Cora
CoraJ. Hetzel Œuvres illustrées de George Sand, volume 4 (p. 106-110).
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II.

Mais je ne l’obtins pas, et je restai témoin du bonheur d’un autre. Alors je pris le parti de tomber malade, ce qui me sauva du désespoir, ainsi qu’il arrive toujours en pareil cas.

Si dégoûté qu’on soit de la vie, il est certain que, lorsque la fatalité nous y retient malgré nous, la faiblesse humaine ne peut s’empêcher de remercier secrètement la fatalité. La mort est si laide qu’aucun de nous ne la voit de près sans effroi. Bien magnanimes sont ceux qui enfoncent le rasoir jusqu’à l’artère carotide, ou qui avalent le poison jusqu’au fond de la coupe. (Je dis la coupe, parce qu’il n’est pas séant et presque impossible de s’empoisonner dans un vase qui porte un autre nom quelconque.)

Oui, le proverbe d’Ésope est la sagesse des nations. Nous aimons la vie comme une maîtresse que nous convoitons encore avec les sens, après même que toute estime et toute affection pour elle sont éteintes en nous. Le soir où je vis un prêtre et un médecin convenablement graves à mon chevet, je n’eus pas la force de m’enquérir vis-à-vis de moi-même de ce que j’en ressentais de joie ou de peine. Mais quand, un matin, je m’éveillai faible et languissant, et que je vis la garde-malade endormie profondément sur sa chaise, le soleil brillant sur les toits et les fioles pharmaceutiques vides sur le guéridon, quand je me hasardai à remuer et que je sentis ma tête sans douleur, mes membres légers, et mon corps débile dégagé de tous les liens de fer de la souffrance, je ressentis un insurmontable sentiment de bien-être et de reconnaissance envers le ciel.

Et puis je me rappelai Cora et son mariage, et j’eus honte de la joie que je venais d’éprouver ; car, après les ferventes prières que j’avais adressées à Dieu et au médecin pour être délivré de la vie, c’était une inconséquence sans pareille que d’en accepter le retour sans colère et sans amertume. Je me mis donc à répandre des larmes. La jeunesse est si riche en émotions de tout genre, qu’il lui est possible de se torturer elle-même en dépit de la force de l’espoir, de la poésie, de tous les bienfaits dont l’a douée la Providence. Je lui reprochai, moi, d’avoir été plus sage que moi, et de n’avoir pas permis qu’un amour bizarre et presque imaginaire me conduisît au tombeau. Puis je me résignai et j’acceptai la volonté de Dieu, qui rivait ma chaîne et me condamnait à jouir encore de la vue du ciel, de la beauté de la nature et de l’affection de mes proches.

Quand je fus assez fort pour me lever, je m’approchai de la fenêtre avec un inexprimable serrement de cœur. Cora était là ; elle lisait. Elle était toujours belle, toujours pâle, toujours seule. J’eus un sentiment de joie. Elle m’était donc rendue, ma fée aux yeux verts ; ma belle rêveuse solitaire ! Je pourrais la contempler encore et nourrir en secret cette passion extatique que le regard d’un rival m’avait forcé de refouler si longtemps ! Tout à coup elle releva sa tête brune, et ses yeux, errant au hasard sur la muraille, aperçurent ma face pâle qui se penchait vers elle. Je tressaillis, je crus qu’elle allait fuir comme à l’ordinaire. Mais, ô transport ! elle ne s’enfuit point. Au contraire, elle m’adressa un salut plein de politesse et de douceur, puis elle reporta son attention sur son livre, et resta sous mes yeux absolument indifférente à l’assiduité de mes regards ; mais du moins elle resta.

Un homme plus expérimenté que moi eût préféré l’ancienne sauvagerie de Cora à l’insouciance avec laquelle désormais elle bravait le face-à-face. Mais pouvais-je résister au charme qu’elle venait de jeter sur moi avec son salut bienveillant et gracieux ? Je m’imaginai tout ce qu’il peut entrer de chaste intérêt et de bienveillance réservée dans un modeste salut de femme. C’était la première marque de connaissance que me donnait Cora. Mais avec quelle ingénieuse délicatesse elle choisissait l’instant de me la donner ! Combien il entrait de compassion généreuse dans ce faible témoignage d’un intérêt timide et discret ! Elle n’osait point me demander si j’étais mieux. D’ailleurs elle le voyait, et son salut valait tout un long discours de félicitations.

Je passai toute la nuit à commenter ce charmant salut, et le lendemain, à l’heure où Cora reparut, je me hasardai à risquer le premier témoignage de notre intelligence naissante. Oui, j’eus l’audace de la saluer profondément ; mais je fus si bouleversé de ce que j’osais faire, que je n’eus point le courage de fixer mes yeux sur elle. Je les tins baissés avec crainte et respect, ce qui fit que je ne pus point savoir si elle me rendait mon salut, ni de quel air elle me le rendait.

Troublé, palpitant, plein d’espoir et de terreur, je restais le front caché dans mes mains, n’osant plus montrer mon visage, lorsqu’une voix s’éleva dans le silence de la rue, et, montant vers moi, m’adressa ces douces paroles :

— Il paraît, Monsieur, que votre santé est meilleure ?

Je tressaillis, je retirai ma tête de mes mains ; je regardai Cora, je ne pouvais en croire mes oreilles, d’autant plus que la voix était un peu rude, un peu mâle, et que je m’étais toujours imaginé la voix de Cora plus douce que celle de la brise d’avril caressant les fleurs naissantes. Mais comme je la contemplais d’un air éperdu, elle réitéra sa question dans des termes dont la douceur me fit oublier l’accent un peu indigène et le timbre un peu vigoureux de sa voix.

— Je vois avec plaisir, dit-elle, que monsieur Georges se porte mieux.

Je voulus faire une réponse qui exprimât l’enthousiasme de ma reconnaissance ; mais cela me fut impossible : je pâlis, je rougis, je balbutiai quelques paroles inintelligibles ; je faillis m’évanouir.

À ce moment, l’épicier, le père de ma Cora, approchant son profil osseux de la fenêtre, lui dit d’un ton rauque, mais pourtant bienveillant :

— À qui parles-tu donc, mignonne ?

— À notre voisin, M. Georges, qui est enfin convalescent et que je vois à sa fenêtre.

— Ah ! j’en suis charmé, dit l’épicier, et, soulevant son bonnet de loutre : Comment va la santé, mon cher voisin ?

Je remerciai avec plus d’assurance le père de ma bien-aimée. J’étais le plus heureux des mortels ; j’obtenais enfin un peu d’intérêt de cette famille naguère si farouche et si méfiante envers moi. Mais hélas ! pensais-je presque aussitôt, que me sert à présent d’être plaint et consolé ? Cora n’est-elle pas pour jamais unie à un autre ?

L’épicier, appuyant ses deux coudes sur sa fenêtre, entama alors avec moi une conversation affectueuse et bienveillante sur la beauté de la journée, sur le plaisir de revenir à la vie par un si bon soleil, sur l’excellence des gilets de flanelle en temps de convalescence, et les bienfaisants effets de l’eau miellée et du sirop de gomme sur les poitrines fatiguées et les estomacs débilités.

Jaloux de soutenir et de prolonger un entretien si précieux, je lui répondis par des compliments flatteurs sur la beauté des giroflées qui fleurissaient à sa fenêtre, sur la grâce mignonne et coquette de son chat qui dormait au soleil devant la porte, et sur la bonne exposition de sa boutique qui recevait en plein les rayons du soleil de midi.

— Oui, oui, répondit l’épicier, au commencement du printemps les rayons du soleil ne sont point à dédaigner ; plus tard ils deviennent un peu trop bons….

À cet entretien cordial et ingénu, Cora mêlait de temps en temps des réflexions courtes et simples, mais pleines de bon sens et de justesse ; j’en conclus qu’elle avait un jugement droit et un esprit positif.

Puis, comme j’insistais sur l’avantage d’avoir la façade de son logis exposée au midi, Cora, inspirée par le ciel et par la beauté de son âme, dit à son père :

— Au fait, la chambre de M. Georges exposée au nord doit encore être assez fraîche dans ce temps-ci. Peut-être, si vous lui proposiez de venir s’asseoir une heure ou deux chez nous, serait-il bien aise de voir le soleil en face ?

Puis elle se pencha vers son oreille, et lui dit tout bas quelques mots qui semblèrent frapper vivement l’épicier.

— C’est bien, ma fille, s’écria-t-il d’un ton jovial. Vous plairait-il, monsieur Georges, d’accepter une chaise à côté de ma Cora ?

— Ô mon Dieu ! pensai-je, si c’est un rêve, faites que je ne m’éveille point.

Une minute après, le généreux épicier était dans ma chambre et m’offrait son bras pour descendre. J’étais ému jusqu’aux larmes et je lui pressai les mains avec une effusion qui le surprit, tant son action lui paraissait naturelle.

Au seuil de ma maison, je trouvai Cora qui venait pour aider son père à me soutenir en traversant la rue. Jusque-là je me sentais la force d’aller vers elle ; mais dès qu’elle toucha mon bras, dès que sa main longue et blanche effleura mon coude, je me sentis défaillir, et je perdis le sentiment de mon bonheur pour l’avoir senti trop vivement.

Je revins à moi sur un grand fauteuil de cuir à clous dorés, qui, depuis cinquante ans, servait de trône au patriarcal épicier. Sa digne compagne me frottait les tempes avec du vulnéraire, et Cora, la belle Cora, tenait sous mes narines son mouchoir imbibé d’alcool. Je faillis m’évanouir de nouveau ; je voulus remercier, mais je n’avais pas d’expressions pour peindre ma gratitude ; pourtant, dans un moment où l’épicier, me voyant mieux, se retirait, et où sa femme passait dans l’arrière-boutique pour me chercher un verre d’eau de réglisse, je dis à Cora en levant sur elle mon œil languissant :

— Ah ! Madame, pourquoi ne m’avoir pas laissé mourir ? j’étais si heureux tout à l’heure !

Elle me regarda d’un air étonné et me dit d’un ton affectueux : — Remettez-vous, Monsieur, vous avez de la fièvre, je le vois bien.

Quand je fus tout à fait remis de mon trouble, l’épicière retourna à la boutique, et je restai seul avec Cora.

Comme le cœur me battit alors ! Mais elle était calme, et sa sérénité m’imposait tant de respect que je pris sur moi de paraître calme aussi.

Cependant ce tête-à-tête devint pour moi d’un cruel embarras. Cora n’aimait point à parler. Elle répondait brièvement à toutes les choses que je tirais de mon cerveau avec d’incroyables efforts, et, quoi que je fisse, jamais ses réponses n’étaient de nature à nouer l’entretien ; sur quelque matière que ce fût, elle était de mon avis. Je ne pouvais pas m’en plaindre, car je lui disais de ces choses sensées qu’il n’est pas possible de combattre à moins d’être fou. Par exemple, je lui demandai si elle aimait la lecture. — Beaucoup, me répondit-elle. — C’est qu’en effet, repris-je, c’est une si douce occupation ! — En effet, reprit-elle, c’est une très-douce occupation. — Pourvu, ajoutai-je, que le livre qu’on lit soit beau et intéressant. — Oh ! certainement, ajouta-t-elle. — Car, poursuivis-je, il en est de bien insipides. — Mais aussi, poursuivit-elle, il en est de bien jolis. — Cet entretien eut pu nous mener loin si je me fusse senti la hardiesse de l’interroger sur le genre de ses lectures. Mais je craignis que cela ne fût indiscret, et je me bornai à jeter un regard furtif sur le livre entr’ouvert au pied de la giroflée. C’était un roman d’Auguste Lafontaine. J’eus la sottise d’en être affecté d’abord. Et puis, en y réfléchissant, je trouvai dans le choix de cette lecture une raison d’admirer la simplicité et la richesse d’un cœur qui pouvait puiser là des émotions attachantes. Je parcourus de l’œil une pile de volumes délabrés qui gisaient sur un rayon près de moi. Je ne nommerai point les auteurs chéris de ma Cora ; les lecteurs blasés en riraient, et moi, dans ma vaine enflure de poëte, je faillis en être froissé… Mais je revins bientôt à la raison en comparant les ressources d’un esprit si neuf et d’une âme si virginale à la vieillesse prématurée de nos imaginations épuisées. Il y avait dans la vie intellectuelle des trésors auxquels Cora n’avait pas encore touché, et l’homme qui serait assez heureux pour les lui révéler verrait s’épanouir sous son souffle la plus belle œuvre de la création, le cœur d’une femme ingénue !…

Je rentrai chez moi enthousiasmé de Cora, dont l’ignorance était si candide et si belle. J’attendis l’heure d’y retourner le jour suivant, sans pourtant espérer cette nouvelle faveur. Elle reparut avec sa mère, qui m’invita à descendre. Quand je fus installé dans le grand fauteuil, je vis une sorte d’agitation inquiète dans la famille. Puis l’épicier s’assit vis-a-vis de moi avec un air hypocritement naïf. J’étais agité moi-même, je craignais et je désirais l’explication de cette contenance.

— Puisque vous vous trouvez bien ici, monsieur Georges, dit-il enfin en posant ses deux mains sur ses rotules replètes, j’espère que vous y viendrez sans façon vous reposer tant que vous ne serez pas assez fort pour aller vous distraire ailleurs.

— Généreux homme ! m’écriai-je.

— Non, dit-il en souriant, cela ne vaut point un remerciement : entre voisins on se doit assistance, et, Dieu merci ! nous n’avons jamais refusé la nôtre aux honnêtes gens : car je présume que vous êtes un brave jeune homme, monsieur Georges, vous en avez parfaitement l’air, et je me sens de la confiance en vous.

— J’en suis honoré, répondis-je avec embarras.

— Ainsi, Monsieur, poursuivit le digne homme avec gaieté, en se levant, restez avec notre Cora tant que vous voudrez. C’est une fille d’esprit, voyez-vous ! une personne qui a vécu dans les livres, et dont la mère n’a jamais voulu contrarier le goût. Aussi, elle en sait plus que nous à présent, et vous trouverez de l’agrément dans sa société, j’en réponds.

— Il y a bien longtemps, répondis-je en rougissant et en jetant sur Cora un regard timide, que je me serais estimé heureux de cette faveur… Elle est venue bien tard, hélas ! au gré de mon impatience….

— Ah ! dame, dit l’épicier en ricanant, c’est qu’il y a deux mois, voyez-vous, la chose n’était pas possible. Cora n’était pas mariée, et… à moins de se présenter ici avec l’intention de l’épouser, avec de bonnes et franches propositions de mariage, aucun garçon n’obtenait de sa mère l’entrée de cette chambre. Vous savez, Monsieur, comme il faut veiller sur une jeune fille pour empêcher les mauvaises langues de lui faire tort ; à présent que voici l’enfant établie, comme nous sommes sûrs de sa moralité, nous la laissons tout à fait libre, et puis…d’ailleurs (ici l’épicier baissa la voix), pâle et faible comme vous voilà, personne ne pensera que vous songiez à supplanter un mari jeune et bien portant…. L’épicier termina sa phrase par un gros rire. Je devins pâle comme la mort, et je n’osai pas lever les yeux sur Cora.

— Tenez, tenez, ne vous fâchez pas d’une plaisanterie, mon cher voisin, reprit-il : vous ne serez pas toujours convalescent, et bientôt peut-être les pères et les maris vous surveilleront de plus près…. En attendant, restez ici ; Cora vous tiendra compagnie, et d’ailleurs je crois qu’elle a quelque chose à vous dire.

— À moi ? m’écriai-je en regardant Cora.

— Oui, oui, reprit le père, c’est une petite affaire délicate… voyez-vous, et qu’une jeune femme entendra mieux qu’un vieux bonhomme. Allons, au revoir, monsieur Georges.

Il sortit. Je restai encore une fois seul avec Cora, et cette fois elle avait une affaire délicate à traiter avec moi : elle allait me confier un secret peut-être, une peine de son cœur, un malheur de sa destinée : ah ! sans doute, il y avait un grand et profond mystère dans la vie de cette fille si mélancolique et si belle ! son existence ne pouvait pas être arrangée comme celle des autres. Le ciel ne lui avait pas départi une si miraculeuse beauté sans la lui faire expier par des trésors de douleur. Enfin, me disais-je, elle va les épancher dans mon sein, et je pourrai peut-être en prendre une partie pour la soulager !

Elle resta un peu confuse devant moi. Puis elle fouilla dans la poche de son tablier de taffetas noir et en tira un papier plié.

— En vérité, Monsieur, dit-elle, c’est bien peu de chose : je ne sais pourquoi mon père me charge de vous le dire ; il devrait savoir qu’un homme d’esprit comme vous ne s’offense pas d’une demande toute naturelle…. Sans tout ce qu’il vient de dire, je ne serais pas embarrassée, mais….

— Achevez, au nom du ciel, m’écriai-je avec ferveur ; ô Cora ! si vous connaissiez mon cœur, vous n’hésiteriez pas un instant à m’ouvrir le vôtre.

— Eh bien, Monsieur, dit Cora émue, voici ce dont il s’agit. Elle déplia le papier et me le présenta. J’y jetai les yeux, mais ma vue était troublée, ma main tremblante, il me fallut prendre haleine un instant avant de comprendre. Enfin je lus : « Doit M. Georges à M***, épicier droguiste, pour objets de consommation fournis durant sa maladie….

12 l. cassonade pour sirops et tisanes, ci.
Savon fourni à sa garde-malade, ci-contre.
Chandelle
Centaurée fébrifuge, etc., etc.
Total 30 fr. 50 c.
Pour acquit, CORA **. »

Je la regardai d’un air égaré. — Véritablement, Monsieur, me dit-elle, vous trouvez peut-être cette demande indiscrète, et vous n’êtes pas encore assez bien portant pour qu’il soit agréable d’être importuné d’affaires. Mais nous sommes fort gênés, le commerce va si mal, le loyer de notre boutique est fort cher… et Cora parla longtemps encore. Je ne l’entendis point. Je balbutiai quelques mots et je courus, aussi vite que mes forces me le permirent, chercher la somme que je devais à l’épicier. Puis je rentrai chez moi atterré, et je me mis au lit avec un mouvement de fièvre.



Accablé de douleur, brisé jusqu’à l’âme… (Page 112.)

Mais le lendemain je revins à moi avec des idées plus raisonnables. Je me demandai pourquoi ce mépris idiot et superbe pour les détails de la vie bourgeoise ? pourquoi l’impertinente susceptibilité des âmes poétiques qui croient se souiller au contact des nécessités prosaïques ? pourquoi enfin cette haine absurde contre le positif de la vie ?

Ingrat ! pensai-je, tu te révoltes parce qu’un mémoire de savon et de chandelle a été rédigé et présenté par Cora, tandis que tu devrais baiser la belle main qui t’a fourni ces secours à ton insu durant ta maladie. Que serais-tu devenu, misérable rêveur, si un homme confiant et probe n’eût consenti à répandre sur toi les bienfaits de son industrie, sans autre gage de remboursement que ta mince garde-robe et ton misérable grabat ? Et si tu étais mort sans pouvoir lire son mémoire et l’acquitter, où sont les héritiers qui auraient trouvé dans ta succession 30 fr. 50  c. à lui remettre ?

Et puis je songeai que ces breuvages bienfaisants qui m’avaient sauvé de la souffrance et de la mort, c’était Cora qui les avait préparés. Qui sait, pensai-je, si elle n’a point composé un charme ou murmuré une prière qui leur ait donné la vertu de me guérir ? N’y a-t-elle pas aussi mêlé une larme compatissante le jour où je touchai aux portes du tombeau ? Larme divine ! topique céleste !…

J’en étais là quand l’épicier frappa à ma porte : — Tenez, monsieur Georges, me dit-il, ma femme et moi nous craignons de vous avoir fâché. Cora nous a dit que vous aviez eu l’air surpris et que vous aviez acquitté le mémoire sans dire un mot. Je ne voudrais pas que vous nous crussiez capables de méfiance envers vous. Nous sommes gênés, il est vrai. Notre commerce ne va pas très-bien ; mais si vous aviez besoin d’argent, nous trouverions encore moyen de vous rendre le vôtre et même de vous en prêter un peu.

Je me jetai dans ses bras avec effusion. — Digne vieillard, m’écriai-je, tout ce que je possède est à vous !… Comptez sur moi à la vie et à la mort. Je parlai longtemps avec l’exaltation de la fièvre. Il me regardait avec son gros œil gris, rond comme celui d’un chat. Quand j’eus fini : — À la bonne heure, dit-il du ton d’un homme qui prend son parti sur l’impossibilité de deviner une énigme. Je vous prie de venir nous voir de temps en temps et de ne pas nous retirer votre pratique.