Conversations de Goethe/Appendice/Musique

Conversations de Goethe, pendant les dernières années de sa vie : 1822-1832
Traduction par Émile Délerot.
G. Charpentier et E. Fasquelle, Éditeurs (Bibliothèque-Charpentier) (Tome secondp. 471-473).

MUSIQUE[1].


Toute musique moderne appartient à l’un de ces deux systèmes : ou bien, comme les Italiens, on la considère comme un art indépendant, qui doit se développer par lui-même, et qui s’adresse à un de nos sens, délicatement exercé ; ou bien, comme le font et le feront toujours les Français, les Allemands et tous les hommes du Nord, on la considère dans ses rapports avec la raison, le sentiment, la passion, et alors on cherche à la faire parler aux puissances de l’esprit et de l’âme.

Cette observation est le double fil d’Ariane qui nous peut conduire à travers l’histoire de la musique moderne et nous aider à nous reconnaître au milieu des luttes embrouillées des divers partis ; si nous étudions bien les deux genres de musique là où ils apparaissent bien distincts, nous verrons que dans certains pays, à certaines époques, certains musiciens ont cherché dans leurs œuvres à les concilier ; mais après une réunion momentanée, ils se séparaient de nouveau, non sans s’être communiqué mutuellement quelques-unes de leurs qualités distinctives, et c’est ainsi que formant des ramifications bizarres plus ou moins rapprochées, ils se sont répandus sur toute la terre.

C’est depuis que plusieurs pays ont cultivé avec soin la musique que cette séparation a pu se montrer avec force ; elle se manifeste aujourd’hui même. L’Italien cherche l’harmonie la plus caressante, la mélodie la plus agréable ; il aime les accords et la modulation pour eux-mêmes ; il consulte le gosier du chanteur, et, suivant les tenues et les roulades qu’il peut faire, il met heureusement en valeur ses qualités et ravit ainsi l’oreille de ses compatriotes. Mais en revanche, il n’échappe pas au reproche de ne pas assez suivre son texte, car enfin tout chant a toujours un texte. — L’autre école ne perd jamais de vue l’idée, le sentiment, la passion que le poëte a exprimés ; elle considère comme un devoir de lutter et de rivaliser avec lui. Elle recherche les harmonies étranges, les mélodies brisées, les irrégularités violentes, pour arriver à exprimer le cri de l’enthousiasme, de la terreur ou du désespoir. Ces compositeurs sont bien accueillis des personnes qui aiment à vivre par le cœur ou par l’intelligence, mais il leur est difficile de repousser le reproche qu’on leur fait de blesser l’oreille, en tant que celle-ci recherche des jouissances propres, sans demander que la tête ou le cœur y prenne part. — Peut-être n’existe-t-il pas de compositeur qui ait réussi dans ses œuvres à concilier pleinement les deux systèmes ; cependant il est certain que les chefs-d’œuvre des meilleurs maîtres renferment les qualités opposées. — Jamais la lutte entre les deux écoles n’a été plus vive que lors de la guerre des Gluckistes et des Piccinistes. Le génie grave remporta alors sur le génie aimable. De nos jours, nous avons vu encore le charmant Paisiello repoussé par un compositeur de l’école expressive. C’est toujours de cette façon que la lutte se terminera à Paris.

L’Allemand a traité la musique instrumentale comme l’Italien a traité le chant. Longtemps il l’a considérée comme un art isolé existant pour lui-même ; il a perfectionné la partie technique, sans beaucoup s’occuper de ses relations avec les puissances de l’âme, et grâce à des travaux profonds sur l’harmonie, qui convenaient au caractère allemand, il l’a amenée à une perfection que tous les peuples admirent et cherchent à atteindre.

Ces réflexions générales et superficielles sur la musique ont uniquement pour but de jeter quelque lumière sur le Neveu de Rameau, car il est assez malaisé d’apercevoir le point de vue sous lequel Diderot envisage la question.

Au milieu du dernier siècle, tous les arts en France étaient devenus maniérés d’une façon étrange, incroyable ; il n’y avait plus aucune simplicité, aucune vérité. Ce n’est pas seulement le genre aventureux de l’opéra qui était devenu en vieillissant plus roide et plus guindé, il en était de même de la tragédie ; elle était jouée avec des paniers ; la déclamation la plus vide et la plus affectée déshonorait ses chefs-d’œuvre. Le grand Voltaire lui-même, quand il lisait ses pièces à haute voix, prenait un ton ampoulé et monotone qui faisait de son débit une psalmodie sans vie ; il s’imaginait prendre le ton le plus en harmonie avec la dignité de ses œuvres, qui certes auraient mérité d’être mieux traitées. Il en était de même pour la peinture. Elle était tombée à n’être plus qu’une caricature traditionnelle, aussi elle paraissait intolérable aux esprits bien faits qui n’obéissaient dans leurs jugements qu’aux suggestions naturelles. Ce sont eux qui opposèrent alors à la civilisation, à l’art ce qu’ils nommaient la Nature, Tout en montrant pour Diderot estime et affection, nous avons eu l’occasion de montrer ailleurs[2] combien il s’est trompé sur ce point. Il prit aussi dans la querelle musicale une position singulière. Les œuvres de Lulli et de Rameau appartiennent plutôt à l’école qui cherche l’expression qu’à l’école qui ne désire que plaire à l’oreille. Cette dernière école était représentée par les Bouffons, qui arrivaient d’Italie ; or c’est cette école dont Diderot se déclare le partisan, lui qui insiste tant sur l’importance de l’expression, et il croit que ce sont les Bouffons qui rempliront le mieux ses vœux. — Ce qu’il cherchait surtout, c’était à renverser un vieil édifice qu’il détestait et à faire place nette pour du nouveau. C’est bien aussi ce que firent les compositeurs français, dès qu’ils eurent le champ libre. Ils conservèrent leur goût pour la musique expressive, mais elle fut dès lors plus mélodique, elle eut plus de vérité et elle sut, sous cette forme rajeunie, charmer les nouvelles générations.

  1. Note de la traduction du Neveu de Rameau.
  2. Dans les notes de la traduction de l’Essai sur la Peinture.