fois, la France s’est constitué un vaste empire colonial ; si elle ne veut pas encore le perdre, il faut qu’elle se fasse un tempérament marin, qu’elle puise dans l’histoire du passé des enseignemens précieux et qu’elle cesse de se nourrir des chimères qu’une certaine littérature, soi-disant maritime, lui sert à bon compte.

Les sous-marins patronnés par la Marine Française et par M. Jean du Houguet dans la Presse, au détriment des mastodontes de cuirassés d’escadre, pas plus que les torpilleurs autonomes si éloquemment défendus par Gabriel Charmes il y a quelques années, ne seront jamais que de bons instrumens pour la défense des côtes et ne contribueront en rien à nous assurer la liberté de la grande voie de communication. N’est-il pas puéril de voir discuter encore ces questions au Parlement par des hommes qui s’insurgent contre les grands Conseils de la Marine, sous prétexte qu’ils sont anonymes et irresponsables ? N’est-il pas dérisoire de voir un employé de notre administration centrale s’arroger le droit d’éclairer l’opinion publique sur des questions techniques, parce que la politique a fait de lui un fonctionnaire de notre ministère ? Mais en France, chacun parle sur tout, même sur ce qu’il connaît le moins.


III. — L’ARMÉE COLONIALE DEVANT L’OPINION ET LE PARLEMENT

Depuis dix ans, de nombreux projets de loi relatifs à l’organisation d’une armée coloniale ont été soumis au Parlement. Le plus important émane de la commission mixte présidée, en 1891, par le chef d’État-major de l’armée, général de Miribel ; il faut en retenir deux principes fondamentaux, dictés par la réflexion et le bon sens, deux maximes que nous voudrions savoir désormais incontestées :

1° La nécessité de la spécialisation et de l’autonomie absolue des troupes coloniales, à tous les degrés de la hiérarchie ;

2° Le principe non moins important : — à la flotte, les luttes sur mer, — à l’armée, les luttes sur terre.

Pourquoi ces deux principes ne sont-ils pas depuis longtemps appliqués, et comment doit-on les comprendre ?

Survient la triste reculade de Fachoda !

Immédiatement l’opinion publique s’agite, la Presse et les Revues s’emparent de la question de l’armée coloniale, notre tempérament continental prend le dessus, et un écrivain distingué, M. Gandin de Villaine, dans le Gaulois, nous affirme que « c’est précisément parce que nous n’avons pas d’armée coloniale que nous avons subi la honte de Fachoda ! Pour que notre empire colonial ne se fût pas effondré au « premier coup de canon des Anglais, il aurait fallu, non pas des escadres qui, pas plus qu’au temps de Louis XIV et de Louis XV, ne défendront nos colonies, mais une défense coloniale bien préparée par un ministre et un état-major compétens, une organisation militaire assez puissante pour garder intacts les territoires de nos grandes possessions. »

Supposons qu’au moment de ces tristes événemens, une armée coloniale puissante et solidement organisée ait pu être transportée à Fachoda même, d’un coup de baguette féerique ; accordons, en outre, à notre flotte une ou deux victoires navales éclatantes, nous assurant momentanément la liberté de la Méditerranée. Nos cuirassés n’en eussent pas moins été contraints de rentrer dans nos arsenaux pour se réparer ; nous n’eussions plus disposé que de bâtimens trop anciens et trop démodés pour pouvoir les exposer, avec quelque chance de succès, à une troisième escadre anglaise composée de cuirassés modernes, frais et dispos, que l’Angleterre, grâce à son Naval Defence Act, eût encore pu mettre en ligne. La liberté des mers venant à nous faire défaut, le ravitaillement de l’armée de Fachoda serait devenu impossible : à la longue, elle eût inévitablement partagé le sort de l’armée de Bonaparte en Égypte.

Sommes-nous donc assez soldats pour ne pas comprendre que, si nous avons subi Fachoda, c’est parce que nous ne possédons pas la flotte indispensable pour nous faire craindre et respecter sur l’Océan ? C’est parce que le Cabinet qui a lancé le commandant Marchand à l’aventure n’a rien su prévoir des conséquences fatales du succès éventuel de sa mission ; c’est parce que, parmi tous les ministres qui se sont succédé à la rue Royale depuis vingt ans, il ne s’en est pas trouvé un seul qui ait osé réclamer, pour la flotte, les crédits nécessaires pour faire face à une situation qui devient tous les jours plus inquiétante par l’importance du temps perdu ; pas un seul n’a osé compromettre son portefeuille en protestant devant les Chambres contre le gaspillage de nos finances par le programme des palais scolaires et des chemins de fer électoraux. — Gouverner, c’est prévoir.

Comment ne comprenons-nous pas que, si la France a réalisé la conquête de la Cochinchine, celle du Tonkin et celle de Madagascar, c’est uniquement parce que la liberté des mers s’est trouvée garantie par l’état de paix ? L’Angleterre doit bien rire en sous-main : elle se rend sans doute compte que, si nous continuons à suivre les mêmes erremens, quand nous aurons employé nos richesses à de grands travaux d’assainissement, percé des routes, creusé des ports, élevé maintes fortifications sur les côtes de la grande Ile, au jour dit, la question de sa possession se résoudra dans la Méditerranée ; elle se détachera comme un fruit mûr, ainsi qu’il est arrivé autrefois pour les petites îles des Antilles.

Pas plus qu’au temps de Louis XV et de Louis XVI, la raison d’être des escadres n’est la défense directe du sol des colonies, la défense des arsenaux, celle des ports de commerce de la métropole ou de quelques points du littoral où il convient encore de maintenir des canons ; ce ne sont là que des accessoires ou des conséquences. La raison d’être des escadres est bien plus large : elle consiste à assurer la sécurité de la seule voie de communication qui puisse conduire aux colonies.

Il semble bon de le dire, en passant, à tous ceux qui président aux destinées de l’Algérie et de la Tunisie : en cas de guerre avec l’Angleterre, pas un soldat, pas un canon ne traverseront désormais la Méditerranée, si ce n’est par surprise ; tous les pointa seront gardés, et ces surprises seront bien rares.


Si on relit tout ce qui a été dit et écrit sur la question de l’armée coloniale, en se plaçant à ce point de vue qui nous paraît dominer tous les autres, on est surpris de constater la pauvreté des argumens présentés en faveur de son rattachement à la Guerre.

Après les flots d’éloquence versés devant la Chambre par le ministre compétent, par des représentans très autorisés de l’armée et par de nombreux orateurs, tous étrangers au métier de la mer, après des argumens irréfutables aux points de vue divers où ces orateurs ont cru devoir se placer, pouvait-on espérer que la compétence maritime et stratégique du Sénat replacerait la question sur son véritable terrain ? Évidemment non, et le principe du rattachement à la Guerre a été voté à une majorité écrasante, sans même que les marins de métier aient eu, officiellement tout au moins, à ouvrir la bouche.

Tous les argumens présentés avec tant de talent sont inspirés, comme ceux de M. Gaudin de Villaine, des angoisses que nous avons tous ressenties au lendemain des événemens de Fachoda ; nous nous empressons de rendre hommage aux nobles sentimens patriotiques qui les ont dictés, mais tous procèdent des mêmes conceptions stratégiques erronées, malheureusement bien françaises ; tous reposent sur une vaste erreur de principe.

Que pouvait-on répondre au ministre de la Guerre disant : « Le gouvernement, après avoir étudié la question du rattachement ou du maintien au ministère de la Marine, a pensé qu’à dater du jour où ce ministère s’était dessaisi des Colonies, on n’avait plus eu la moindre raison de lui maintenir les troupes de la marine ou troupes coloniales. »

Cette argumentation est à coup sûr très logique, au point de vue où le ministre a tenu à se placer. La création du ministère des Colonies a entraîné le décret du 4 septembre 1889, qui remet l’administration et le budget des troupes au département des Colonies ; elle a engendré le décret du 3 février 1890, qui confie à des gouverneurs civils le soin de la défense intérieure et extérieure ; tout récemment encore, elle a conduit à donner à ce département civil, légalement irresponsable, effectivement incompétent, la moitié la plus importante des points d’appui de la flotte sur l’Océan. Nous marchons logiquement, comme couronnement de l’œuvre, à donner à ce même ministère l’armée coloniale elle-même : le ministre de la Guerre et M. Chautemps ont eu soin de nous le faire pressentir. Que conclure, sinon qu’une première faute grave en entraîne nécessairement, par une chaîne ininterrompue, une foule d’autres ?


Le ministre de la Guerre et le président de la Commission de l’armée ont encore été très bien inspirés en développant devant la Chambre et le Sénat les considérations qui vont suivre :

« Qui recrute, qui alimente et qui arme les troupes coloniales ? Le ministre de la Guerre. Qui forme les officiers appelés à les commander ? Le ministre de la Guerre, à l’École polytechnique, à Fontainebleau, à Versailles pour l’artillerie et le génie, à Saint-Cyr, à Saint-Maixent pour l’infanterie. Plus tard, quand il s’agit de perfectionner les officiers qui seront appelés aux hautes fonctions de l’armée coloniale, qui les perfectionne ? Le ministre de la Guerre. Qui utilisera ces troupes ? Le ministre des Colonies aux colonies, le ministre de la Guerre en France. — Ni par leur origine, ni par leur éducation, ni par leur destination, ces troupes ne s’imposent au ministère de la Marine. »

Tout cela est fort spécieux. Nous répondons sans hésiter : Oui, c’est au ministre de la Guerre seul qu’incombent tous ces soins, parce que, du moment où il s’agit de recruter, d’armer, d’instruire et de perfectionner des soldats et des officiers de troupes, la Marine ne possède pour cela aucune compétence. Mais, une fois ces soldats armés et instruits, une fois l’armée coloniale spécialement organisée en vue du service aux colonies qui est sa raison d’être, elle doit relever du département ministériel qui est seul compétent pour assurer la sécurité de son transport, celle de son débarquement et de son ravitaillement ; elle doit relever du département qui possède seul la connaissance des climats sous lesquels elle opère, qui seul peut connaître des moyens les plus propres pour satisfaire à ses besoins, et avec lequel elle devra fort souvent agir de concert.

A chacun son rôle, voilà la vraie doctrine.

En revanche, il fallait imposer à la Marine de donner à cette armée coloniale un budget spécial, un état-major général spécial et des comités spéciaux, constitués en vue des opérations à terre dans lesquelles les marins n’ont pas à intervenir ; c’était le plus sûr moyen d’assurer la spécialisation et l’autonomie si judicieusement recommandées par le général de Miribel. Cet état-major spécial n’eût statué de concert avec celui de la flotte, et sous la présidence d’un marin, que pour les opérations combinées, parce que ce genre d’opérations comporte toujours des questions de métier que les marins sont seuls à connaître ; en s’éloignant des rivages, hors de portée de nos canons, l’armée coloniale n’eût relevé que de ses chefs naturels. Avec le rattachement à la Guerre, au contraire, le principe de l’autonomie semble bien compromis, quelque soin que l’on prenne de confier à la loi les clefs des portes de pénétration de l’armée métropolitaine. Où ces clefs seraient-elles mieux gardées que dans un ministère indépendant de celui de la Guerre ?

Cette organisation n’eût aucunement empêché de placer, du jour au lendemain, sous les ordres du ministre de la Guerre, la portion de l’armée coloniale stationnée dans la métropole ; comme par le passé, elle lui eût apporté, en cas de guerre continentale, sans à-coup, sans hésitation, sans conflit, un concours aussi précieux que celui des troupes de l’infanterie de marine à Bazeilles.


IV. — LA DEFENSE DES COTES

Rappelons tout d’abord le très judicieux principe du général de Miribel : « A la marine les luttes sur mer, à l’armée les luttes sur terre. »

Dans un discours très humoristique et fort applaudi, mais par trop optimiste, en ce qui concerne l’état de défense, au matériel et au personnel, de certains points importans de notre littoral, le ministre de la Guerre a fait passer, avec beaucoup d’originalité, sous les yeux de la Chambre toutes les opérations d’embarquement, de débarquement, et... de rembarquement d’un adversaire idéal qui tenterait d’envahir nos côtes. Il a démontré, avec autant d’esprit que d’à-propos, que la question s’est bien transformée depuis le siècle de Louis XIV et le règne de Napoléon, que la véritable défense des côtes se trouve à 50, 60, 70 et même 80 kilomètres du littoral, là où sont situés les nœuds importans de nos voies ferrées.

Cette partie de la défense, la plus importante à coup sûr, appartient sans conteste au département de la Guerre.

Mettant ensuite en parallèle un ministre de la Marine acceptait de manœuvrer avec un pied sur l’eau et l’autre sur terre, et un ministre de la Guerre acceptant la responsabilité de la défense d’une maison dont les portes ne lui auraient pas été confiées, le général de Galliffet a excité l’hilarité générale et a conclu, aux applaudissemens de la Chambre : « Le ministre de la Marine sur l’eau, le ministre de la Guerre sur terre ; hors de là, pas de salut. »

En France, on a toujours raison, quand on a su mettre les rieurs de son côté.

N’en déplaise à un ancien général de cavalerie, les canonniers des batteries de forteresse, si exercés qu’ils soient à des tirs sur des buts mobiles, ne sont nullement préparés au tir sur des buts flottans ; les artilleurs de terre sont eux-mêmes bien trop mobiles et bien trop nombreux, pour pouvoir y être convenablement éduqués ; les règles de tir de l’artillerie de campagne, celles de l’artillerie de siège et de forteresse ne sont pas les mêmes que celles de l’artillerie de la Marine pour le tir de côtes, puisque les unes et les autres ont été l’objet de manuels distincts. Un artilleur de terre ne saura généralement pas distinguer un navire de commerce d’un navire de guerre, un bâtiment ami d’un bâtiment ennemi, ce qui ne manque pas de constituer parfois, pour les marins eux-mêmes, une difficulté sérieuse ; les canonniers de l’artillerie de la marine, corps plus restreint, y sont au contraire bien préparés. M. Lockroy, guidé sans doute par une des personnalités intelligentes de la Marine qu’il a su atteler à son char, M. Lockroy a très spirituellement fait ressortir que le ministre de la Guerre prétend combattre sur l’Océan et livrer des combats navals ; son discours est à relire, en raison des nombreuses et très hautes autorités de toutes provenances qu’il cite à l’appui de sa thèse.

Sans altérer la conclusion si logique du général de Galliffet et sans en dénaturer l’esprit, nous croyons pouvoir en modifier les termes, pour mieux préciser la nature des buts à viser et laisser moins de place à la dualité des deux départemens : Au ministre de la Marine seul, les luttes sur mer, c’est-à-dire la défense du territoire contre tout ennemi flottant ; — au ministre de la Guerre seul, les luttes sur terre, c’est-à-dire le soin de rejeter r ennemi à la mer dès qu’il a mis pied à terre.

Suivant cette formule, « chacun se trouverait dans son véritable métier. » Au ministre de la Guerre, le soin de réclamer du gouvernement une sage distribution des nœuds importans de nos chemins de fer, pour lui permettre, aussi bien pour nos frontières maritimes que pour nos frontières terrestres, de porter ses troupes en temps opportun sur le point qui serait menacé ; à lui encore, l’organisation de la défense de certains points stratégiques, dans le Cotentin par exemple, dont il serait difficile de déloger l’ennemi, s’il venait à s’en emparer. A la Marine, en revanche, la défense de ses arsenaux et de leurs approches contre tout ennemi flottant qui voudrait essayer de les détruire ; à elle encore, le soin de la défense sur les rares points du territoire où il peut être encore nécessaire d’entretenir des batteries contre les insultes du large.

Est-ce à dire que nous nous séparons de M. le comte d’Agoult, quand il critique vertement les agglomérations d’officiers de vaisseau servant à terre où ils se déforment et oublient le métier de la mer ? Non, certes ; il importe de réduire dans la plus large mesure les proportions de la Marine des bureaux par rapport à la Marine qui navigue et qui combat. Pour occuper les trop nombreuses fonctions qui ne peuvent être convenablement remplies à terre que par des officiers possédant la connaissance des choses de la mer, nous eussions créé un cadre sédentaire, distinct du cadre actif, mais comportant un avancement régulier suivant les services de chacun ; même à l’État-major général de la rue Royale, il serait bon de réserver un nombre limité de postes à des officiers de ce cadre sédentaire, pour y conserver des traditions et quelque suite dans les idées. Ce cadre eût englobé les officiers en résidence fixe qu’il était question de ressusciter il y a quelques mois ; en fournissant un débouché convenable aux officiers fatigués du cadre actif, il eût pu devenir un remède efficace contre leur stagnation dans les grades subalternes, contre l’exclusion de tous les élémens jeunes du commandement. Le cadre qui navigue et qui combat n’en eût acquis que plus de vigueur.


Après tout, le ministre de la Guerre, poussé par l’opinion publique et par notre tempérament continental, n’a fait qu’accepter ce que les circonstances sont venues lui offrir. En englobant dans son immense étreinte l’armée coloniale et jusqu’aux arsenaux maritimes, en réduisant ainsi la Marine à l’état de mineure incapable de se défendre par elle-même sur son propre terrain, le ministre de la Guerre est resté dans son rôle de soldat. Comme il l’a dit lui-même : « J’ai ouvert les bras à l’armée coloniale, mais j’ajoute que je n’avais pas auparavant joint les mains. »

Le ministre de la Marine s’est désintéressé de la question, sans même songer à prendre l’avis des grands Conseils qui l’entourent. Alors que l’Angleterre, dans l’état actuel de sa flotte, semble avoir à peu près atteint la limite de ses forces comme personnel, nous possédons une réserve de 30 000 inscrits. En attendant qu’il plaise au Gouvernement de mettre notre flotte sur le pied où elle devrait être, cette réserve pouvait être utilisée, avec les réservistes de l’armée de mer appartenant aux zones du littoral, pour créer, sous l’égide de leurs officiers, un corps sédentaire affecté à la défense des côtes réduite à ce qu’elle doit être en raison des voies ferrées. Mais le ministre intéressé n’en a cure ; il assiste impassible au démantèlement de son ministère, il laisse ouvrir la porte à la confiscation prochaine par la Guerre de cette précieuse réserve. Les inscrits maritimes et les réservistes de l’armée de mer non utilisés par la flotte en cas de mobilisation[2] verront bientôt remplacer leur col bleu par le pantalon rouge, et ainsi disparaîtra la dernière supériorité sur nos voisins que le génie de Colbert nous avait ménagée depuis deux siècles.

Notre ministre était sans doute absorbé par la préparation de projets importans qui conviennent mieux à son caractère. Nous nous proposons d’y revenir.


CONTRE-AMIRAL DE PENFENTENYO.

  1. Ministères de l’amiral Pothuau, 1871, 1872 et 1878.
  2. Art. 17 de la nouvelle loi.