Corneille et le Théâtre espagnol

Corneille et le Théâtre espagnol
Revue des Deux Mondes5e période, tome 13 (p. 189-216).
CORNEILLE
ET LE THÉÂTRE ESPAGNOL


P. Corneille et le Théâtre espagnol, par M. Guillaume Huszär, 1 vol. m-18, Paris, 1903, Emile Bouillon ; — La Comedia espagnole en France de Hardy à Racine, par M. Ernest Martinenche, 1 vol. in-8o, Paris, 1900, Hachette ; — Corneille, par M. Gustave Lanson, dans la collection des Grands écrivains français, 1 vol. in-18, Paris, 1898, Hachette.


Avant tout, remercions M. Guillaume Huszär, qui est Hongrois, d’avoir écrit ce livre sur P. Corneille et le Théâtre espagnol, et de l’avoir écrit en français. Remercions-le d’avoir, en l’écrivant, apporté ce que l’on appelle une intéressante « contribution » à l’histoire de la littérature européenne. Et remercions-le enfin de l’intention qu’il a eue, pour renouveler ou pour rajeunir une question presque aussi vieille que Corneille ou du moins que le Cid, de n’y mêler lui-même aucune de ces « préventions » qui jusqu’ici, nous dit-il, auraient troublé le jugement des critiques espagnols ou français... Il y pouvait bien ajouter, comme n’étant pas les moins prévenus de tous, quelques critiques allemands, dont les deux Schlegel !

A la vérité, c’est cette intention même d’un auteur hongrois qui nous a mis d’abord en défiance, et nous nous sommes douté tout de suite que, si quelqu’un avait à se féliciter de l’impartialité de M. Guillaume Huszär, ce ne serait pas Corneille. Il y a deux ans déjà qu’un jeune professeur, M. Ernest Martinenche, dans un fort bon livre sur la Comedia espagnole en France depuis Hardy jusqu’à Racine, avait traité le même sujet : puisque M. Guillaume Huszär y revenait à son tour, nous nous sommes douté qu’il en avait ses raisons, et qu’elles n’étaient pas de souscrire purement et simplement aux conclusions de M. Ernest Martinenche. M. Ernest Martinenche, tout en faisant la part très large, dans l’œuvre de Corneille, à l’influence du théâtre espagnol, l’y avait faite plus large encore au génie de Corneille : nous avons tout de suite conjecturé que, si M. Guillaume Huszär avait écrit son livre, c’était pour faire la part moins large au génie de Corneille, et d’autant plus large à l’influence du théâtre espagnol. Et nous ne nous sommes point trompé ! Mais, bien loin de lui en vouloir, c’est là précisément ce qui fait l’intérêt de son livre. Rien ne saurait être plus instructif pour nous que l’opinion des étrangers sur quelques-uns de nos grands écrivains. « Il est impossible aux critiques français d’être impartiaux, nous dit M. G. Huszär, lorsqu’ils parlent de ce poète de grand talent, sans doute, — c’est Corneille, — mais pour l’appréciation duquel ils ne trouvent pas d’expressions assez élogieuses dans le vocabulaire littéraire. » Voilà donc qui est entendu. Si les étrangers ne sont pas plus « impartiaux » que nous, — et pourquoi le seraient-ils ? — ils sont « partiaux » d’une autre manière. C’est bien le cas de M. G. Huszär. Il est « partial ; » il l’est au delà de tout ce qu’il peut croire ; et s’il ne l’est pas pour les mêmes raisons que « les critiques français, » il l’est pour d’autres, dont je ne voudrais ici retenir que les principales, et d’abord celles qui peut-être intéressent moins la question des rapports du théâtre de Corneille avec le théâtre espagnol que la question même de méthode en « Littérature comparée. « 


I

Par exemple, M. G. Huszär relève quelque part une assertion d’A. de Puibusque, en son livre intitulé Histoire comparée des Littératures espagnole et française, et il ajoute : « Il nous paraît que, dans cette assertion, se manifeste l’habitude des critiques français qui veulent à tout prix démontrer la supériorité des adaptations sur leurs originaux. » Laissons de côté, pour le moment, la question de savoir ce que c’est au juste qu’une « adaptation ! » La vérité est que les « critiques français » n’ont jamais prétendu « démontrer la supériorité des adaptations » en général, sur « leurs originaux, » mais uniquement la « supériorité » d’une adaptation donnée sur un original donné, du Cid de Corneille sur celui de Guillen de Castro, ou encore de son Menteur sur celui d’Alarcon. En d’autres termes, ils ont soutenu, et ils soutiennent, avec beaucoup de critiques ou d’historiens qui ne sont pas Français, qu’une « adaptation » n’est pas de soi, comme telle, en sa seule qualité d’adaptation, nécessairement ou fatalement inférieure à son « original. » Elle le serait peut-être, si les questions littéraires se décidaient en quelque manière a priori, logiquement, et sans avoir égard à la réalité de l’histoire des littératures. Mais, en fait, l’histoire des littératures est remplie d’« adaptations » qui passent, et à bon droit, pour être « supérieures à leurs originaux. » Ne sortons pas encore du domaine de la littérature française et supposons, puisque aussi bien c’est ce qui est en question, que le Cid de Corneille soit « supérieur » à celui de Guillen de Castro : il en sera donc en ce cas du Cid de Corneille comme de l’Ecole des Femmes de Molière, qui est très « supérieure » à la nouvelle de Scarron : La Précaution inutile, dont elle n’est qu’une « adaptation ; » et comme du Bajazet de Racine, qui n’est aussi qu’une « adaptation » de la Floridon de Segrais, dans ses Divertissemens de la Princesse Aurélie, et combien au-dessus de son modèle ! Mais il ne s’ensuivra pas de là que la Suite du Menteur soit « supérieure » à la délicieuse comédie de Lope de Vega : Aimer sans savoir qui ; et aucun « critique français » n’a jamais soutenu qu’elle en fût autre chose qu’une « adaptation, » ou une « imitation » assez gauche, une copie dont la lourdeur a comme écrasé, en y appuyant, toutes les grâces légères qui font le charme de l’original.

Cette question de « supériorité » ou d’« infériorité » serait sans doute, ou du moins, — car elle ne le serait pas, et j’ai tort de faire cette concession, — elle pourrait paraître assez vaine, si elle ne se rattachait à la question de l’« invention dans l’art ; » et celle-ci, toujours très intéressante, n’a nulle part, on le conçoit, plus d’importance qu’en littérature comparée. Simplifions-la pour la mieux poser. Quis primus... qui des deux est le poète, celui qui « invente, » ou celui qui « achève ? » celui qui « crée, » ou celui qui « fait vivre ? » et quel est le créateur, celui qui « trouve la matière, » ou celui qui « lui donne une forme ? » Ici encore, nous n’avons qu’à consulter l’histoire, ou plutôt l’expérience, et nous verrons qu’en littérature comme en art, l’invention proprement dite, la découverte ou la « trouvaille » du sujet n’est rien, ou assez peu de chose ; et tout dépend de l’usage que l’artiste ou le poète en sait faire.


... Pour que le néant ne touche point à lui,
C’est assez d’un enfant sur sa mère endormi ;


a dit Musset, et, s’il ne nous avait lui-même avertis qu’il parlait là de Raphaël, de combien de peintres, de Pérugin et de Titien, de Léonard et de Corrège, de Memling et de Rubens n’en aurait-il pas pu dire autant ? Mais je n’ai pas voulu tout à l’heure sortir du domaine de la littérature française : restons ici sur le terrain de la littérature dramatique. De quelles sources Lope de Vega, Calderon, Alarcon, Tirso de Molina ont-ils tiré les sujets de leurs Comedias ? C’est une recherche que je ne sache pas que l’on ait encore faite. Mais nous connaissons les sources de Racine, qui semble avoir affecté de ne porter à la scène aucun sujet qu’un Rotrou, qu’un Scudéri, qu’un la Calprenède n’y eussent traité avant lui. Nous connaissons les sources de Shakspeare, et toute la critique est tombée d’accord que, pour être imitée des nouvelles de Bandello et de Luigi da Porta, — qui sont elles-mêmes des chefs-d’œuvre, — l’originalité de son Roméo et Juliette n’en était pas diminuée. Et nous connaissons encore les sources d’Euripide, de Sophocle, et d’Eschyle, lesquels n’en sont pas moins tout ce qu’ils sont, pour avoir l’un après l’autre traité les mêmes sujets, et les avoir tous ou presque tous reçus d’une tradition légendaire dont il ne semble pas qu’ils aient altéré les grandes lignes. Leurs Agamemnon, leurs Electre, leurs Oreste ne sont, à proprement parler, que des « adaptations. » Leur originalité, quelle qu’elle soit, consiste donc en autre chose que dans l’« invention » de leurs sujets, au sens littéral, mais peu littéraire, du mot. S’ils sont poètes, ce n’est pas pour les avoir « trouvés. » Ce qui fait l’intérêt ou la valeur de leurs tragédies, comme aussi bien des drames de Shakspeare, et des « comédies » de Calderon ou de Lope de Vega, n’a qu’un lointain rapport avec le sujet de leurs pièces, puisque les mêmes sujets, en d’autres mains, n’ont pas rendu les mêmes effets, ni produit les mêmes chefs-d’œuvre Et, généralement, les « critiques français » auraient tort de vouloir « démontrer la supériorité des adaptations sur leurs originaux, » mais les critiques hongrois ou allemands n’auraient pas raison, eux non plus, s’ils posaient en principe la « supériorité des originaux sur leurs adaptations, et qu’ils confondissent « primauté » avec « priorité. »

C’est précisément ce que semble avoir fait M. G. Huszär dans son Corneille ; et, de ce que Corneille n’a « inventé » ni le sujet du Cid, ni celui du Menteur, il en conclut, sans plus d’hésitation, au défaut d’originalité. Disons-le donc encore, et une fois de plus, à ce propos : les études de « littérature comparée » deviendraient trop faciles, et le profit en serait bien mince, pour ne pas dire tout à fait nul, s’il ne s’agissait que de savoir quelle est l’origine des fables ! Tous les commencemens sont humbles, et les plus poétiques fictions ne prennent leur valeur d’art ou leur signification d’humanité, qu’en se chargeant pour ainsi dire de sens, à mesure qu’elles vivent, et qu’en durant elles s’enrichissent de ce qui n’était pas toujours contenu dans leur germe. Il ne suffit pas de descendre aux enfers pour en rapporter la Divine Comédie, mais le principal est encore d’être l’Alighieri. La Dévotion à la Croix ne serait qu’une affreuse histoire de brigands, si Calderon n’y avait ajouté son génie. Mais ce que l’on peut se proposer de rechercher, si ce n’est pas précisément à quelles conditions et comment on devient Calderon, Dante, ou Corneille, c’est du moins en quoi Corneille, Dante, ou Calderon sont en effet ce qu’ils sont, par quelles qualités de leur génie, quel rapport de ces qualités avec le génie de leur temps ou de leur race ; — et là même est le véritable objet de la « littérature comparée. » C’est encore ce que M. G. Huszàr nous paraît avoir un peu perdu de vue dans son livre, et ce que nous résumerons d’un mot en disant que, dans la comparaison des « adaptations » de Corneille avec ses originaux espagnols, il n’a oublié que la question du style.

Je m’empresse d’ajouter que son erreur ne lui est pas personnelle ; et je suis frappé de voir le peu de place qu’occupe aujourd’hui, dans les études d’histoire ou de critique littéraire, cette question du style. On rend justice en passant, pour mémoire ou par acquit de conscience, à « l’écriture » de Corneille, mais du reste, et ce banal hommage une fois acquitté, on parle de Corneille à peu près comme on parlerait de Hardy ou de Rotrou : c’est une suite assez naturelle de l’importance exagérée qu’on attache à la question de l’invention ou de l’originalité, d’ailleurs mal entendues l’une et l’autre. Qui donc a dit que les tragédies de Campistron étaient mieux intriguées que celles de Racine ? Il se pourrait que ce fût Voltaire ! Et, puisque je le nomme, il y a plus d’« invention, » au même sens, dans sa Zaïre, dans son Alzire, dans son Tancrède, que dans le théâtre tout entier de Racine. Oui, voilà des sujets « inventés » ou « fabriqués » de toutes pièces ! On ne s’est cependant pas avisé jusqu’ici de mettre Tancrède, ni Zaïre, au-dessus d’Andromaque ou de Bajazet. Mais je crains fort que l’on n’y vienne ! Et on y viendra si l’on continue de s’aveugler, à force d’érudition, sur la différence qui sépare le style de Voltaire de celui de Racine, ou la personnalité de Corneille de celle de Rotrou. Ce serait un étrange résultat des études de « littérature comparée ! » Ou plutôt, et dès à présent, c’est un regrettable effet de ces méthodes qui, dans l’analyse de l’œuvre d’art, tiennent compte aujourd’hui de tout, excepté de sa valeur d’art. Dans un « original » espagnol, d’Alarcon ou de Lope de Vega, quand on a reconnu la source d’une tragédie de Corneille, et confrontant alors, acte par acte, ou scène par scène, l’original et la « copie, » quand on a soigneusement, scrupuleusement, scientifiquement noté les points de contact et de différence, les retranchemens et les additions, les modifications ou les changemens, on croit avoir traité la question des rapports du théâtre de Corneille avec le théâtre espagnol. Mais ce ne sont là que des matériaux. Il s’agit de les mettre en œuvre. Et c’est ici que, la considération du style dominant toutes les autres, on ne commet pas seulement un oubli, si l’on omet d’en tenir compte, mais on passe à côté de la question qu’on prétendait traiter.

Car, le « style, » en littérature comme en art, de quelque façon qu’on le définisse, étant ce qui seul achève les œuvres, est aussi ce qui les distingue, ce qui les juge, et ce qui les classe. Sans doute, il ne faut pas le confondre, — en dépit des grammairiens, et même de quelques professeurs, — avec l’art d’écrire correctement ou élégamment, tel qu’il s’enseigne en « vingt leçons. » Il ne faut pas non plus le réduire à quelques-unes de ses qualités, qui peuvent bien être quelquefois, mais qui ne sont pas toujours ni nécessairement les siennes : il y a précisément autant de styles qu’il y a de sortes ou de genres d’écrire, et peut-être autant que de grands écrivains ou d’écrivains originaux. Et il ne faut pas croire enfin que, les grands écrivains ayant fixé pour ainsi dire le modèle éternel du style, on écrirait bien ou mal à proportion que l’on se rapprocherait de ce modèle, ou qu’au contraire on s’en éloignerait. Le style est quelque chose de plus intérieur et de plus personnel. « Bien écrire » ce n’est pas écrire de telle ou telle manière, mais, de quelque manière qu’on le dise, et avec des moyens qui, d’un écrivain à un autre écrivain, ne sont presque jamais les mêmes, c’est réussir à dire tout ce qu’on a voulu dire, et rien que ce qu’on a voulu dire, et de telle sorte qu’il n’apparaisse pas que l’on puisse autrement le dire. Qu’ils décrivent ou qu’ils peignent, qu’ils racontent ou qu’ils raisonnent, qu’ils exposent ou qu’ils discutent, en prose comme en vers, au théâtre comme dans le roman, en français comme en espagnol, je pense, et, en tout cas, comme en latin et comme en grec, c’est à ce signe que se reconnaissent les grands écrivains. Les autres, — les moindres ou les médiocres, — réussissent à se faire entendre. Tout le monde se fait entendre : une cuisinière, un reporter, un politicien. Mais regardez-y de plus près, et, parmi les contemporains de Corneille, lisez Rotrou, par exemple, ou Tristan L’Hermite, ou Quinault, ou Thomas, frère de Pierre, La Calprenède ou du Ryer : vous les trouverez toujours au-dessous, ou au-dessus, ou à côté, dans les parages ou dans les environs de ce qu’ils auraient voulu dire. Leur langue est celle de Corneille, — leur vocabulaire, et aussi leur syntaxe, — mais un don leur a été refusé, qui est celui d’égaler leur pensée par l’expression, et, quoi qu’ils disent, et qui n’est pas toujours plus mal pensé ni moins vivement senti que du Corneille, ce qui leur fait défaut, c’est le don de nous procurer, à nous spectateurs ou lecteurs, la sensation du définitif et de l’achevé. Corneille a eu ce don ! Dans ses chefs-d’œuvre, — et déjà dans les comédies de sa jeunesse, non pas Clitandre, mais la Suivante ou l’Illusion comique, — il a dit tout ce qu’il voulait dire ; et il l’a dit comme il le voulait dire ; et ce qu’il n’a pas pu dire comme il l’aurait voulu, il s’est abstenu de le dire :


... Et quæ
Desperat tractata nitescere passe, relinquit.


C’est par là qu’il est éminent. Il a le don du « style » et de l’invention verbale ; le don de ceux qui sont « nés » écrivains. C’est en eux, et d’abord, ce qui frappe leurs contemporains et leurs « nationaux. » Ils enrichissent de leurs trouvailles le trésor commun de la langue maternelle. Ils en étendent les moyens à de nouveaux usages. On les comprend, quoiqu’ils se servent de termes, et de tours, et de rapprochemens de mots qui n’appartiennent qu’à eux. Et comme ils n’inventent, comme ils ne peuvent inventer utilement que dans le sens du génie de la race, voilà pourquoi toute étude que l’on fait d’eux, mais particulièrement toute étude comparative, qui ne regarde pas d’abord, qui ne s’attache pas principalement à ce qu’il y a de plus « national » en eux, leur fait tort, ainsi qu’à la littérature dont ils sont les représentans, du meilleur de leur originalité.

Mais c’est aussi pourquoi le livre de M. G. Huszär, qui n’a presque pas égard au style de Corneille, porte, si je puis ainsi dire, à faux, et ne tient pas, ni ne pouvait tenir les promesses de son titre. Dans une étude sur Corneille et le théâtre espagnol, s’il était sans doute intéressant de préciser la nature et l’étendue des emprunts que l’auteur du Cid et du Menteur a pu faire à Lope de Vega ou à Guillen de Castro, ce qui l’eût été davantage encore, — et je crois pouvoir dire ce que l’on attendait, — c’était l’analyse de ce qu’un même sujet devient quand il se réfracte en quelque manière au travers d’un tempérament espagnol ou d’un tempérament français ; et là même, dirons-nous, là surtout, et non ailleurs, est le véritable intérêt des études de « littérature comparée. » Elles ne relèveraient autrement que de la statistique, non de la critique ou de l’histoire de la littérature. Elles ne rendront ce que nous en espérons que si la considération d’art y domine. Et, manifestement, cette considération ne dominera que si, dans ce genre d’études, on fait au mérite éminent du « style, » ou de la forme, et à la recherche des rapports qu’ils soutiennent avec l’esprit d’un temps ou le génie d’une race, la place qu’ils y doivent occuper.

M. Guillaume Huszär dit ailleurs : « La comedia espagnole est fortement imprégnée du caractère national : le théâtre de Corneille n’est qu’un reflet pâle et partiel de l’esprit de son peuple et de son époque... C’est pour ainsi dire malgré Corneille que l’esprit contemporain et national a effleuré de son faible souffle son monde classique ; » et il conclut en ces termes : « Les héros et les idées de Corneille ne sont pas issus du sol natal ; on retrouve en eux le cachet de l’esprit antique et de l’esprit espagnol. Aussi les comedias espagnoles, jaillies de l’organisme vivant d’une nation, ont-elles plus d’intérêt, font-elles plus d’effet et sont-elles plus vivantes que les pièces de Corneille, artificielles et inanimées. » Ce sont autant d’opinions ou de paradoxes auxquels nous ne pouvons souscrire, et au contraire, nous répondrons, en nous autorisant des observations que nous venons de faire sur le « style, » qu’il n’y a rien de plus « français, » — ni de plus contemporain de la société du temps de Louis XIII et de Richelieu, — que les comédies de la jeunesse de Corneille, à moins que ce ne soient son Menteur ou son Cinna, son Polyeucte ou sa Rodogune.

Mais il y a mieux encore, et on pourrait prouver qu’aucun poète plus que Corneille ne s’est inspiré de l’actualité ; n’y a plus habilement ou plus ingénieusement conformé le choix de ses sujets ; n’a fait dans ses tragédies la part ou la place plus large, plus complaisante, à ces allusions par le moyen desquelles un auteur dramatique rattache aux préoccupations de l’heure présente les motifs de drame qu’il emprunte à la légende ou à l’histoire. C’est ce que M. G. Lanson a très bien montré naguère, — dans le Corneille qu’il a écrit pour la collection des Grands écrivains français, — et nos lecteurs se rappelleront peut-être combien cette ressemblance de la tragédie de Corneille avec les mœurs du temps de la Fronde a frappé Mme Arvède Barine, dans les études qu’elle a consacrées à la Grande Mademoiselle. A vrai dire, dans le personnage de Chimène ou dans celui de l’Emilie de Cinna, de la Cléopâtre de Pompée, de la Pauline de Polyeucte, ce ne sont ni des Romaines qui revivent, ou la reine d’Egypte, et bien moins encore des Espagnoles, mais des Françaises du temps de la Fronde et de l’hôtel de Rambouillet, avec leurs sentimens et avec leur langage, avec leur goût de la galanterie, de la politique et de l’intrigue, avec la complication de leurs desseins et la virilité de leurs résolutions. « Emilie, nous dit M. Huszär, parle la même langue que les héroïnes de Calderon ; le vigoureux langage dans lequel elle sait rendre plausible la justification de sa vengeance contribue à mieux faire ressortir ce qu’il y a d’essentiellement espagnol en elle. » Mais ce « vigoureux langage » ne fait pas moins ressortir ce qu’il y a de traits communs entre elle, et une duchesse de Chevreuse, par exemple, ou une Mme de Longueville. Et, de ces aristocratiques aventurières, de l’espèce de la sœur de Condé ou de l’amie de Chalais, combien en trouverait-on dans l’Espagne de Philippe III et de Calderon ?

Si donc les critiques français, en général, trop préoccupés d’insister sur le caractère d’universalité de la tragédie de Corneille, n’en ont pas assez mis en lumière le caractère d’actualité, le moment est venu de le faire. Le Polyeucte de notre poète est-il vraiment inspiré de Calderon, — dont M. G. Huszär, à ce propos, cite jusqu’à trois pièces : El principe Constante ; Los dos amantes del cielo, et El José de las mujeres ? — Je ne saurais le dire ; et la preuve n’en est pas encore faite. Mais ce que l’on peut faire, et ce que Sainte-Beuve a fait dans son Port-Royal, c’est de montrer le rapport de Polyeucte, sinon peut-être avec le jansénisme, du moins avec les préoccupations religieuses qui agitaient les esprits aux environs de 1640. C’est le Saint-Genest de Rotrou dont on ne voit pas les liaisons avec cette nature de préoccupations, qui est situé en dehors du temps, dont les péripéties se déroulent dans la région vague et indéterminée qui est avant Corneille l’habituel « milieu » du théâtre français, comme en général aussi du théâtre espagnol ; et, après la supériorité du style, rien, à notre avis, n’est plus caractéristique du génie de Corneille, que ce qu’il y a dans son théâtre, pour reprendre les expressions de M. G. Huszär, de précisément « issu du sol natal » et comme de « jailli de l’organisme vivant d’une nation. »

Est-ce que, d’ailleurs, nous nierons pour cela l’influence du théâtre espagnol sur le génie de Corneille ? En aucune manière, et au contraire, si nous sommes justes, nous saurons gré à M. G. Huszär de l’avoir mise en tout son jour. Un critique français écrivait, il y a quelques années, que la « part de l’influence espagnole dans le théâtre de Corneille se réduit à deux tragédies : Le Cid et Don Sanche d’Aragon, et à deux comédies : Le Menteur et la Suite du Menteur : » c’est une « erreur grave, » répond M. G. Huszär, et il le prouve. Nous serons sages de nous en souvenir. La lecture d’une pièce de Lope de Vega, El honrado hermano, semble bien n’avoir pas été tout à fait étrangère au choix du sujet d’Horace ; et on trouve au moins de curieux rapports entre la Théodore de Corneille et Los dos amantes del cielo, de Calderon. Il y en a de plus étroits encore entre une autre pièce de Calderon. En esta vida todo es verdad y todo es mentira, et la tragédie d’Héraclius ; et, si la critique française admet communément que c’est Calderon qui aurait imité Corneille, M. G, Huszär ne partage pas cette opinion, et il en donne d’assez bonnes raisons. Editeurs ou commentateurs, biographes ou historiens futurs de Corneille, nous devrons tenir compte de ces rapprochemens, et nous n’imiterons pas M. G. Lanson, qui, dans le livre que nous citions tout à l’heure, n’a dit que quelques mots à peine des rapports du théâtre de Corneille avec le théâtre espagnol. Nous nous garderons surtout de répéter avec Henri Martin qu’au lendemain du Cid, » la France sentit à l’instant qu’elle avait plus que Lope de Vega et que Calderon. » Car d’abord il ne paraît pas qu’en 1636 ou 1637, Calderon fût très connu en France, et puis, sous prétexte de patriotisme, « on ne se dit pas à soi-même de ces choses. » Mais nous reprendrons à nouveau la question, et, suivant à notre tour M. G. Huszär sur le terrain où il l’a placée, nous tâcherons, en faisant sa juste part à l’influence espagnole, de ne pas la disputer à l’originalité du génie de Corneille. Après les raisons « nationales » il s’agit d’en trouver maintenant d’« européennes. »


II

« Les trois élémens de la civilisation du moyen âge, écrit M. G. Huszär, la religion, l’honneur et la galanterie étaient plus vivaces en Espagne que partout ailleurs. Le culte de l’honneur et de la femme, la fidélité, le respect de l’ennemi même avaient trouvé parmi les Espagnols leurs champions les plus enthousiastes ; » et ce sont, en effet, ces trois sentimens, tour à tour ou ensemble, tantôt se fortifiant et s’exaltant l’un l’autre, ou tantôt au contraire s’opposant et se combattant, qui ont inspiré les chefs-d’œuvre du théâtre espagnol. Prenons-en, si l’on veut, pour exemples, en des genres assez différens : Les Prouesses du Cid et Le Médecin de son Honneur ; Aimer sans savoir qui, — le modèle de la Suite du Menteur, — et la Dévotion à la croix. De l’usage ou de l’emploi de ces trois élémens dans le drame ne recherchons pas la première origine littéraire, et ne nous demandons pas non plus si quelques trouvères, — de ceux qui ont chanté en français les héros de la Table Ronde — ou quelques « novellieri, » tels que Sacchetti, par exemple, et Boccace, ne s’étaient pas avisés, longtemps avant qu’il y eût un théâtre espagnol, de ce que les jeux de l’amour et du hasard ont, selon l’occasion, de romanesque ou de tragique. Admettons, — ce qui n’est pas tout à fait démontré, ce que contestent même, et non sans en donner d’assez bonnes raisons, les biographes d’Alexandre Hardy, — admettons que le théâtre français du xvii" siècle, à ses débuts, se soit abondamment inspiré du théâtre espagnol, quoique non pas de celui de Calderon, lequel, en effet, n’a pu commencer d’écrire pour le théâtre qu’à peine deux ou trois ans avant P. Corneille. Expliquons, si l’on le veut, par l’imitation de ce même théâtre, et quoique je sois prêt pour ma part à en fournir une tout autre explication, le développement et la fortune de la tragi-comédie entre 1610 et 1640. Et, à l’exception de l’Illusion comique, s’il semble bien que les premières comédies de Corneille, — La Veuve, La Suivante, La Galerie du palais, etc., — ne doivent rien à l’Espagne, supposons cependant que sa première rencontre avec le théâtre espagnol ait été pour lui ce qu’on appelle une révélation. La question est de savoir ce qu’il a tiré de cette révélation.

On ne saurait sans doute s’autoriser de Polyeucte ou de Théodore pour prétendre qu’il ait eu, deux fois au moins dans sa carrière, l’idée de mêler l’un à l’autre, comme le font constamment Calderon ou Lope de Vega, le romanesque et la religion. Il a traité, dans Polyeucte et dans Théodore, deux sujets religieux, mais il les a traités en historien du christianisme naissant, si je puis ainsi dire, et non pas du tout, comme Calderon et Lope de Vega, en imitateur des mœurs ou des idées de son temps. Excellent chrétien, qui ne s’est distrait du théâtre qu’en traduisant en vers l’Imitation de Jésus-Christ, — et en beaux vers, quoique d’ailleurs ils ne nous rendent rien, ou presque rien de l’accent de l’original, — Corneille, s’il n’est pas janséniste, est cependant de ces Français qui, pendant tout un demi-siècle, de 1610 à 1660, ont travaillé consciencieusement à séparer la religion, à la distinguer, et comme à l’isoler de tout ce qui n’est pas elle. Je dis qu’il y a « travaillé ; » et, en effet, quand on considère le nombre des livres de dévotion qu’on a fait passer alors de l’espagnol en français, on se rend compte que l’un des caractères du mouvement religieux en France, au XVIIe siècle, a été sa résistance à l’invasion d’un catholicisme méridional, dont la forme, superstitieuse et passionnée, semble avoir offusqué la lucidité raisonneuse de l’esprit français. Si les Provinciales, 1656-1657, sont le témoignage le plus éloquent de cette résistance, on en retrouve un peu partout des traces. Elle sont manifestes, à notre avis, dans la manière dont Corneille a traité le sujet de Polyeucte ; et le lecteur n’aura pas de peine à s’en apercevoir qui se donnera le plaisir de comparer la « couleur » de Polyeucte, avec celle du Prince constant.

D’un autre côté, si l’on veut que Corneille, séduit à la beauté du sujet du Cid, et averti par son succès même, ait entrevu, dans le théâtre espagnol, une conception particulièrement passionnée de l’amour, on est obligé pourtant de reconnaître qu’il n’y a qu’un Cid dans son œuvre entière, — qu’un Rodrigue et qu’une Chimène ; — et, au résumé, rien n’est moins espagnol, si rien n’est moins passionné, je veux dire moins ardent, plus raisonnable et moins fou, moins « romantique » enfin, que l’idée qu’il s’est formée de l’amour. « Lope de Vega, Calderon, Alarcon, dit à ce propos M. G. Huszär, ont vécu d’une vie orageuse, romanesque, analogue à celle de leurs héros ; Lope ne renonça même pas à l’amour, quand, dans sa vieillesse, il se fut retiré dans le sein de l’Eglise. La vie de Corneille, au contraire, a été régulière, monotone ; il ignora les élans fougueux du cœur, et aima à peine... quoi qu’il ait fait un mariage heureux. » Et, à la vérité, je ne sache pas que Shakspeare ou Racine, qui furent pourtant, s’il y en a, des poètes de l’amour, aient, eux non plus, beaucoup aimé. Peut-être, comme le dira Figaro, « n’est-il pas toujours nécessaire de tenir les choses pour en parler ! » et pourquoi l’un des caractères du génie ne serait-il pas précisément le pouvoir qu’il aurait d’anticiper ou de suppléer l’expérience de la vie ? En tout cas, et quelle qu’en soit la cause, l’amour, dans le théâtre de Corneille n’est habituellement que de la « galanterie ; » et, de cette « galanterie, » dans une société qui vivait, comme la société de l’hôtel de Rambouillet, les intrigues amoureuses de l’Astrée, de l’Endymion ou du Polexandre, le poète, pour en trouver autour de lui des modèles, n’avait qu’à ouvrir les yeux. C’est à cet égard encore qu’il est bien de son temps, et du monde où il fréquente. La « galanterie, » dans le théâtre de Corneille, ne se sépare point du langage qui lui sert d’expression, et on n’aime point tant chez lui les belles personnes, que la beauté des sentimens qu’elles inspirent, ou l’honneur qu’elles font à leurs galans de s’en laisser aimer.

Et n’est-il pas bien encore et toujours de son temps, je veux dire : a-t-il eu besoin des leçons de l’Espagne, quand, avant le Cid, mais bien plus après le Cid, il donne au ressort de l’honneur, ou du « point d’honneur, » dans sa tragédie, l’importance qu’il lui donne ? On pourrait discuter. Mais j’aime mieux avouer qu’ici, l’exaltation du point d’honneur apparaît comme tellement caractéristique du théâtre espagnol, et il faut même dire de la littérature espagnole tout entière, du roman picaresque, Lazarille de Tormes ou Gusman d’Alfarache, aussi bien que du drame de Calderon ou de Lope de Vega ; le point d’honneur en est tellement le principe dominant, déterminant et agissant ; on en voit partout des effets tellement inattendus, qui engendrent à leur tour de si beaux cas de conscience, de si sublimes dévouemens ou des crimes tellement odieux ; tout un peuple, et un grand peuple, depuis le plus fier de ses grands seigneurs jusqu’au dernier de ses picaros, en a si docilement subi les exigences les plus farouches, que, si le théâtre espagnol a dû frapper les imaginations étrangères par quelqu’un de ses caractères originaux, assurément c’est par celui-là. « Les auteurs de comédies, dit M. G. Huszär, ont fait jouer à l’honneur et à ses lois, singulièrement compliquées, un rôle immense. L’honneur remplaça le Destin, le Fatum des anciens. Les ressorts de l’intrigue de la plupart des pièces se trouvent dans l’honneur. Lope de Vega s’en servit souvent et avec bonheur. A cet égard, comme à beaucoup d’autres, ses successeurs n’ont fait que suivre ses traces. Mais Calderon surtout est le vrai poète de l’honneur, et c’est en s’appuyant sur ses œuvres, qu’un critique espagnol a fait dans une étude spéciale, (A. Rubio y Lluch, El sentimiento del honor en el teatro de Calderon, 1882, Barcelone] l’analyse de ce sentiment. » Contemporain de Calderon, qui vécut de 1600 à 1681, je ne crois pas que Corneille, né en 1606 et mort en 1684, ait pu lui faire beaucoup d’emprunts. Mais, qu’il se soit inspiré, comme l’auteur d’Hernani devait le faire à son tour, de « l’honneur castillan, » c’est, encore une fois, ce que nous reconnaissons volontiers. Ajoutons tout de suite qu’il en a profondément transformé la notion, comme aussi les effets ; et, si nous en avions ici la place, rien ne serait plus intéressant que de suivre et de caractériser d’œuvre en œuvre, depuis Le Cid, 1636, jusqu’à Rodogune, 1645, le progrès de la transformation.

On peut, je crois, le résumer d’un mot, en disant que, d’un mobile d’action tout égoïste ou personnel qu’il était dans le théâtre espagnol, Corneille a fait du « point d’honneur » un mobile d’action extérieur à ses personnages ; qui leur est donné ou plutôt imposé du dehors ; (c héroïque » plutôt que « chevaleresque ; » social au lieu d’individuel, et féroce quelquefois ou farouche, mais, dans sa férocité, général ou universel, et généreux, pour ainsi parler, de sa généralité même.


Je dois à ma maîtresse aussi bien qu’à mon père,


dit le Rodrigue de Corneille : le Rodrigue espagnol ne « devait » qu’à lui-même. Là est le vice ou l’exagération, là le sophisme du « point d’honneur. » Car, nous ne nous devons rien à nous-mêmes, et ceux de nos « devoirs, » que la rapidité du langage nous permet de considérer comme « personnels, » sont toujours relatifs à quelqu’un qui n’est pas nous. C’est ce que savait Corneille. Ce n’est pas à lui-même, Horace, que le héros de sa tragédie fait le sacrifice de ses liens de famille ou l’immolation de sa sœur, c’est « à la patrie. » Quand Auguste pardonne à Cinna, ce n’est pas à lui-même qu’il fait le sacrifice de sa vengeance, mais à l’État, ou du moins à l’idée générale et impersonnelle qu’ils se forment, Corneille et lui, de ce que doit être un maître du monde.


Je suis maître de moi comme de l’univers,
Je le suis, je veux l’être !


La transformation est-elle encore douteuse ? Auguste, Horace, Rodrigue ne voient-ils pas eux-mêmes très clair dans leur cœur ? Confondent-ils peut-être leur « devoir » avec leur « point d’honneur, » et leurs résolutions procèdent-elles autant de leur orgueil que de leur volonté ? Ou bien encore leur volonté n’est-elle pas assez détachée des motifs qui la déterminent ? Considérons donc, au lieu d’eux, Polyeucte ou Pauline, mais surtout César ou Cornélie, Rodogune ou Cléopâtre. L’évolution est ici accomplie. De la conception jalouse du « point d’honneur » s’est dégagée la conception cornélienne de la volonté. Ce qui est noble désormais, et vraiment « héroïque, » ce n’est plus de vivre conformément à un idéal plus ou moins arbitraire d’honneur ou de vaine gloire, mais conformément à soi-même. Ζῇν ὁμολογουμένως, disait l’antique stoïcisme, dont Corneille a puisé les leçons dans le théâtre de Sénèque et dans la Pharsale de Lucain. Vivre, c’est agir, et agir, c’est établir la domination d’une volonté forte et consciente de soi sur les volontés incertaines qui l’entourent, sur les passions qui en contrarient le développement, sur les obstacles qui l’empêchent de se réaliser.

Je m’étonne un peu que M. G. Huszär, qui a très bien vu que l’ « exaltation de l’honneur espagnol amena Corneille à glorifier la volonté, » n’ait pas mieux vu la différence profonde qu’il y a de l’un à l’autre principe. « Ses héros et ses héroïnes, nous dit-il de Corneille, à quelque nationalité qu’ils appartiennent, quels que soient leur âge et leur position sociale, ne veulent que parce qu’ils veulent vouloir, parce qu’ils trouvent plaisir à démontrer le pouvoir terrible de leur volonté. » Je ne dis pas le contraire, et même je crois reconnaître ici sous la plume du critique hongrois une opinion que j’ai plusieurs fois exprimée. J’accorde aussi à M. G. Huszär qu’il y ait plus d’artifice logique, dans cette conception ou dans cette représentation de la volonté, que d’observation de la vérité. Mais il faut distinguer ! Il y a toute une partie de l’œuvre de Corneille qu’on tenterait inutilement de sauver de l’oubli, et dont la connaissance ne nous sert qu’à mieux étudier dans ses propres déformations la nature de son génie. Mais le vrai Corneille, celui qu’il s’agit de comparer avec les Calderon et les Lope de Vega, c’est le Corneille de son « midi » comme disait Boileau ; c’est le Corneille de ses dix ou douze ans de pleine maturité, l’auteur de ses chefs-d’œuvre, — depuis Le Cid, 1637, jusqu’à Don Sanche, 1650, et Nicomêde, 1651 ; — celui-là seul, si l’on veut être juste, et non pas évidemment l’auteur d’Agésilas ou d’Attila. C’est ce Corneille dont nous disons en France, qu’en substituant sa conception de la volonté à celle du « point d’honneur » espagnol, il a « humanisé » en l’« universalisant » ce qui donne au drame espagnol son caractère si « national, » mais en même temps si « particulier. » Là est sa part d’« invention, » si la véritable « invention » littéraire est, comme nous le croyons, de nature psychologique, et s’il est toujours assez facile de « trouver » des situations qui étonnent, mais moins aisé de les « motiver » et, en les motivant, de leur donner un air de vraisemblance qu’elles ne tiennent pas toujours de la réalité.

Mais une autre « invention » de Corneille, celle qui achève de le classer au rang des « génies originaux, » et qui fait de son théâtre, comme de celui de Calderon ou de Shakspeare, — j’oserai même dire comme du théâtre grec, — une « création » unique dans l’histoire de la littérature dramatique, c’est l’emploi qu’il a fait de l’histoire dans le drame, et que personne, remarquons-le bien, ni Shakspeare, ni les Grecs, n’en avait fait avant lui. On a écrit tout un livre, et un savant livre, qui n’est pas bon, sur le Grand Corneille historien ; il y en aurait un autre, et un meilleur à écrire, sur l’Emploi de l’histoire dans le drame, et comment se fait-il qu’on ne l’ait pas écrit ? Car, évidemment, et sans remonter jusqu’aux anciens, — qui croyaient peut-être à l’historicité de quelques-unes des légendes qu’ils ont mises à la scène, telle que celle des Atrides, — Shakspeare, quand il écrit Richard III, Corneille, quand il écrit Rodogune, ou Schiller, quand il écrit Wallenstein, ni ne font de l’histoire un même usage, ni ne semblent avoir eu les mêmes raisons d’en compulser les annales, ni ne s’en sont servis aux mêmes fins. Quelles furent ces fins, ces raisons, cet usage ? On ne voit pas qu’aucun historien ou critique se soit proposé de nous le dire, et voilà sans doute le prétexte ou la matière d’une belle étude de « Littérature comparée. « Il nous suffit aujourd’hui d’en avoir indiqué le projet. Mais si jamais quelqu’un le réalise, nous avons la ferme confiance qu’on ne saurait guère traiter de sujet plus intéressant, — puisse le motif en être un pour des « critiques français ! » — et c’est alors, et alors seulement, qu’on aura pleinement rendu justice à l’auteur d’Horace et de Cinna, de Polyeucte et de Rodogune, de Nicomède et de Sertorius.

S’il ne saurait en effet y avoir, à proprement parler, de « tragédie bourgeoise, » et si même ces deux termes sont aussi contradictoires que le seraient ceux de « vaudeville sérieux, » ou de « farce héroïque, » ce que Corneille a parfaitement vu, c’est que la tragédie ne saurait donc se déterminer dans sa forme qu’en s’encadrant dans le décor de l’histoire. — Si le sujet d’une belle tragédie « doit n’être pas vraisemblable, » et si, comme il le faut, nous entendons par là que les événemens extraordinaires, ceux qui ne se sont vus qu’une fois, sont seuls de son domaine, ce que Corneille a parfaitement vu, c’est que l’histoire seule, en nous garantissant l’authenticité de ces événemens extraordinaires, nous assurait donc de la réalité de ces situations et de ces sentimens extrêmes, en dehors desquels il n’y a jamais eu de tragédie vraiment digne de ce nom. — Si les volontés des hommes ne se tendent, et, comme on disait jadis, ne se « bandent » jamais plus énergiquement que lorsqu’elles entrevoient dans la possession du pouvoir le terme et le couronnement de leur effort, ce que Corneille a parfaitement compris, c’est que l’histoire étant le « lieu » des volontés, l’action tragique, dont le ressort est le déploiement de la volonté, ne se réaliserait donc jamais plus pleinement qu’en s’inspirant de l’histoire. — Si l’intérêt d’émotion que nous prenons aux malheurs de nos semblables est à proportion, non pas du tout de la nature de ces malheurs, puisqu’elle ne varie guère, — « on ne meurt qu’une fois, » dit le proverbe, — mais à proportion de la hauteur d’où tombent les victimes, ce que Corneille a parfaitement vu, c’est que, la qualité des victimes faisant ainsi l’une des parties de l’émotion tragique, il ne s’en rencontrait nulle part de plus « qualifiées » qu’en histoire. — Et si enfin l’histoire, parce qu’elle est l’histoire, est en même temps « poésie, » n’y ayant pas de grand poète dont les regards ne soient d’eux-mêmes involontairement tournés vers le passé, ce que Corneille a parfaitement vu, c’est que l’emploi de l’histoire pouvait suppléer, lui tout seul, à tout ce que l’on sacrifierait de lyrisme, et de caprice, et de fantaisie, en réglant la notion de la tragédie.

On objectera, je le sais, que cet emploi de l’histoire dans le drame a ses dangers, et que Corneille lui-même ne les a pas toujours évités. La « tragédie politique » du XVIIIe siècle en est issue, qui est peut-être bien ce qu’aucune littérature dramatique ait jamais produit de moins « théâtral. » Il n’est pas prouvé non plus, je le veux bien, que pour être historiques, des aventures comme celles de Pertharite, roi des Lombards, ou de Surena, général des Parthes en soient véritablement plus « tragiques » ni surtout plus intéressantes. On peut même douter qu’elles soient « arrivées, » et, au fait, qu’y a-t-il d’historique, de vraiment authentique, dans Rodogune elle-même ou dans Héraclius ? Les Dumas et les Hugo, de nos jours, se sont à peine donné avec l’histoire plus de libertés que Corneille. Il est vrai qu’en revanche, et tout en en faisant moins de bruit, Corneille ne s’est pas plus qu’eux soucié de la « couleur locale. » Il a bien pu reprocher à Racine que ses Turcs n’en étaient point : je ne crois pas qu’il ait cru sincèrement que ses Bithyniens, ceux de Nicomède, ou ses Syriens, ceux de Rodogune, eussent rien de très asiatique. Mais tout cela n’empêche pas qu’il ait découvert, dans l’alliance de l’histoire et du drame, des ressources dramatiques nouvelles ; que Rodogune elle-même, que Pompée, que Polyeucte, que Cinna, qu’Horace soient des chefs-d’œuvre de cet art nouveau ; qu’on n’en ait pas vu d’essais, depuis lui, qui ne fussent très au-dessous des modèles qu’il en a donnés ; — et si ce n’est pas ici de l’invention, je voudrais bien savoir ce que nous appellerons désormais de ce nom ?

À cette conception de la tragédie se rattachent tout naturellement quelques traits où M. G. Huszär a cru reconnaître encore l’influence du théâtre espagnol. « L’influence de Lope et de son école, nous dit-il quelque part, se fait sentir dans cette recherche des scènes terribles qu’on a si souvent constatée chez Corneille. L’emploi de l’extraordinaire, et du merveilleux même, peut se ramener, en grande partie, à l’influence du théâtre espagnol. Lui-même préférait, parmi ses tragédies, colles qui abondent en situations capables d’éveiller l’épouvante. » Le « merveilleux, » dans laquelle de ses tragédies Corneille l’a-t-il donc employé, dans Polyeucte ou dans Rodogune ? Mais, pour l’emploi de « l’extraordinaire, » je crains, en vérité, que M. G. Huszär ne le confonde avec l’emploi de l’histoire, tel que nous venons précisément d’essayer de le définir ; et on voit, si je ne me trompe, comment cet emploi de l’histoire sauve ici Corneille du reproche, — puisque c’en est un qu’on lui fait, — d’avoir imité le théâtre espagnol. Il a tout simplement « imité » l’histoire, qui n’est, après tout, qu’une forme de l’expérience ou de la vie, dont on pourrait dire qu’elle conserve la trace comme les coquilles témoignent de l’animal qui les habita. Et, en effet, toutes les fois que l’emploi de l’histoire dans le drame ne se réduira pas, comme dans les drames historiques de Shakspeare, à n’être qu’une sorte de « chronique » dialoguée, le poète sera poussé, comme invinciblement, à la recherche des situations « extraordinaires » et « capables d’éveiller l’épouvante. » Quelques efforts que l’on fasse, comme de nos jours, pour transformer l’histoire en un recueil de renseignemens statistiques, — et je ne méconnais pas l’intérêt de cette nature de renseignemens, — on ne fera pas que l’histoire des « individus » et des catastrophes dont ils furent les auteurs ou les victimes ne continue d’être le principal attrait de la connaissance du passé. Mais ce que l’on fera bien moins encore, c’est que ce ne soit pas là ce qui parle à l’imagination des poètes et des foules. L’« extraordinaire » dans le théâtre espagnol, est tiré du « commun, » si je puis ainsi dire, ou d’une complication d’effets dont aucun pris à part ne s’écarte sensiblement du train de la vie quotidienne ; mais, dans le théâtre de Corneille, il est tiré d’ailleurs, et particulièrement de cet ordre de faits que l’histoire n’enregistre que pour les avoir précisément jugés rares ou « extraordinaires, » et, comme dit Corneille, différens de l’« ordre commun. »

« On retrouve chez Corneille, nous dit encore M. G. Huszär, un autre trait essentiellement caractéristique du drame espagnol : c’est la recherche des situations extrêmes et des contrastes qui en résultent. Comme ses modèles, il sait mettre ses héros et ses héroïnes en présence d’alternatives également critiques, et les scènes où les personnages sont déchirés de sentimens contraires, ont assurément un caractère espagnol. » M. G. Huszär songeait-il en écrivant cette phrase, aux stances de Rodrigue :


Misérable vengeur d’une juste querelle,
Et malheureux objet d’une injuste rigueur...


ou encore au monologue d’Auguste :


Rentre en toi-même, Octave, et cesse de te plaindre ?


et nous, toutes les fois qu’un conflit de sentimens s’élèvera dans une âme, y verrons-nous quelque chose d’ « assurément espagnol ? « Autant vaudrait faire honneur à l’Espagne d’avoir inventé la psychologie dramatique ! Mais la vérité, c’est qu’on trouverait des modèles de ces conflits de sentimens contraires dans le répertoire de Robert Garnier, par exemple, et c’est surtout qu’à son défaut, l’expérience et l’histoire suffisaient ici largement à Corneille. L’histoire elle-même, vue de haut, par un poète, n’est qu’un répertoire de « situations extrêmes, » qui n’ont généralement d’issue que la mort ou la honte de la défaite ; et l’ordinaire des personnages qui en sont les acteurs ou les protagonistes est justement de se trouver « en présence d’alternatives également critiques. » Le rythme en est réglé, pour ainsi dire, par elles, par leur succession ou leur opposition, comme aussi bien celui de la vie même, et si les héros de Corneille « sont toujours sur le point de tomber de Charybde en Scylla, comme les caballeros, et les damas espagnols, » c’est qu’ils appartiennent à l’histoire. Quand le vaincu de Pharsale vint chercher un refuge aux rivages d’Egypte, je ne crois pas que les perplexités de Ptolémée, — qui font avec les audaces de Cléopâtre, sa sœur, tout le sujet de la Mort de Pompée, — fussent imitées d’un modèle espagnol, et Corneille, pour se les représenter, n’avait sans doute besoin ni de Calderon, ni de Lope de Vega. Mais aux yeux de M. G. Huszär, Pompée, dont il n’a pas retrouvé l’original espagnol, à moins que de le voir dans le poème de Lucain, — et, au fait, Lucain était de Cordoue, — Pompée ne rappelle pas moins « la comedia, par le culte de la vengeance qu’incarne Cornélie, trahissant par là sa parenté éloignée avec les dames espagnoles ; et Cléopâtre, par son orgueil, son amour de la gloire, son ambition, présente de nombreux traits du caractère castillan ! »

Maintenant, et en dehors de ce qu’il dut aux données de l’histoire, — dont je persiste à croire que ce ne sont pas les poètes espagnols qui lui ont révélé l’intérêt et enseigné l’emploi dans le drame, — si nous nous demandons ce que Corneille a emprunté de ses modèles « castillans, » j’admets volontiers que leur influence ne soit pas étrangère au goût qu’il a si souvent montré pour les subtilités de la casuistique. Ses héros sont bavards, mais surtout ils sont pleins de distinctions infinies. On ne les trouve jamais à court de raisons ni surtout de raisonnemens pour expliquer, pour justifier, pour louer eux-mêmes leur conduite. Quoi qu’ils fassent, ils ont toujours d’excellens motifs de le faire ; ils le croient du moins ; ils essaient de nous le faire croire ; et cela les mène souvent à énoncer d’étranges maximes : Escobar et Sanchez en énoncent à peine de plus surprenantes. Et puisqu’il ne semble pas douteux que l’Espagne ait été la patrie d’élection de la casuistique, on peut donc imputer ce que l’on en trouve dans la tragédie de Corneille à l’influence du théâtre espagnol. Mais ce ne sera toujours qu’à la condition de ne rien exagérer, et, notamment, de nous souvenir que la casuistique, en général, n’étant qu’une forme de la délicatesse de conscience, elle n’a donc rien de particulièrement espagnol, ni même de « catholique » ou de chrétien, quoi qu’on en puisse dire ; et le développement n’en est qu’une suite ou une conséquence du progrès psychologique et moral. Les anciens eux-mêmes n’en ont pas ignoré l’usage. Les Controverses de celui qu’on appelle Sénèque le Rhéteur et qu’on aimerait en vérité qui fût le même que Sénèque le Tragique, ne sont, en un certain sens, qu’un recueil de cas de conscience ; et, sans avoir ici l’intention de réhabiliter les sophistes grecs, il ne paraît pas prouvé que leur morale ne soit pas tout aussi délicate que celle de Socrate, et surtout de Platon. J’en appelle à témoin le théâtre entier d’Euripide.

Faisons donc attention, si nous voulons discuter utilement les questions, de commencer par les bien poser. La question des rapports du théâtre de Corneille avec le théâtre espagnol n’a vraiment pas d’importance en soi, ni même d’autre intérêt que celui d’une assez vaine curiosité. Le Cid est le Cid, Polyeucte est Polyeucte, Rodogune est Rodogune. S’ils ne les étaient pas, on prouverait bien inutilement que Corneille en a « inventé » les sujets ; et supposé qu’il n’eût tiré son Attila, sa Pulchérie, son Suréna que du trésor de sa seule imagination, nous ne les admirerions pas pour cela davantage. Inversement, de quelque source étrangère et, si l’on le veut, encore ignorée, qu’il ait tiré Rodogune, Polyeucte, et le Cid, ni l’intérêt, ni la valeur, ni la signification n’en sauraient être diminués. Il nous faut nous placer à un point de vue plus élevé. Les questions de « littérature comparée » ne sont pas, ne sauraient être des questions d’amour-propre national, et le malheur est qu’avec ces méthodes statistiques, on court le danger de les y réduire. C’est uniquement pour ce motif que nous avons cru devoir examiner et critiquer d’un peu près le livre de M. G. Huszär. Il est plein de choses et même de bonnes choses. La lecture en est instructive et facile. Il témoigne d’une connaissance étendue, précise, et en quelques points assez approfondie de deux grandes littératures. Que si l’auteur préfère la liberté du théâtre espagnol à la contrainte du théâtre français, c’est son droit. Ce le serait encore, s’il était Français au lieu d’être Hongrois. Mais, quelques-unes des questions que son livre soulève, le débordent pour ainsi dire, et le dépassent. C’est ce que nous avons essayé de montrer, chemin faisant, et, avant de prendre congé de lui, c’est pour cette raison que nous voudrions insister sur deux ou trois points essentiels.


III

Et d’abord nous ne saurions douter, après avoir lu M. G. Huszär, que nous ne connaissions pas encore assez, en France, l’histoire de la littérature espagnole. Rien qu’à nous enfermer dans le seul examen des rapports du théâtre de Corneille avec le théâtre espagnol, la question des rapports de l’Héraclius avec l’En esta vida... de Calderon est tout entière à revoir ; et je ne sache pas qu’aucun éditeur, commentateur, critique, biographe ou historien de Corneille ait étudié les analogies de son Polyeucte avec les trois pièces que cite M. G. Huszär : El principe constante, El José de las mujeres, et Los dos Amantes del cielo. L’une des plus belles scènes du Cid, la IVe de l’acte III ;


Eh bien, sans vous donner la peine de poursuivre,
Assurez-vous l’honneur de m’empêcher de vivre...


offre encore de singulières ressemblances avec la scène Xie de la 1re  journée de la Dévotion à la Croix. « Sensible à l’amour d’un côté, accablée de l’autre par le malheur présent, je voudrais en même temps te châtier et te défendre, et dans la confusion mortelle de mes pensées la clémence me combat et le ressentiment me pousse. » C’est la Julia de Calderon qui parle en ces termes à son amant Eusebio, qui reparaît devant elle tout couvert du sang de Lisardo, son frère, et n’est-ce pas aussi le discours que tient Chimène à Rodrigue ? La Dévotion à la Croix avait paru en 1634.

Mais la question plus générale des rapports de la littérature espagnole avec la littérature française est sans doute plus importante encore, et M. A. Morel-Fatio ne l’a guère qu’effleurée dans ses savantes Etudes sur l’Espagne ; M. G. Lanson, dans la Revue d’Histoire littéraire de la France (1896-1897), n’en a touché que la période qui s’étend de 1600 à 1660 ; et c’est également entre les mêmes limites que s’est enfermé M. Martinenche, en écrivant le livre que nous avons cité sur La Comédie espagnole en France, de Hardy à Racine (1900). C’est aussi la même période, et j’ajouterai la même question, — celle des rapports du théâtre espagnol et du théâtre français, — qu’éclairent les recherches de M. P. Morillot sur Scarron, de M. Eugène Rigal sur Alexandre Hardy, de M. G. Reynier sur Thomas Corneille. Mais, trois fois au moins, quatre peut-être, la littérature espagnole a profondément agi sur la notre : — au XVIe siècle, par l’intermédiaire de d’Herberay des Essards et de sa traduction d’Amadis, qui a commencé de paraître en 1540 ; — au XVIIe siècle, par l’intermédiaire, non seulement des auteurs dramatiques, Hardy, Mairet, Rotrou, Corneille, mais aussi par celui des traducteurs de romans, au premier rang desquels il faut nommer Chapelain, et des livres de dévotion, tels que la Fleur des Saints, de Ribadeneira ou la Grande Guide des Pécheurs, de Louis de Grenade ; — au XVIIIe siècle, par l’intermédiaire de Mme d’Aulnoy, mais surtout des « imitations » ou des « adaptations » de Lesage : le Diable boiteux, Gil Blas lui-même, Gusman d’Alfarache ; Estevanille Gonzalez, etc. ; — et enfin, au XIXe siècle, par l’intermédiaire des romantiques ou du romantisme, en général, sous l’inspiration de la critique allemande, des leçons de Guillaume de Schlegel, dans son Cours de Littérature dramatique, et de l’éloge démesuré que son frère Frédéric a fait de Calderon, dans son Histoire de la Littérature ancienne et moderne. Il serait temps que l’on étudiât de plus près l’histoire de cette influence, et dans un livre dont le plan serait plus large, et plus libre à la fois que celui de Puibusque dans son Histoire comparée des Littératures espagnole et française. Agé qu’il est de plus de soixante ans, ce livre, d’ailleurs estimable, n’a aucune des qualités qui « gardent les écrits de vieillir ; » et on y voit bien que la littérature espagnole a exercé plusieurs fois sur la littérature française une influence profonde, ou plutôt une influence étendue, mais on n’y voit malheureusement ni les raisons de cette influence, ni les causes qui l’ont interrompue, ni ses liaisons avec le développement intérieur de la littérature française, ni les modifications qu’elle a opérées, ni quelles sont enfin les autres influences qui l’ont elle-même contrariée ; — et encore une fois, c’est tout cela qui est « la littérature comparée. »

Ce qu’il faut essayer de nous mettre dans l’esprit, c’est qu’en effet l’histoire particulière de l’une quelconque des grandes littératures de l’Europe moderne ne saurait désormais s’écrire, ou même se comprendre, qu’à la lumière, et je dirais volontiers « en fonction « de toutes les autres. Littéralement, l’étude de Dante ou celle de Shakspeare sont des questions « internationales » qui n’appartiennent exclusivement ni à l’Italie, ni à l’Angleterre. Pareillement la question qui nous occupe aujourd’hui, celle des « rapports du théâtre de Corneille avec le théâtre espagnol. » C’est ce que n’a pas vu M. G. Huszär. Il l’a traitée comme n’intéressant que la France et que l’Espagne, et sans doute elle les intéresse, elle nous intéresse, mais d’une tout autre manière que ne l’a cru M. G. Huszär, et par d’autres côtés, et à un autre titre.

Car, de ce point de vue plus général, — qu’on eût voulu qui fût le sien, — voyez comme les questions changent d’aspect, de signification, et même de position. Il n’y a presque pas un de nos historiens de la littérature française qui n’attribue pour une large part la forme « oratoire » de notre tragédie, — telle que déjà l’idée s’en dessine dans les pièces de Jean de la Taille ou de Robert Garnier ; — la direction qu’elle a prise de bonne heure ; et les caractères généraux qui sont demeurés les siens jusque dans les déclamations mal écrites, et plus mal rimées, de Marmontel ou de La Harpe, à l’influence de Sénèque. « Les tragédies de Jean de la Taille, dit à propos M. G. Huszär, montrent l’influence de Sénèque ;... Robert Garnier, ce disciple de Sénèque, est le moins indigne des prédécesseurs de Corneille au XVIe siècle... » et il ne fait, en le disant, que redire ce que nous avons tous plus ou moins dit. Nous avions raison, et lui aussi, s’il n’est pas douteux qu’au XVIIe siècle même, on retrouve le souvenir, sinon l’influence de Sénèque, dans le théâtre de Corneille et dans celui de Racine. Passons cependant la Manche, et consultons les historiens du théâtre anglais. Eux aussi nous parlent de Sénèque, et nous disent, en propres termes, que, dans les premières années du règne d’Elisabeth, il n’y a pas un « classique » dont la popularité soit comparable, non seulement entre les lettrés mais parmi les auteurs dramatiques, à celle de Sénèque le Tragique. Ils en donnent d’excellentes raisons, dont celle-ci n’est pas la moins ingénieuse ni la moins solide, que, de tous les écrivains de l’antiquité gréco-latine, Sénèque étant le plus « cosmopolite, » avec Plutarque, est donc aussi, comme Plutarque, celui que les modernes ont dû le mieux comprendre. Ils nous rappellent alors que, de 1559 à 1581, toutes les tragédies de Sénèque ont été traduites en anglais. Ils ajoutent que les preuves abondent de l’influence de ces traductions sur les commencemens de la tragédie anglaise : les Iphigénie, [es Ajax, les Persée, les Mucius Scevola, les Quntus Fabius, les Scipion, se succèdent sur la scène, les Jocaste et les Catilina. Et, naturellement, la question se pose de savoir pourquoi les choses s’étant passées jusque-là, — c’est-à-dire jusqu’aux environs de 1580, — en Angleterre comme en France, elles commencent donc alors de s’y passer autrement. Nous soupçonnons que, si les historiens du théâtre français ne se sont pas exagéré l’influence de Sénèque sur la formation de la tragédie, leur explication n’explique en réalité rien du tout. En littérature et en art, comme ailleurs, les mêmes causes ne sauraient manquer d’opérer les mêmes effets. Et si l’on dit que, les effets n’étant pas les mêmes, étant même contraires ou contradictoires, les « mêmes causes » n’étaient donc pas à vrai dire les mêmes, la question change ici de nature ! Les différences qui séparent la conception générale du drame anglais de celle de la tragédie française ne viennent pas d’une différence de culture ou d’éducation littéraire. Si le drame anglais est ce qu’il est en dépit de Sénèque, il y a lieu de croire que, sans Sénèque, la tragédie française n’en serait pas moins ce qu’elle est. Il faut creuser plus profondément. Il faut chercher ailleurs, et une question d’histoire littéraire se trouve transformée en une question d’histoire générale de la civilisation.

J’en donnerai un autre exemple.

M. G. Huszär emprunte à Désiré Nisard les lignes que voici : « Les mœurs de la France avaient mis à la mode le mélange de la politique et de la galanterie. Corneille fit des politiques galans. » Et il continue : « M. J. Lemaître dit une chose analogue : « Les Romains de Corneille n’étaient que des Français du temps de Louis XIII ou de la Fronde. » Et il ajoute en son nom personnel : « À notre avis, Corneille a subi aussi bien l’influence de son époque que celle de l’Espagne. Mais les élémens de ses tragédies, qui peuvent être regardés comme exprimant l’esprit contemporain, se confondent avec ceux qui sont dus à l’Espagne, ou bien ils sont absorbés par eux. » c’est ici qu’il faudrait essayer de s’entendre, et, par exemple, si « l’amour » dans la tragédie de Corneille, — c’est M. G. Huszär qui le dit, — ressemble autant à l’idée que l’on s’en formait à la cour de Louis XIII qu’il diffère de la manière dont on le comprenait en Espagne, voilà un singulier raisonnement ! Si Corneille imite l’Espagne, il l’imite, et quand il ne l’imite pas, il l’imite tout de même, car en ce cas, nous dit-on, ce qu’il imite, ce sont les « mœurs de son époque ; » et les mœurs de son époque peuvent être regardées comme « se confondant avec celles de l’Espagne, » ou bien elles sont « absorbées par elle. »

Mais la question est mal posée. La vérité, c’est qu’à ce moment de l’histoire, entre 1580 et 1650 ou environ, « l’esprit contemporain » est sensiblement le même dans l’Europe à peu près entière : je veux dire en Allemagne, en France, en Angleterre, en Espagne, en Italie ; et là, pour décider la question des rapports de Corneille avec le théâtre espagnol, — comme aussi bien dix autres questions de la même nature, — là est précisément le « phénomène littéraire » qu’il s’agirait d’expliquer. Gongorisme ou cultisme en Espagne, marinisme en Italie, préciosité chez nous, euphuisme en Angleterre, tout cela, c’est partout, et à la fois, ce que l’on pourrait appeler une même maladie du langage ; un même idéal de littérature ou d’art qui se précise en s’exagérant : c’est aussi le symptôme et le signal d’une même transformation de 1’« esprit contemporain, » et des mœurs. Corneille n’en est que l’un des représentans. Et au lieu de dire, avec M. G. Huszär « qu’il subit l’influence de son époque aussi bien que celle de l’Espagne, « il nous faut dire que l’Espagne et la France traversent en même temps une même phase de l’évolution de la « littérature européenne. » Ici encore la question est plus haute que de savoir qui des deux est supérieur à l’autre, du Cid de Corneille ou de celui de Guillen de Castro, plus générale et plus intéressante que d’examiner lequel des deux est le plus espagnol ou le plus français. Car, souvent, c’est à cela que se réduisent les études de « littérature comparée » qu’on nous donne ; et on est étonné, selon les cas, amusé ou irrité de voir qu’un gros livre, bien savant et bien « documenté » sur le Roman picaresque, n’aboutisse qu’à prouver que Mateo Aleman fut un auteur espagnol, et Alain-René Lesage un écrivain français ! Il y avait a priori de fortes raisons de le croire ! Mais ce qu’il fallait essayer de montrer c’était, entre des mains différentes, ce que devient une même « matière, » et comment, tout en subissant les mêmes influences, l’originalité des génies nationaux ou des talens individuels trouve pourtant les moyens de s’en libérer.

Ou, en d’autres termes, étant donné le sujet du Cid, et généralement la matière du théâtre espagnol, quels en sont les rapports avec le génie national de l’Espagne ; — comment, dans quelles conditions de fait, à la faveur de quelles circonstances, et pourquoi, par lesquelles de ses qualités, ou peut-être de ses défauts, par quels traits de ce qu’on en pourrait appeler l’état signalétique, ce théâtre a-t-il fait fortune hors de ses frontières ; — de quelle manière, en l’imitant, ou plutôt en essayant de se l’approprier, les exigences de l’esprit français, ou anglais, ou allemand, l’ont-elles transformé ; — de quel progrès de l’art ou de la pensée cette transformation a-t-elle été l’origine, ou le signal, ou quelquefois le chef-d’œuvre ; — qu’est-ce qu’un Corneille ou un Racine y ont ajouté de leur fond, je veux dire d’eux-mêmes, et pour ainsi parler de leur substance, — et enfin, de ce concours d’influences ou de leur contrariété même, de cette succession de métamorphoses, de cet accroissement de signification profonde, quel enrichissement en est-il résulté pour l’art dramatique, pour la littérature européenne, pour l’esprit humain, ce sont les questions auxquelles il faudra que la « littérature comparée » s’efforce de répondre. Elle n’y réussira qu’en assouplissant ce que ses méthodes ont présentement d’un peu raide, et surtout qu’en élargissant ce qu’elles ont de trop étriqué. Elle devra aussi préciser ce que, sous leur apparence de rigueur érudite, elles ont jusqu’ici d’incertain et de flottant.

Trois indications l’y aideront peut-être, que je formulerai de la manière suivante :

1° Il y a une littérature « européenne, » dont les littératures « nationales » ne sont que les manifestations particulières ;

2° Ces manifestations particulières, continues en apparence, sont en réalité « successives » ou « alternatives ; » et chacune de ces « littératures nationales » prend à son tour, dans des conditions assez difficiles à définir, l’hégémonie de la « littérature européenne ; »

3° L’une de ces conditions semble être la rencontre ou la coïncidence de ce que leur génie propre a de plus « national » avec les exigences qui sont, à un moment donné, les exigences actuelles de l’esprit « européen. »

Il ne me reste, en terminant, qu’à remercier encore une fois M. G. Huszär, de m’avoir procuré l’occasion d’exprimer ces idées. J’ai dit quels étaient les défauts, mais aussi les qualités de son livre. Je ne voudrais pas, en le critiquant, en avoir méconnu la valeur, qui est grande. Il ne tiendra qu’à son auteur, dans une prochaine édition, et sans rien modifier à son plan, de faire de ces trois cents pages l’étude à la fois la plus précise et la plus complète qu’on ait encore écrite sur les rapports du théâtre de Corneille avec le théâtre espagnol... Je n’oserais, après cela, décider s’il sera, pour les Espagnols et pour nous, plus flatteur ou plus humiliant de la devoir à un Hongrois.


FERDINAND BRUNETIERE.