Correspondance (d’Alembert)/Correspondance particulière/02
Vous avez été, mon cher ami, vivement pénétré des détails touchants que renfermait ma première lettre, sur la digne amie que j’ai perdue. Hélas ! depuis deux ans qu’elle a disparu de la terre, et peut-être même du souvenir de tant de personnes qui se disaient ses amis, mon cœur est toujours si plein d’elle, que sans cesse il cherche à se répandre ; mais il a besoin, pour se soulager, de trouver des cœurs tels que le vôtre, qui sachent l’entendre et lui répondre. Permettez-moi donc de vous entretenir encore de quelques faits que j’ai recueillis à son sujet, et qui ajoutent de nouveaux traits à la peinture si intéressante de son esprit et de son âme. Je n’aurai peut-être de lecteur que vous ; mais quand on parle de ce qu’on a aimé tendrement, doit-on désira d’être lu par d’autres que par ceux dont on est aimé ?
Madame Geoffrin avait un procès qu’elle désirait de voir finir ; elle alla trouver un homme de lettres célèbre, dont elle était chérie, et qui connaissait l’avocat de la partie adverse : voyez, je vous prie, lui dit-elle, cet avocat, et accommodez avec lui mon ennuyeuse affaire. L’homme de lettres lui représenta qu’on pourrait exiger d’elle une somme considérable, et imposer à son aversion pour les procès cette taxe rigoureuse. Quel meilleur usage, répondit-elle, puis-je faire de mon argent, que d’en acheter mon repos ? Le négociateur réussit ; il était difficile qu’il échouât avec des pleins pouvoirs si étendus, et surtout si rares chez les plaideurs. Madame Geoffrin, pleine de reconnaissance, lui promit son portrait, que jusqu’alors elle n’avait voulu donner à personne. Au bout de quelque temps elle retourna chez lui : Vous n’aurez point mon portrait, lui dit-elle les larmes aux yeux ; trop de gens en seraient jaloux et me le demanderaient inutilement. Son ami voulut la consoler ; car, tout affligé qu’il était, elle souffrait encore plus que lui. Hélas ! dit-elle, ce ne sont pas les plaintes de mes amis que je redoute, ce sont les plaintes des gens qui ne m’aiment pas et qui font semblant de m’aimer.
Quelques femmes qui avaient, comme je vous l’ai dit, le malheur de la haïr et la bassesse de la déchirer, poussaient la maladresse du dénigrement et de la satire jusqu’à se moquer de ses œuvres de bienfaisance. Croyez-moi, madame, dit à l’une d’elles un honnête homme qui l’écoutait, vous ne viendrez jamais à bout, malgré le désir édifiant que vous en avez, de rendre la vertu ridicule ; je vous conseille de renoncer à cette digne entreprise, et de changer de conversation pour votre honneur et pour votre repos.
Bien instruite, mais peu blessée de l’aversion que ces femmes lui portaient, madame Geoffrin, si elle n’eût écouté que son amour-propre, aurait peut-être été flattée de se voir l’objet de l’envie : vous pouvez en juger par l’espèce de commisération qu’elle témoignait pour une femme qu’elle avait connue et peu regrettée ; femme à petits talents et à grandes prétentions, membre de plusieurs académies, auteur de plusieurs ouvrages loués à outrance, ainsi que beaucoup d’autres sottises du temps, dans tous les journaux, et restée, malgré tout cela, sans réputation comme sans détracteurs. Hélas ! disait madame Geoffrin en soupirant, cette pauvre créature, avec tous ses preneurs et tous ses titres, a cruellement joué de malheur ; elle n’a pu parvenir à se faire une ennemie, même parmi les femmes.
Les ridicules de la vanité, dans tous les genres et dans tous les états, la frappaient plus vivement que tout le reste des impertinences humaines ; et quoiqu’elle parlât de ces ridicules sans aucun fiel, car elle n’en avait jamais, elle se permettait de les apprécier avec autant de gaîté que de franchise. Une femme de sa connaissance la plus intime, née bourgeoise, et se croyant devenue, par son mariage, femme de qualité, lui parlait sans cesse de sa maison et du grand monde où elle vivait, et lui laissait même entrevoir, sans trop s’en douter, le mépris dont elle honorait sa mère, qui lui paraissait presque une personne du peuple, et peu faite au moins pour lui être comparée par le rang et la naissance. Madame Geoffrin, qui recevait quelquefois des lettres de cette femme, avait la bonté de m’en faire part, et s’amusait avec moi de toutes les inepties que ces lettres renfermaient, et pour les choses et pour le style. Que la vanité a peu d’esprit, ajoutait-elle ! mais cette femme n’a pour vivre que sa vanité, et après tout il faut qu’elle vive. J’étais quelquefois tenté de lui répondre comme M. d’Argenson à l’abbé Desfontaines : Je n’en vois pas la nécessité.
Quand elle voyait dans ses amis des travers et des écarts, elle ne se permettait pas d’en parler à d’autres qu’à eux ; mais souvent aussi elle les leur reprochait avec une force qui aurait pu les blesser, s’ils en avaient moins connu le motif ; le tendre intérêt qui l’animait excusait tout à leurs yeux. Quelquefois elle se félicitait d’avoir réussi par ses remontrances à les rendre meilleurs ; elle prétendait, par exemple, s’il m’est permis de me citer ici, m’avoir corrigé de bien des défauts : je dois pourtant avouer, à ma honte, que je ne m’apercevais guères de ses succès. En vérité, me disait-elle un jour, vous m’avez donné bien de la peine. Il ne tiendrait qu’à moi, lui répondis-je, de vous en donner bien encore. Elle rit un moment de cet aveu, comme je riais quelquefois moi-même avec elle des naïvetés qui, de temps en temps, lui échappaient ; car elle avait jusqu’à ce mérite. Un de ses amis s’obstinait, malgré ses représentations, à habiter une campagne qu’elle trouvait très malsaine. C’est ce qu’il ne croit pas, lui répondis-je ; il est au contraire persuadé que l’air y est très salubre. Voilà, dit-elle, comme on est toujours, quand on aime le lieu qu’on habite ; on croit y respirer le meilleur air du monde, et on ne sait pas qu’il n’y a point de meilleur air que celui de Paris. Vous devez, lui dis-je, en être d’autant plus sûre, que vous n’en avez jamais respiré d’autre. Alors elle se mit à plaisanter elle-même de l’éloge qu’elle venait de donner à son air natal. Vous voyez, me dit-elle, combien j’ai raison de dire que c’est la folie de tout le monde ; je viens moi-même d’en être la preuve.
Un philosophe de ses amis, arrivant de Pétersbourg, lui parlait avec les plus grands éloges de l’illustre souveraine qui gouverne ce grand Empire. Vous ne sauriez croire, lui disait-il, à quel point je reviens enchanté de sa conversation et de sa personne. Je le crois bien, répondit-elle, elle était devant son peintre.
On parlait, en sa présence, d’un auteur connu qu’on appelait un homme d’esprit, quoiqu’il passât pour avoir fait bien plus d’usage de l’esprit des autres que du sien. Dites, répondit-elle, pour le bien apprécier, que c’est une bête frottée d’esprit. Des juges délicats, tels qu’il y en a tant aujourd’hui, trouveront peut-être cette expression plus énergique que noble ; mais ce qui eût été ignoble dans la bouche d’un autre, cessait de l’être dans la sienne. Si elle employait quelquefois, sans scrupule, des expressions familières, populaires même, que la soi-disant bonne compagnie se serait refusées avec dédain, elle n’en faisait jamais usage qu’en les relevant par le grand sens qu’elles renfermaient ; et de triviales qu’elles auraient été dans toute autre circonstance, elles devenaient dans sa conversation tout à la fois originales, piquantes et philosophiques.
Cette philosophie qui dirigeait toutes ses actions et qui éclatait souvent dans ses discours, s’exprimait chez elle d’une manière tantôt plaisante, tantôt profonde. Un homme qu’elle connaissait pour un menteur infatigable, raconta en sa présence un fait dont elle nia la vérité, ne doutant pas qu’il ne fît, à son ordinaire, un nouveau mensonge. Vous vous pressez trop, lui dit quelqu’un, de nier ce fait ; car, par malheur, il est vrai. S’il est vrai, répondit-elle, pourquoi monsieur le dit-il ? Le menteur véridique n’attendit pas, comme on le peut croire, la fin de la conversation ; et lorsqu’il fut sorti, elle ajouta : Quand un homme ment toujours, c’est à peu près comme s’il disait toujours vrai ; on n’a qu’à s’arranger pour croire toujours le contraire de ce qu’il avance. Mais s’il s’avise de dire vrai quelquefois, que voulez-vous qu’on en fasse dans la société ? comment vivre et converser avec quelqu’un à qui on ne peut dire ni oui ni non ?
La raison saine et éclairée qui rendait sa conversation si intéressante, se manifesta même dans ses derniers moments. Elle ne parlait presque plus, et semblait ne respirer que pour souffrir, quoiqu’elle souffrît sans se plaindre. On conversait autour d’elle pour la distraire, et l’on s’entretenait des différents moyens que les gouvernements peuvent employer pour rendre les peuples heureux. Plusieurs des assistants étalaient sur cela les lieux communs ordinaires. Ajoutez-y, dit-elle, le soin de procurer des plaisirs, chose dont on ne s’occupe pas assez. Platon bien portant lui aurait envié l’honneur d’une si sage maxime, et c’est une des dernières paroles qu’elle a prononcées dans sa longue et douloureuse agonie.
Ce triste mot d’agonie me rappelle bien cruellement, mon cher ami, les funestes circonstances qui m’ont privé de lui donner jusqu’à la fin des preuves de ma reconnaissance et de ma tendresse. En vain cette femme mourante, qui m’aimait et me désirait, laissait échapper quelquefois des plaintes de m’avoir perdu ; si quelqu’un disait un mot de moi, un domestique s’approchait aussitôt, en le priant de ne pas prononcer mon nom. Mais, quoique madame Geoffrin regrettât les consolations qu’on lui arrachait, elle se résignait avec patience à cette privation. Un ami lui témoignait combien il était touché de son état : Je ne suis pas, lui répondit-elle, aussi à plaindre que vous le pensez ; on s’accoutume à tout, même à cela, en montrant les importuns, même très proches, qui l’entouraient et la fatiguaient.
La seule chose qui m’ait été permise, parce que personne ne pouvait l’empêcher, c’est la triste consolation de lui rendre les honneurs funèbres. En suivant son lugubre convoi, où, pour le dire en passant, j’étais presque seul avec les deux hommes de lettres qui ont comme moi célébré sa mémoire[1], j’adressais à ses mânes ce passage de Tacite, que je me plais à répéter, tant les regrets de ce sage écrivain, sur la mort de son vertueux beau-père, Agricola, étaient semblables à ceux que j’éprouvais moi-même. À la perte cruelle que j’ai faite en vous, se joint la douleur de n’avoir pu adoucir vos maux par ma présence, les soulager par mes soins, jouir en pleurant des précieuses marques de votre tendresse, recueillir enfin vos dernières paroles pour en conserver un souvenir éternel. Cette privation amère me perce le cœur ; j’étais condamné à vous perdre une année entière avant votre mort. Tels étaient, mon cher ami, les sentiments qui remplissaient mon âme en voyant porter au tombeau cette femme si digne de vivre, et que la terre aurait dû conserver toujours.
Adieu ; je ne vous écrirai plus tout ce que je sens pour elle ; mais je vous le dirai souvent encore : ma tendre amitié pour l’un et l’autre se réserve cette affligeante, mais unique ressource.
- ↑ MM. Thomas et Morellet.