Conversation de M. d’Aubigny avec M. de Saint-Évremond


Conversation de M. d’Aubigny avec M. de Saint-Évremond



CONVERSATION DE M. D’AUBIGNY
AVEC M. DE SAINT-ÉVREMOND.
(1662)

CONVERSATION DE M. D’AUBIGNY AVEC M. DE SAINT-ÉVREMOND.
(1662)

Ayant raconté un jour à M. d’Aubigny1 la conversation que j’avois eue avec le P. Canaye : « Il n’est pas raisonnable, me dit-il, que vous rencontriez plus de franchise parmi les jésuites que parmi nous : prenez la peine de m’écouter, et je m’assure que vous ne me trouverez pas moins d’honneur qu’au révérend Père dont vous me parlez.

« Je vous dirai que nous avons de fort beaux esprits, qui font valoir le jansénisme par leurs ouvrages ; de vains discoureurs qui, pour se faire honneur d’être jansénistes, entretiennent une dispute continuelle, dans les maisons ; des gens sages et habiles, qui gouvernent prudemment les uns et les autres. Vous trouverez, dans les premiers, de grandes lumières, assez de bonne foi, souvent trop de chaleur, quelquefois un peu d’animosité. Il y a, dans les seconds, beaucoup d’entêtement et de fantaisie : les moins utiles fortifient le parti par le nombre ; les plus considérables lui donnent de l’éclat par leur qualité. Pour les politiques, ils s’emploient, chacun selon son talent, et gouvernent la machine, par des moyens inconnus aux personnes qu’ils font agir.

« Ceux qui prêchent ou qui écrivent sur la grace, qui traitent cette question si célèbre et si souvent agitée ; ceux qui mettent le concile au-dessus du pape, qui s’opposent à son infaillibilité, qui choquent les grandes prétentions de la cour de Rome, sont persuadés de ce qu’ils disent : capables toutefois de changer de sentiment, s’il arrive un jour que les jésuites trouvent à propos de changer d’opinion. Nos directeurs se mettent peu en peine de la doctrine ; leur but est d’opposer société à société, de se faire un parti dans l’Église, et, du parti dans l’Église, une cabale dans la cour. Ils font mettre la réforme dans un couvent sans se réformer : ils exaltent la pénitence sans la faire : ils font manger des herbes à des gens qui cherchent à se distinguer par des singularités, tandis qu’on leur voit manger tout ce que mangent les personnes de bon goût. Cependant nos directeurs, tels que je les dépeins, servent mieux le jansénisme par leur direction, que ne font nos meilleurs écrivains, par leurs beaux livres.

« C’est une conduite sage et prudente qui nous maintient : et, si jamais M. de Bellièvre2, M. de Lègue3 et M. du Gué-Bagnols4 viennent à nous manquer, je me trompe, ou l’on verra un grand changement dans le jansénisme. La raison est, que nos opinions auront de la peine à subsister d’elles-mêmes : elles sont une violence éternelle à la nature5 ; elles ôtent de la religion ce qui nous console : elles y mettent la crainte, la douleur, le désespoir. Les jansénistes, voulant faire des saints de tous les hommes, n’en trouvent pas dix, dans un royaume, pour faire des chrétiens tels qu’ils les veulent. Le christianisme est divin, mais ce sont des hommes qui le reçoivent ; et, quoi qu’on fasse, il faut s’accommoder à l’humanité. Une philosophie trop austère fait peu de sages ; une politique trop rigoureuse peu de bons sujets ; une religion trop dure peu d’âmes religieuses qui le soient longtemps. Rien n’est durable, qui ne s’accommode à la nature : la grace dont nous parlons tant, s’y accommode elle-même. Dieu se sert de la docilité de notre esprit et de la tendresse de notre cœur, pour se faire aimer. Il est certain que les docteurs trop rigides donnent plus d’aversion pour eux que pour les péchés : la pénitence qu’ils prêchent, fait préférer la facilité qu’il y a de demeurer dans le vice, aux difficultés qu’il y a d’en sortir.

« L’autre extrémité me paroît également vicieuse. Si je hais les esprits chagrins qui mettent du péché en toutes choses, je ne hais pas moins les docteurs faciles et complaisants qui n’en mettent à rien, qui favorisent le dérèglement de la nature, et se rendent partisans secrets des méchantes mœurs. L’Évangile, entre leurs mains, a plus d’indulgence que la morale : la religion ménagée par eux, s’oppose plus foiblement au crime que la raison. J’aime les gens de bien éclairés, qui jugent sainement de nos actions, qui nous exhortent sérieusement aux bonnes, et nous détournent, autant qu’il leur est possible, des mauvaises. Je veux qu’un discernement juste et délicat leur fasse connoître la véritable différence des choses ; qu’ils distinguent l’effet d’une passion et l’exécution d’un dessein ; qu’ils distinguent le vice du crime, les plaisirs du vice ; qu’ils excusent nos foiblesses, condamnent nos désordres ; qu’ils ne confondent pas des appétits légers, simples et naturels, avec de méchantes et perverses inclinations. Je veux, en un mot, une morale chrétienne, ni austère, ni relâchée. »


NOTES DE L’ÉDITEUR

1. Louis Stuart d’Aubigny, fils du duc de Richemond et de Lennox, avoit été élevé, en France, à Port-Royal, et il étoit resté fort attaché aux jansénistes. Voy. sur ce personnage, et sur son amitié avec Saint-Évremond, Sainte-Beuve, Port-Royal, III, 488, 507 à 515, et alibi.

2. Le premier président de Bellièvre. Voy. Sainte-Beuve, loc. cit., t. II et III, passim ; Tallemant des Réaux et les Mém. de Retz.

3. Sainte-Beuve, ibid., t. III, p. 511. Il écrit : de Laigues. On ne sait rien de particulier sur ce meneur du jansénisme.

4. Il a joui d’une grande réputation, en son temps. Voy. Sainte-Beuve, ibid., t. II et III, passim, et Feillet, la Misère au temps de la Fronde, p. 228.

5. Voy. M. Cousin, Études sur Pascal, et Jacqueline Pascal. Il est, en ce point, de l’avis de Saint-Évremond.