Correspondance générale, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXX (p. 48-50).


LXI

AU DOCTEUR CLERC[1].
À La Haye, ce 8 avril 1774.
Monsieur et cher docteur,

Je viens de recevoir votre charmante lettre. Je n’ai le temps que d’y répondre deux mots.

Nous avons fait le voyage le plus heureux ; des soirées et des matinées très-froides, des journées de printemps, et des routes préparées tout exprès. Vous connaissez ces bâtons mis les uns à côté des autres et qui forment les grands chemins. Eh bien ! la Providence, qui aime ses bons serviteurs, avait l’attention de les couvrir toutes les nuits d’un matelas de duvet, de l’épaisseur d’un bon pied et demi.

Tout cela ne nous a pas empêché de briser deux ou trois voitures. Nous avons fait gaiement sept cents lieues en vingt-deux jours.

À Hambourg, nous avons fait partir nos bagages par un chariot de poste pour Amsterdam, d’où ils ne nous parviendront à La Haye que sous deux ou trois jours. C’est alors que je mets les fers au feu, et que je m’occupe de votre affaire, comme j’attendrais de votre amitié qu’elle s’occupât de la mienne. Je suis encore à trois mois de mon pays, ou je n’en suis plus qu’à huit jours ; c’est selon que je trouverai le libraire hollandais plus ou moins arabe.

Dites, je vous prie, à M. le général que, de ses trois conditions, la plus difficile à remplir est celle où il m’impose la dure loi de parler de lui avec l’économie qu’il exige. Il faudra que je me tienne à deux mains. Je me conformerai pourtant à ses intentions.

Quant à l’article des gouvernements, il y aurait bien de la folie à parler mal de celui d’un pays où l’on se propose de passer le reste de sa vie ; sans compter que je suis bon Français, nullement frondeur, et que la nature de l’ouvrage ne comporte que des textes généraux, connue Monarchie, Oligarchie, Aristocratie, Démocratie, etc., textes sur lesquels on peut prêcher à sa fantaisie, et cela, sans offenser ni se compromettre.

L’affaire des religions est purement historique. J’en chargerai un habile docteur de Sorbonne que j’empêcherai d’être ni fou, ni intolérant, ni atroce, ni plat.

En lui présentant mon respect, vous aurez la bonté de lui lire ce paragraphe de mon billet, de le remercier du mot obligeant qu’il a écrit de moi au prince de Galitzin, et de l’assurer de ma reconnaissance et de mon éternelle vénération.

Si Mlle Anastasia voulait vous permettre de l’embrasser pour moi, mais comme je l’embrassais lorsque nous étions en gaieté, dans le cou, entendez-vous, docteur, à côté de l’oreille, parce que cela fait plaisir ; cette commission ne vous chagrinerait pas, n’est-ce pas ? je vous la donne donc avec la permission de Mme Clerc.

Ne me laissez pas oublier de M. le comte de Munich. Toutes les fois que je voudrai me faire une juste image de la sagesse, de la modération, de la raison, je penserai à lui.

J’accepte les baisers sterling de Mme Clerc, à condition que ce ne soit pas un don gratuit, et que je m’acquitterai tôt ou tard avec elle en même monnaie, ou que vous payerez Sonica pour moi ; mais n’y mettez rien de plus, parce que cela fait mal.

Mais, mon cher docteur, savez-vous qu’arrivé à Riga, il faisait le plus beau temps et le plus beau ciel ; savez-vous que nous n’avions aucune garantie de la Providence que ce beau temps et ce beau ciel dureraient ?

Savez-vous qu’un délai de vingt-quatre heures pouvait nous attirer deux mois de retard, des peines infinies et des dangers sans nombre ? Savez-vous que les glaces de la Douïna s’ébranlaient sous les pas de nos chevaux ; savez-vous qu’elles étaient entr’ouvertes de tous côtés ; savez-vous que ce passage est un des plus grands dangers que j’aie jamais courus ?

Bonjour, monsieur et très-aimable docteur, ne me grondez pas de ne vous avoir point fait d’adieux ; je n’en ai fait à aucun de ceux que j’aimais.

Lorsque vous verrez M. Devrain, témoignez-lui toute l’estime que son esprit, son talent, son caractère honnête, doux et charmant, m’ont inspirée ; chargez-le de mon respect pour M. Durand.

Ne m’oubliez pas auprès de Mme et de Mlle Lafont, et de leurs charmantes élèves que je respecte toutes.

S’il y a quelques honnêtes gens qui me veuillent du bien et que je ne me rappelle pas, ayez la bonté d’y suppléer. Je ratifie tout ce que vous leur direz de ma part.

J’attendrai, avec votre envoi, ou celui de M. le général, par les premiers vaisseaux, toutes les choses que vous me promettez ; n’y manquez pas, monsieur et cher docteur, je n’ai pas la moindre pudeur avec vous. J’accepte tout.

Bonjour, bonjour, monsieur et cher docteur, je vous embrasse, vous et madame, conjointement et séparément.

J’écrirai à M. le général Betzky l’ordinaire prochain.

Et monsieur le vice-chancelier donc ? Est-ce que vous ne lui direz rien de moi ? C’est un des hommes les plus honnêtes et les plus aimables, non pas de la Russie seulement, mais du monde entier policé.



  1. Inédite. Communiquée par M. le baron de Bayer de Sainte-Suzanne.