Cora
CoraJ. Hetzel Œuvres illustrées de George Sand, volume 4 (p. 102-106).


CORA

I.

À mon retour de l’île Bourbon (je me trouvais dans une situation assez précaire), je sollicitai et j’obtins un mince emploi dans l’administration des postes. Je fus envoyé au fond de la province, dans une petite ville dont je tairai le nom pour des motifs que vous concevrez facilement.

L’apparition d’une nouvelle figure est un événement dans une petite ville, et, quoique mon emploi fût des moins importants, pendant quelques jours je fus, après un phoque vivant et deux boas constrictors, qui venaient de s’installer sur la place du marché, l’objet le plus excitant de la curiosité publique et le sujet le plus exploité des conversations particulières.

La niaise oisiveté dont j’étais victime me séquestra chez moi pendant toute la première semaine. J’étais fort jeune, et la négligence que j’avais jusqu’alors apportée par caractère aux importantes considérations de la mise et de la tenue commençaient à se révéler à moi sous la forme du remords.

Après un séjour de quelques années aux colonies, ma toilette se ressentait visiblement de l’état de stagnation honteuse où l’avait laissé le progrès du siècle. Mon chapeau à la Bolivar, mes favoris à la Bergami et mon manteau à la Quiroga étaient en arrière de plusieurs lustres, et le reste de mon accoutrement avait une tournure exotique dont je commençais à rougir.

Il est vrai que, dans la solitude des champs, ou dans l’incognito d’une grande ville, ou dans le tourbillon de la vie errante, j’eusse pu exister longtemps encore sans me douter du malheur de ma position. Mais une seule promenade hasardée sur les remparts de la ville m’éclaira tristement à cet égard. Je ne fis point dix pas hors de mon domicile sans recevoir de salutaires avertissements sur l’inconvenance de mon costume. D’abord une jolie grisette me lança un regard ironique, et dit à sa compagne, en passant près de moi : — « Ce monsieur a une cravate bien mal pliée. » Puis un ouvrier, que je soupçonnai être dans le commerce des feutres, dit d’un ton goguenard, en posant ses poings sur ses flancs revêtus d’un tablier de cuir : — « Si ce monsieur voulait me prêter son chapeau, j’en ferais fabriquer un sur le même modèle, afin de me déguiser en roast-beef le jour du carnaval. » Puis une dame élégante murmura en se penchant sur sa croisée : — « C’est dommage qu’il ait un gilet si fané et la barbe si mal faite. » Enfin, un bel esprit du lieu dit en pinçant la lèvre : — « Apparemment que le père de ce monsieur est un homme puissant, on le voit à l’ampleur de son habit. » Bref, il me fallut bientôt revenir sur mes pas, fort heureux d’échapper aux vexations d’une douzaine de polissons en guenilles qui criaient après moi du haut de leur tête : À bas l’angliche ! à bas le milord ! à bas l’étranger !

Profondément humilié de ma mésaventure, je résolus de m’enfermer chez moi jusqu’à ce que le tailleur du chef-lieu m’eût fait parvenir un habit complet dans le dernier goût. L’honnête homme ne s’y épargna point, et me confectionna des vêtements si exigus et si coquets que je pensai mourir de douleur en me voyant réduit à ma plus simple expression, et semblable en tous points à ces caricatures de fats parisiens et d’incroyables qui nous faisaient encore pâmer de rire, l’année précédente, à l’île Maurice. Je ne pouvais pas me persuader que je ne fusse pas cent fois plus ridicule sous cet habit que sous celui que je venais de quitter, et je ne savais plus que devenir ; car j’avais promis solennellement à mon hôtesse (la femme du plus gros notaire de l’arrondissement) de la conduire au bal, et de lui faire danser la première et probablement l’unique contredanse à laquelle ses charmes lui donnaient le droit de prétendre. Incertain, honteux, tremblant, je me décidai à descendre et à demander à cette estimable femme un avis rigide et sincère sur ma situation. Je pris un flambeau et je me hasardai jusqu’à la porte de son appartement ; mais je m’arrêtai palpitant et désespéré, en entendant partir de ce sanctuaire un bruit confus de voix fraîches et perçantes, de rires aigus et naïfs, qui m’annonçaient la présence de cinq ou six demoiselles de la ville. Je faillis retourner sur mes pas ; car, de m’exposer au jugement d’un si malin aréopage dans une parure plus que problématique à mes yeux, c’était un héroïsme dont peu de jeunes gens à ma place se fussent sentis capables.

Enfin, la force de ma volonté l’emporta ; je me demandai si j’avais lu pour rien Locke et Condillac, et poussant la porte d’une main ferme, j’entrai par l’effet d’une résolution désespérée. J’ai vu de près d’affreux événements, je puis le dire : j’ai traversé les mers et les orages, j’ai échappé aux griffes d’un tigre dans le royaume de Java, et aux dents d’un crocodile dans la baie de Tunis ; j’ai vu en face les gueules béantes des sloops flibustiers ; j’ai mangé du biscuit de mer qui m’a percé les gencives ; j’ai embrassé la fille du roi de Timor… eh bien ! je vous jure que tout ceci n’était rien au prix de mon entrée dans cet appartement, et que dans aucun jour de ma vie je ne recueillis un aussi glorieux fruit de l’éducation philosophique.

Les demoiselles étaient assises en cercle, et, en attendant que la femme du notaire eût achevé de mêler à ses cheveux noirs une légère guirlande de pivoines, ces gentes filles de la nature échangeaient entre elles de joyeux propos et de naïves chansons. Mon apparition inattendue paralysa l’élan de cette gaieté charmante. Le silence étendit ses ailes de hibou sur leurs blondes têtes, et tous les yeux s’attachèrent sur moi avec l’expression du doute, de la méfiance et de la peur.

Puis tout à coup un cri de surprise s’échappa du sein de la plus jeune, et mon nom vola de bouche en bouche comme la bordée d’une frégate armée en guerre. Mon sang se glaça dans mes veines, et je faillis prendre la fuite comme un brick qui a cru attaquer un chasse-marée, et qui, à la portée de la longue-vue, découvre un beau trois-mâts, laissant nonchalamment tomber ses sabords pour lui faire accueil.

Mais, à ma grande stupéfaction, la femme de mon hôte, laissant la moitié de ses boucles crêpées et menaçantes, tandis que l’autre gisait encore sous le papier gris de la papillote, accourut vers moi en s’écriant : — C’est notre jeune homme ! c’est notre pauvre Georges ! Ah ! mon Dieu ! quelle métamorphose ! qu’il est bien mis ! quelle jolie tournure ! quelle coupe d’habit élégante et moderne !… Ah ! Mesdemoiselles, regardez ! regardez comme M. Georges est changé, comme il a l’air distingué. Vous ferez danser ces demoiselles, monsieur Georges, après moi, pourtant ! Vous m’avez forcée de vous promettre la première, vous vous en souvenez ?

Les demoiselles gardaient le silence, et je doutais encore de mon triomphe. Je rassemblai le reste de mon courage pour leur demander timidement leur goût sur cet habit, et aussitôt un chœur de louanges pur et mélodieux à mes oreilles comme un chant céleste s’éleva autour de moi. Jamais on n’avait rien vu de mieux ; on ne trouvait pas un pli à blâmer ; le collet raide et volumineux était d’un goût exquis, les basques courtes et cambrées avaient une grâce parfaite, le gilet parsemé de gigantesques rosaces était d’un éclat sans pareil ; la cravate inflexible, croisée avec une rigueur systématique, était un chef-d’œuvre d’invention ; la manchette et le jabot terrible couronnaient l’œuvre. De mémoire de jeunes filles, aucun employé de l’administration des postes n’avait fait un tel début dans le monde.

J’avoue que ce n’est pas un des moins brillants souvenirs de ma jeunesse que mon entrée triomphante dans ce bal, serré dans mon habit neuf, froissé par les baleines dorsales de mon gilet, vexé par le rigorisme de mes entournures, et, de plus, flanqué à droite de la femme du notaire, à gauche de mademoiselle Phédora, sa nièce, la plus vieille et la plus laide fille du département. N’importe, j’étais fier, j’étais heureux, j’étais bien mis.

La salle était un peu froide, un peu sombre, un peu malpropre ; les banquettes étaient bien tachées d’huile çà et là, les quinquets jouaient bien un peu, sur les têtes fleuries et emplumées du bal, le vieux rôle de l’épée de Damoclès ; le parquet n’était pas fort brillant, les robes des femmes n’étaient pas toutes fraîches, pas plus que la fraîcheur de certains visages n’était naturelle. Il y avait bien des pieds un peu larges dans des souliers de satin un peu rustiques, des bras un peu rouges sous des manches de dentelle, des cous un peu hâlés sous des colliers de perles, et des corsages un peu robustes sous des ceintures de moire. Il y avait bien aussi sur l’habit des hommes une légère odeur de tabac de la régie, dans l’office un parfum de vin chaud un peu brutal, dans l’air un nuage de poussière un peu agreste, et pourtant c’était une charmante fête, une aimable réunion, sur ma parole ! La musique n’était pas beaucoup plus mauvaise que celle de Port-Louis ou de Saint-Paul. Les modes n’étaient, à coup sûr, ni aussi arriérées, ni aussi exagérées que celles qu’on prétend suivre à Calcutta ; en outre, les femmes étaient généralement plus blanches, les hommes moins rudes et moins bruyants.

À tout prendre, pour moi qui n’avais point vu les merveilles de la civilisation poussées à la dernière limite, pour moi qui n’avais vu l’opéra qu’en Amérique et le bal qu’en Asie, le bal à peu près public et général de la petite ville pouvait bien sembler pompeux et enivrant, si l’on considère d’ailleurs la profonde sensation qu’y produisait mon habit et le succès incontestable que j’obtins d’emblée à la fin de la première contredanse.

Mais ces joies naïves de l’amour-propre firent bientôt place à un sentiment plus conforme à ma nature inflammable et contemplative. Une femme entra dans le bal et j’oubliai toutes les autres ; j’oubliai même mon triomphe et mon habit neuf. Je n’eus plus de regards et de pensées que pour elle.

Oh ! c’est qu’elle était vraiment bien belle, et qu’il n’était pas besoin d’avoir vingt-cinq ans et d’arriver de l’Inde pour en être frappé. Un peintre célèbre qui passa, l’année suivante, dans la ville, arrêta sa chaise de poste en l’apercevant à sa fenêtre, fit dételer les chevaux et resta huit jours à l’auberge du Lion-d’Argent, cherchant par tous les moyens possibles à pénétrer jusqu’à elle pour la peindre. Mais jamais il ne put faire comprendre à sa famille qu’on pouvait par amour de l’art faire le portrait d’une femme sans avoir l’intention de la séduire. Il fut éconduit, et la beauté de Cora n’est restée empreinte que dans le cerveau peut-être de ce grand artiste, et dans le cœur d’un pauvre fonctionnaire destitué de l’administration des postes.

Elle était d’une taille moyenne admirablement proportionnée, souple comme un oiseau, mais lente et fière comme une dame romaine. Elle était extraordinairement brune pour le climat tempéré où elle était née ; mais sa peau était fine et unie comme la cire la mieux moulée. Le principal caractère de sa tête régulièrement dessinée, c’était quelque chose d’indéfinissable, de surhumain, qu’il faut avoir vu pour le comprendre ; des lignes d’une netteté prestigieuse, de grands yeux d’un vert si pâle et si transparent qu’ils semblaient faits pour lire dans les mystères du monde intellectuel plus que dans les choses de la vie positive ; une bouche aux lèvres minces, fines et pâles, au sourire imperceptible, aux rares paroles ; un profil sévère et mélancolique, un regard froid, triste et pensif, une expression vague de souffrance, d’ennui et de dédain ; et puis des mouvements doux et réservés, une main effilée et blanche, beauté si rare chez les femmes d’une condition médiocre ; une toilette grave et simple, discernement si étrange chez une provinciale ; surtout un air de dignité calme et inflexible qui aurait été sublime sous la couronne de diamants d’une reine espagnole, et qui, chez cette pauvre fille, semblait être le sceau du malheur, l’indice d’une organisation exceptionnelle.



Elle lisait. (Page 106.)

Car c’était la fille… le dirai-je ? il le faut bien : Cora était la fille d’un épicier.

Ô sainte poésie, pardonne-moi d’avoir tracé ce mot ! Mais Cora eût relevé l’enseigne d’un cabaret. Elle se fût détachée comme l’ange de Rembrandt au-dessus d’un groupe flamand. Elle eût brillé comme une belle fleur au milieu des marécages. Du fond de la boutique de son père, elle eût attiré sur elle le regard du grand Scott. Ce fut sans doute une beauté ignorée comme elle qui inspira l’idée charmante de la belle fille de Perth.

Et elle s’appelait Cora ; elle avait la voix douce, la démarche réservée, l’attitude rêveuse. Elle avait la plus belle chevelure brune que j’aie vue de ma vie, et seule, entre toutes ses compagnes, elle n’y mêlait jamais aucun ornement. Mais il y avait plus d’orgueil dans le luxe de ses boucles épaisses que dans l’éclat d’un diadème. Elle n’avait pas non plus de collier ni de fleurs sur la poitrine. Son dos brun et velouté tranchait fièrement sur la dentelle blanche de son corsage. Sa robe bleue la faisait paraître encore plus brune de ton et plus sombre d’expression. Elle semblait tirer vanité du caractère original de sa beauté.



Je revins à moi sur un grand fauteuil. (Page 107.)

Elle semblait avoir deviné qu’elle était belle autrement que toutes les autres : car je n’ai pas besoin de vous le dire, Cora étant d’un type rare et d’un coloris oriental, Cora ressemblant à la juive Rebecca, ou à la Juliette de Shakspeare, Cora majestueuse, souffrante et un peu farouche, Cora qui n’était ni rose, ni replette, ni agaçante, ni gentille, n’était ni aperçue ni soupçonnée dans la foule. Elle vivait là comme une rose épanouie dans le désert, comme une perle échouée sur le sable, et la première personne venue, à qui vous eussiez exprimé votre admiration à la vue de Cora, vous eût répondu : Oui, elle ne serait pas mal si elle était plus blanche et moins maigre.

J’étais si troublé auprès d’elle, si subitement épris, que vraiment j’oubliais toute la confiance qu’eussent dû m’inspirer mon habit neuf et mon gilet à rosaces. Il est vrai qu’elle y accordait fort peu d’attention, qu’elle écoutait d’un air distrait des fadeurs qui me faisaient suer sang et eau à débiter, qu’elle laissait, à chaque invitation de ma part, tomber de ses lèvres un mot bien faible, et, dans ma main tremblante, une main dont je sentais la froideur au travers de son gant. Hélas ! qu’elle était indifférente et hautaine, la fille de l’épicier ! Qu’elle était singulière et mystérieuse, la brune Cora ! Je ne pus jamais obtenir d’elle, dans toute la durée de la nuit, qu’une demi-douzaine de monosyllabes.

Il m’arriva le lendemain de lire, pour le malheur de ma vie, les Contes fantastiques. Pour mon malheur encore, aucune créature sous le ciel ne semblait être un type plus complet de la beauté fantastique et de la poésie allemande que Cora aux yeux verts et au corsage diaphane.

Les adorables poésies d’Hoffman commençaient à circuler dans la ville. Les matrones et les pères de famille trouvaient le genre détestable et le style de mauvais goût. Les notaires et les femmes d’avoués faisaient surtout une guerre à mort à l’invraisemblance des caractères et au romanesque des incidents. Le juge de paix du canton avait l’habitude de se promener autour des tables dans le cabinet de lecture, et de dire aux jeunes gens égarés par cette poésie étrangère et subversive : Rien n’est beau que le vrai, etc. Je me souviens qu’un vaurien de lycéen, en vacances, lui dit à cette occasion en le regardant fixement :

— Monsieur, cette grosse verrue que vous avez au milieu du nez est sans doute postiche ?

Malgré les remontrances paternelles, malgré les anathèmes du principal et des professeurs de sixième, le mal gagna rapidement, et une grande partie de la jeunesse fut infectée du venin mortel. On vit de jeunes débitants de tabac se modeler sur le type de Kressler, et des surnuméraires à l’enregistrement s’évanouir au son lointain d’une cornemuse ou d’une chanson de jeune fille.

Pour moi, je confesse et je déclare ici que je perdis complètement la tête. Cora réalisait tous les rêves enivrants que le poëte m’inspirait, et je me plaisais à la gratifier d’une nature immatérielle et féerique qui réellement semblait avoir été imaginée pour elle. J’étais heureux ainsi. Je ne lui parlais pas, je n’avais aucun titre pour m’approcher d’elle. Je ne recueillais aucun encouragement à ma passion ; je n’en cherchais même pas. Seulement, je quittai la maison du notaire et je louai une misérable chambre directement en face de la maison de l’épicier. Je garnis ma fenêtre d’un épais rideau, dans lequel je pratiquai des fentes habilement ménagées. Je passais là en extase toutes les heures que je pouvais dérober à mon travail.

La rue était déserte et silencieuse. Cora était assise à sa fenêtre au rez-de-chaussée. Elle lisait. Que lisait-elle ? Il est certain qu’elle lisait du matin au soir. Et puis elle posait son livre sur un vase de giroflées jaunes qui brillait à la fenêtre. Et la tête penchée sur sa main, les boucles de ses beaux cheveux nonchalamment mêlées aux fleurs d’or et de pourpre, l’œil fixe et brillant, elle semblait percer le pavé et contempler, à travers la croûte épaisse de ce sol grossier, les mystères de la tombe et de la reproduction des essences fécondantes, assister à la naissance de la fée aux Roses, et encourager le germe d’un beau génie aux ailes d’or dans le pistil d’une tulipe.

Et moi je la regardais, j’étais heureux. Je me gardais bien de me montrer, car, au moindre mouvement du rideau, au moindre bruit de ma fenêtre, elle disparaissait comme un songe. Elle s’évanouissait comme une vapeur argentée dans le clair-obscur de l’arrière-boutique ; je me tenais donc là, immobile, retenant mon souffle, imposant silence aux battements de mon cœur, quelquefois à genoux implorant ma fée dans le silence, envoyant vers elle les brûlantes aspirations d’une âme que son essence magique devait pénétrer et entendre. Parfois je m’imaginais voir mon esprit et le sien voltiger enlacés dans un de ces rayons de poussière d’or que le soleil de midi infiltrait dans la profondeur étroite et anguleuse de la rue. Je m’imaginais voir partir de son œil limpide comme l’eau qui court sur la mousse, un trait brûlant qui m’appelait tout entier dans son cœur.

Je restai là tout le jour, égaré, absurde, ridicule ; mais exalté, mais amoureux, mais jeune ! mais inondé de poésie et n’associant personne aux mystères de ma pensée et ne sentant jamais mes élans entravés par la crainte de tomber dans le mauvais goût, n’ayant que Dieu pour juge et pour confident de mes rêves et de mes extases.

Puis, quand le jour finissait, quand la pâle Cora fermait sa fenêtre et tirait son rideau, j’ouvrais mes livres favoris et je la retrouvais sur les Alpes avec Manfred, chez le professeur Spallanzani avec Nathanaël, dans les cieux avec Oberon.

Mais, hélas ! ce bonheur ne fut pas de bien longue durée. Jusque-là personne n’avait découvert la beauté de Cora ; j’en jouissais tout seul. Elle n’était comprise et adorée que par moi. La contagion fantastique, en se répandant parmi les jeunes gens de la ville, jeta un trait de lumière sur la romantique bourgeoise.

Un impertinent bachelier s’avisa un matin, en passant devant ses fenêtres, de la comparer à Anne de Gierstern, la fille du brouillard. Ce mot fit fortune : on le répéta au bal. Les inspirés de l’endroit remarquèrent la danse molle et aérienne de Cora. Un autre génie de la société la compara à la reine Mab. Alors, chacun voulant faire montre de son érudition, apporta son épithète et sa métaphore, et la pauvre fille en fut écrasée à son insu. Quand ils eurent assez profané mon idole avec leurs comparaisons, ils l’entourèrent, ils l’accablèrent de soins et de madrigaux, ils la firent danser jusqu’à l’extinction des quinquets, ils me la rendirent le lendemain fatiguée de leur esprit, ennuyée de leur babil, flétrie de leur admiration ; et ce qui acheva de me briser le cœur, ce fut de voir apparaître à la fenêtre le profil arrondi et jovial d’un gros étudiant en pharmacie à côté du profil grec et délié de ma sylphide.

Pendant bien des matins et bien des soirs, je vins derrière le rideau mystérieux essayer de combattre le charme que mon odieux rival avait jeté sur la famille de l’épicier. Mais en vain j’invoquai l’amour, le diable et tous les saints, je ne pus écarter sa maligne influence. Il revint, sans se lasser, tous les jours s’asseoir à côté de Cora, dans l’embrasure de la fenêtre, et il lui parlait. De quoi osait-il lui parler, le malheureux ! La figure impénétrable de Cora n’en trahissait rien. Elle semblait écouter ses discours sans les entendre, et à l’imperceptible mouvement de ses lèvres, je devinais quelquefois qu’elle lui répondait froidement et brièvement comme elle avait l’habitude de le faire, et puis la conversation semblait languir.

Le couple contraint et ennuyé étouffait de part et d’autre des bâillements silencieux. Cora regardait tristement son livre fermé sur la fenêtre et que la présence de son adorateur l’empêchait de continuer. Puis elle appuyait son coude sur le pot de giroflées et le menton sur la paume de sa main, et le regardant d’un regard fixe et glacial, elle semblait étudier les fibres grossières de son organisation morale au travers de la loupe de maître Floh.

Après tout, elle supportait ses assiduités comme un mal nécessaire ; car, au bout de six semaines, l’apprenti pharmacien conduisit la belle Cora au pied des autels, où ils reçurent la bénédiction nuptiale. Cora était admirablement chaste et sévère sous son costume de mariée. Elle avait l’air calme, indifférent, ennuyé comme toujours. Elle traversa la foule avide d’un pas aussi mesuré qu’à l’ordinaire, et promena sur les curieux ébahis son œil sec et scrutateur. Quand il rencontra ma figure morne et flétrie, il s’y arrêta un instant et sembla dire : Voici un homme qui est incommodé d’un catarrhe ou d’un mal de dents.

Pour moi, j’étais si désespéré, que je sollicitai mon changement…