Contributions à l’étude des mouvements d’après Stricker

Contributions à l’étude des mouvements d’après Stricker


REVUE GÉNÉRALE


CONTRIBUTIONS À LA PSYCHOLOGIE DES MOUVEMENTS[1]

I

Dr Stricker. Studien ueber die Sprachvorstellungen. In-8o, Vienne. Braumüller, 1880, 100 p.

La Revue a parlé précédemment de l’étude sur la conscience[2] par laquelle le célèbre anatomiste viennois a abordé les questions psychologiques. Les monographies dont nous allons rendre compte et qui ont paru durant ces trois dernières années se tiennent étroitement par le but poursuivi, la méthode de recherche et le procédé d’exposition. À nos yeux, l’un des grands mérites de ces « études », c’est que l’auteur a su employer simultanément l’observation intérieure et les données positives de l’anatomie et de la physiologie, contrôlant le subjectif par l’objectif et inversement. Enfin, prises dans leur ensemble, ces trois monographies forment un apport considérable à cette psychologie des mouvements que nous avons plus d’une fois réclamée, ou si l’on veut en termes plus simples, à l’étude des mouvements comme éléments intégrants et nécessaires de la vie psychique.

La première étude, dont le titre ne pourrait être traduit en français que par une périphrase, a pour but de déterminer, à l’aide de la psychologie, de la physiologie et de la pathologie, les éléments nécessaires pour constituer un mot, l’énoncer et le comprendre soit à l’audition, soit par l’écriture. Quelques passages empruntés à l’introduction donneront une idée de ce que j’ai appelé le procédé de l’auteur.

Lorsque je suis en repos, les yeux et les lèvres bien fermés, si je pense à quelque vers bien connu et que je considère mes organes vocaux, il me semble que je parle intérieurement. Mes lèvres sont closes, mes dents serrées, ma langue immobile ; avec la plus grande attention, je ne puis découvrir la moindre trace de mouvements dans les organes vocaux, et cependant il me semble que je prononce ce vers.

Au lieu de mots, s’agit-il de sons, par exemple d’un air populaire (sans parole) auquel je pense, je ne remarque rien dans les organes vocaux, mais j’éprouve un sentiment particulier dans le larynx, comme si je chantais intérieurement. — Lorsque j’essaie, ce qui m’est très difficile et ne m’arrive que dans des circonstances particulières, de chasser complètement ce sentiment de paroles ou de sons apparents, il me faut cesser de penser en paroles ou en sons (p. 1, 2).

Pour les paroles, en ce qui concerne les organes vocaux, ce sentiment particulier est la règle. Il a été déjà signalé par beaucoup d’auteurs, et M. Stricker l’a constaté sur plus de cent personnes. Pour les sons, ce sentiment dans le larynx est-il la règle ? Des sociétaires de l’Opéra de Vienne partagent cette opinion ; mais des instrumentistes rompus à leur métier affirment que la pensée musicale est accompagnée chez eux d’un sentiment dans les doigts ou les lèvres. Est-ce simplement parce que ce sentiment domine celui qui est ressenti dans le larynx ? Le cas est douteux.

Quand nous parlons, nous le savons de plusieurs manières : en entendant nos propres paroles, en sentant les mouvements par lesquels elles se produisent. L’auteur ne propose d’étudier que ce dernier élément : ces mouvements se produisent d’ailleurs dans deux appareils : le larynx et l’appareil de l’articulation.

En articulant une consonne quelconque, par exemple B, soit seule, soit précédée ou suivie d’une voyelle (eB, Be), au commencement de l’articulation est lié un sentiment particulier dans les organes de l’articulation : pour B dans les deux lèvres, pour D au bout de la langue, pour K à sa base, etc. C’est ce que l’auteur appelle le sentiment initial. Il existe aussi pour les voyelles, mais moins marqué. On peut, en un mot, poser comme une vérité générale « que l’articulation de tout son commence par un sentiment initial ».

Si maintenant je pense tout bas au son B, ou, comme s’expriment quelques psychologues, si j’en ai la représentation, l’idée, j’ai également le sentiment initial dans les lèvres. L’idée du son B et le sentiment dans les lèvres sont liés (dans ma conscience) d’une manière indissoluble. L’auteur passe en revue toutes les consonnes et montre qu’il en est de même, avec cette différence que ce sentiment est lié à d’autres parties des organes de l’articulation. Ces différences que je perçois, si légères qu’elles soient, sont de la plus haute importance, car sans elles, quand je pense tout bas, les consonnes B, P, M sont absolument semblables.

En résumé, on peut dire : 1o qu’à l’idée de tout son se lie indissolublement un sentiment plus ou moins clair dans les organes de l’articulation, 2o que ces sentiments siègent dans les muscles, 3o qu’ils sont analogues à ceux par lesquels l’articulation réelle commence.

Ce qui a été dit jusqu’ici pour des sons isolés est valable pour des mots entiers et pour une série de mots. L’auteur insiste sur la valeur du sentiment initial. D’après son observation, quand il pense avec la plus grande attention aux mots pater et mater, il ne trouve « aucune autre différence que celle du sentiment de p et de celui de m » (p. 10).

Mais quelle est la nature des représentations de mots ? L’auteur fait remarquer que, suivant la doctrine courante, elles consistent en des images auditives (Schallbilder). Nous avons dès l’enfance entendu un mot, nous l’avons lié par répétition à un objet, et maintenant, quand nous y pensons, le souvenir est celui d’un mot entendu. Cette solution n’est pas la vraie. Après un résumé des recherches sur les localisations cérébrales, en tant qu’elles touchent au langage (Gall, Bouillaud, Dax, Broca, Fritsch et Hitzig, Ferrier, Munk), il en revient à la question posée ci-dessus.

Quand je me représente un son B avec toute l’attention possible, je n’ai conscience que d’une chose : d’un certain sentiment des lèvres ; ce qui équivaut à dire qu’il se passe quelque chose dans mes lèvres. « La pure représentation d’un mot ne consiste donc en rien de plus qu’à savoir qu’il se passe quelque chose dans les muscles servant au langage ; et ce phénomène résulte de l’activité psychique de la représentation. C’est donc parce que je me représente ce mot que j’évoque ce sentiment. Mais ce que la fonction psychique produit dans les muscles ne peut être produit qu’au moyen des nerfs qui vont de la couche corticale aux muscles, par les impulsions qu’ils transmettent. Il est évident que les régions du cerveau d’où viennent ces impulsions doivent être motrices. La recherche psychologique nous amène donc à conclure que les pures représentations de mots dépendent des régions motrices du cerveau. D’un autre côté, les recherches pathologiques et nécroscopiques nous conduisent au même résultat. Il y a donc ici accord complet entre la recherche objective et la recherche subjective. » (P. 28.)

Les représentations de mots sont donc des représentations motrices. Mais il ne faut pas les confondre avec ce qu’on nomme d’ordinaire des représentations de mouvement (Bewegungsvors tellungen) : ce que j’éprouve, par exemple, quand je remue mon bras et que j’ai un sentiment concomitant du mouvement produit et de sa nature. « Dans ce cas, les perceptions sont de nature sensorielle, tandis qu’aucune indication de cette nature n’est contenue dans les représentations de mots. » Si les représentations de mots naissent dans la région du langage et là seulement, elles ne peuvent avoir d’autres bases matérielles que les nerfs moteurs et leurs fonctions, et ces nerfs n’ont d’autre fonction que de transmettre les impulsions à la périphérie. Les expériences objectives nous autorisent donc à présumer que les représentations de mots consistent dans la conscience des impulsions transmises du centre du langage aux muscles.

Si j’essaye de prolonger, pendant quelques secondes, la représentation du son P, je m’aperçois que ce que je pense, c’est une série de P successifs : en d’autres termes, ce n’est pas un P prolongé, mais plusieurs P. — Si je fais la même expérience sur Pe, c’est le suffixe e que je prolonge, et cela aussi longtemps que je ne suis pas forcé de respirer. Remarque analogue pour eP. Mais si je tiens la bouche ouverte, en retenant ma respiration, je constate que, dans ces conditions, il m’est impossible de me représenter un P prolongé. Au bout de quelques secondes, le P perd son caractère propre. Ce sentiment des lèvres dont nous avons parlé et qui caractérise le P disparaît. Il en est ici comme d’un timbre de table : un coup le fait sonner, mais il faut plusieurs coups pour plusieurs sons ; le doigt a beau rester appuyé sur le timbre, il ne prolongera pas le premier son. Il est donc clair que je dois envoyer plusieurs impulsions l’une après l’autre pour me représenter plusieurs P l’un après l’autre. Peut-être puis-je prolonger un peu la transmission d’une impulsion. — Même remarque pour les voyelles. Tout ici s’accorde d’ailleurs avec ce que l’on sait de l’innervation qui n’est pas continue, mais intermittente.

La recherche subjective montre de même que, si je me représente un P, je n’ai conscience que d’une seule impulsion ; que, si je veux retenir cette représentation, je dois répéter les impulsions, envoyer du centre une nouvelle influence aux nerfs moteurs.

Ainsi donc, accord des deux ordres de recherches, objective et subjective, pour établir ce résultat : « que les représentations de mots consistent dans la conscience ou le sentiment d’impulsions motrices ». Ces sentiments que je localise dans les muscles sont les éléments à l’aide desquels sont construites mes représentations de mots. Ces sentiments diffèrent suivant les nerfs et les muscles mis en jeu et suivant la nature de l’impulsion. Par cette conscience des différences, je distingue les différents sons, et ainsi me sont donnés les éléments à l’aide desquels je compose les mots. Les représentations de mots ne sont donc rien autre chose que la conscience de l’activité de ces centres, que la conscience de l’excitation de ces nerfs moteurs qui font contracter les muscles de l’articulation. Ainsi se trouve établie cette assertion que les représentations verbales sont des représentations motrices.

Pour corroborer sa thèse, l’auteur examine longuement les représentations verbales dans diverses conditions où peut se trouver la pensée : 1o pendant qu’on parle haut ; 2o pendant qu’on lit ; 3o pendant que nous entendons un discours. Il examine aussi la manière dont nous comprenons : 1o les mots, 2o l’écriture, 3o le langage parlé. Dans cette étude, pleine de détails intéressants, dont plusieurs sont empruntés aux sourds-muets, il s’attache à montrer le rôle prépondérant des éléments moteurs et à combattre l’opinion qui attribue le rôle principal aux impressions auditives ; mais il fait remarquer que, pour évoquer les représentations verbales, les excitations qui agissent sur les centres moteurs sont dans l’ordre de leur intensité : auditives, visuelles, internes (la pensée).

Un dernier point nous reste à examiner : Comment, dans le sensorium, les sons forment-il des mots ? Le procédé est-il celui des machines à écrire ? Possédons-nous un petit nombre de touches que nous mettons en mouvement aussi souvent, aussi exactement et en aussi grand nombre qu’il est nécessaire ? Il est tout à fait invraisemblable d’admettre que les mots existent tout formés dans le centre du langage comme ils existent par exemple dans un livre. Et cependant, quand nous voyons un aphasique qui peut prononcer les mots Kondrat (son nom), Suppe, Fleisch, Brod, et qui ne peut prononcer Kattri, Messes, Buch, il faut bien admettre qu’il y a quelque disposition intérieure qui est lésée : ce qui empêche les sons de former des mots et ce qui implique en même temps l’existence de ces dispositions ou arrangements à l’état normal. La thèse de M. Stricker, que nous allons exposer, se réduit donc à ceci : une sorte de touche pour chaque son, une structure anatomique pour former des mots avec ces sons (p. 76).

Remarquons, à l’appui de ce qui précède, que l’enfant, lorsqu’il commence à parler, émet d’abord de simples sons, puis des syllabes très simples, puis des fragments de mots, quelquefois en les combinant avec les syllabes qu’il peut prononcer le plus facilement. Tout s’accorde donc à démontrer que l’enfant commence par être maître de quelques centres de sons et que c’est peu à peu qu’il apprend à en faire des syllabes et des mots.

Dans l’état actuel de la science, on ne sait rien des dispositions anatomiques qui permettent d’assembler les sons en mots : l’auteur ne donne ce qui suit que comme une hypothèse.

D’abord il n’admet pas, contrairement à l’opinion générale, que les cellules nerveuses représentent les centres proprement psychiques. Elles forment des points nodaux (Knotenpunkte) pour les filets nerveux. Ces cellules sont reliées entre elles, puisqu’elles constituent des points de jonction, des stations centrales d’un réseau très complexe. Nous savons qu’un faisceau musculaire se compose de milliers de fibrilles musculaires qui supposent elles-mêmes des filets nerveux pour les innerver. Lors donc qu’une région de la couche corticale fait contracter les muscles de la lèvre supérieure, il faut que dans cette région des milliers de cellules envoient des milliers de fibres nerveuses dont la fonction sera de faire contracter la lèvre. Nous savons de plus, par l’anatomie, que dans la couche corticale, les cellules ne sont pas situées à des distances égales l’une de l’autre, mais ordonnées en groupes diversement éloignés. À l’aide d’un schéma que nous ne pouvons reproduire ici, l’auteur rend sensible pour les yeux son hypothèse ; il nous représente dans les centres nerveux deux zones : l’une moins étendue et moins riche en cellules ; l’autre au contraire plus riche et plus étendue.

Prenons comme exemples les centres nerveux des muscles des lèvres.

Nous sommes autorisés à admettre qu’un centre est formé par des milliers de cellules et de filets nerveux et est en relation avec d’autres zones de l’écorce par des milliers de nerfs, quoique chaque cellule n’en émette réellement qu’un petit nombre. Nous sommes aussi autorisés à supposer, par la disposition des faisceaux musculaires et de leurs centres nerveux, que l’excitation n’agit pas toujours sur le muscle entier. On peut très bien penser que la contraction se produit dans certaines circonstances pour la partie antérieure du muscle (la plus proche de la peau), dans d’autres circonstances pour la partie postérieure (la plus proche de la muqueuse). Si donc je sens M, avec ses caractères particuliers dans la région antérieure des lèvres et P avec ses caractères propres dans la région postérieure, cela s’accorde avec les recherches microscopiques. On peut par suite comprendre qu’une excitation partant de la zone 1, n’excite qu’un groupe de centres, tandis que l’excitation partant de la zone 2 mettra en activité un autre groupe. Il est aussi permis de croire que l’excitation d’une zone déterminée produira des contractions d’une intensité déterminée : par conséquent, un seul et même muscle, d’après la zone d’excitation, formera tantôt M, tantôt B, tantôt P, et là sera la base de la représentation de ces sons.

Maintenant, si l’on remarque que des milliers de nerfs se rendent au centre de chaque son ; que, à travers chaque centre, des milliers de routes sont possibles ; que chaque centre est lié à un autre par des milliers de nerfs, l’imagination du lecteur peut se représenter qu’il y a pour un mot une voie en quelque sorte creusée (par la répétition) : par exemple, si le centre P est excité par quelques nerfs, la voie la plus rebattue peut être celle qui de là conduit à a, puis à t, e, r, et ainsi se produira le mot « pater ». Si le centre P est excité par d’autres nerfs, la voie la plus rebattue conduira par e à t, e, r, et on aura ainsi « Peter ») (p. 82-85).

Assurément ce n’est là qu’une hypothèse, mais elle présente le caractère d’une hypothèse scientifique : elle est simple et n’est en désaccord avec aucun fait connu.

Elle explique notamment ce qui arrive chez les aphasiques : ils conservent le plus longtemps leurs mots usuels ; ils perdent les syllabes de certains mots, insèrent dans les mots des syllabes étrangères. Chez eux, le pouvoir d’exciter les centres vocaux est perdu, et la cause est l’altération matérielle de ces centres ; mais ces altérations, en général, n’atteignent pas également les centres dans toute leur étendue. Si donc, chez un malade, le centre T est mieux conservé et reste excitable, on peut admettre, étant donné le grand nombre d’anastomoses qui existent entre les divers centres, qu’une excitation agira toujours et immédiatement sur le centre T ; et si le malade, de lui-même, ne peut prononcer aucune parole en entendant le mot « Peter », il répétera « Teter ».

À la fin de ce travail, M. Stricker répond à une objection qui lui a été présentée ici même (Revue philosophique, tome VIII, p. 353) par M. Delbœuf, à propos d’une personne absolument sourde depuis cinquante-quatre années et qui cependant entendait des mots en rêve. Notre auteur, après avoir interrogé plusieurs sourds qui dans leurs rêves entendaient également des discours, n’a pu savoir si les mots étaient pour eux réellement entendus ou seulement perçus. Il est certain que, même après une habitude de longues années, on ne rêve jamais de paroles écrites. Mais M. Delbœuf a sacrifié à la théorie régnante en admettant que, puisque son sujet ne rêvait pas de paroles écrites, il devait rêver de paroles entendues (images auditives). Il y a une troisième hypothèse : c’est que son rêve consistait en représentations motrices. Cette interprétation est la plus vraisemblable, comme il ressort de toutes les recherches qui précèdent.


II

Dr Stricker. Studien ueber die Bewegungsvorstellungen. Études sur les représentations de mouvements. In-8o, Vienne, 72 p., Braumüller.

L’étude sur les représentations de mouvements contient deux parties : l’une consacrée à des observations faites par l’auteur, l’autre à des considérations générales. Nous insisterons surtout sur la première.

D’après la théorie régnante en physiologie, la perception des mouvements d’un corps dans le monde extérieur consisterait en ceci : les perceptions visuelles correspondant aux diverses phases d’un mouvement se fondraient en une représentation unique correspondant au mouvement du corps. L’auteur rejette cette doctrine pour accorder une influence prépondérante aux représentations internes du mouvement.

À cet effet, il a étudié longuement sur lui-même les états qui accompagnent la représentation d’un mouvement réellement perçu ou simplement imaginé. Sans se prononcer sur la question controversée du « sens musculaire » et des nerfs spéciaux que quelques anatomistes lui attribuent, M. Stricker se borne à constater, à titre de fait, l’existence d’une certaine sensation concomitante des mouvements. Il fait remarquer aussi que tous les hommes ne sont pas également aptes à étudier sur eux-mêmes ces sensations musculaires. Le marcheur, le nageur, l’ouvrier, l’expérimentateur et en général tous ceux qui ont besoin de faire travailler leurs muscles avec précision ou intensité, sont beaucoup plus aptes à cette étude que le lettré, qui ne travaille que devant sa table : aussi a-t-il rencontré des hommes très intelligents dont le sens musculaire est très obtus. Doué pour son compte d’une grande finesse à cet égard, il a obtenu par de nombreuses observations les résultats suivants :

1o Représentation toute mentale des mouvements de son propre corps. — Il est couché, les yeux fermés et se représente qu’il marche. Il doit pour en avoir une représentation nette, la lier aux organes de locomotion. C’est dans le haut de la cuisse qu’il localise le plus vivement sa sensation et cela distinctement pour chaque pas. Il la localise dans la partie supérieure du bras, s’il se représente faisant de l’escrime, etc. ; en un mot, pour tout mouvement bien organisé, la représentation est ainsi liée à certains muscles du corps.

2o Représentation toute mentale du mouvement des objets extérieurs. S’il se représente un soldat à l’exercice, et au commandement « marche » s’il le voit en mouvement, il éprouve une sensation dans le haut de la cuisse, à droite ou à gauche, suivant qu’il imagine le soldat avançant la jambe droite ou gauche. Il lui semble que les mouvements de ses jambes imitent ceux du soldat. Si au lieu d’un, il s’en représente deux, il s’adjoint à leurs mouvements, lui troisième. — Pour se représenter les mouvements de gros animaux (un cheval traînant une lourde voiture) il éprouve une sensation dans la région de la poitrine et des épaules. Pour un cheval au repos, la sensation est liée aux muscles des jambes ou des yeux. — S’agit-il de petits animaux ou du mouvement des nuages, la localisation a lieu le plus souvent dans les muscles oculaires. Pour de petits objets qui tournent, de même. Pour de grandes roues, les muscles du cou et de la nuque interviennent, et ce sont ces mêmes muscles qui paraissent jouer un rôle, si l’auteur veut se représenter quelque changement : un corps bleu, par exemple, qui devient jaune.

3o Observation directe des corps en mouvement dans le monde extérieur. — Jusqu’ici, nous avons vu qu’il n’y a, du moins dans la mémoire, aucun mouvement que l’on puisse se représenter sans une sensation musculaire. En est-il de même pour ce qui concerne l’observation extérieure ? À proprement parler, la réponse est faite par avance à cette question. Si je me représente un homme en marche, j’ai, en même temps qu’une représentation visuelle, un sentiment d’innervation dans mes propres muscles ; si je supprime ce dernier sentiment, ma représentation est comme paralysée. Comme dans la mémoire, il n’y a rien, il ne peut rien y avoir qui ne se soit trouvé auparavant dans la perception ; il faut bien aussi que dans la réalité cette liaison existe nécessairement entre les perceptions visuelles et les sensations musculaires. Du reste, cette conclusion logique est corroborée par l’observation directe. M. Stricker a remarqué que, lorsqu’il voit une troupe de soldats en marche, il éprouve une sensation musculaire beaucoup plus intense que lorsqu’il regarde un seul passant dans la rue. Il rapporte beaucoup d’autres observations analogues. — D’ailleurs la plupart de nos mouvements appris résultent d’une imitation. L’imitation (celle par exemple de l’apprenti qui regarde comment on manie un outil) commence par une impression sur la rétine qui est transmise au cerveau et de là revient à des centres moteurs qui mettent les muscles en mouvement. Si ce rapport entre certaines impressions visuelles et certains mouvements n’existait plus, aucun apprentissage ne serait possible.

4o  Représentation de mouvements d’organes internes non soumis à la volonté. — Prenons comme exemple les mouvements du cœur. Lorsque l’auteur est au repos et en cet état sain où l’on ne sent pas les pulsations cardiaques, il lui faut un grand effort pour se représenter les pulsations de son propre cœur, pour chasser de sa mémoire la vue des cœurs d’animaux dont, en sa qualité d’anatomiste, il a si souvent étudié l’activité. Lorsqu’enfin les yeux fermés il a réussi à exclure la vision de ces cœurs d’animaux et à se représenter les mouvements de son cœur, il ne peut le faire qu’avec un sentiment d’innervation des muscles oculaires ou de ceux de la poitrine. La représentation de chaque nouvelle contraction s’accompagne d’un sentiment de mouvement des yeux ou de soulèvement de la cage thoracique.

Les observations précédentes (et nous n’en avons rapporté qu’un petit nombre) tendent toutes à établir la thèse de l’auteur : nécessité d’une fusion entre les sensations visuelles et les sensations musculaires pour percevoir ou se représenter un mouvement. Il en trouve la démonstration expérimentale dans un jouet appelé le stroboscope. Sur un cylindre sont collées douze figures représentant un bonhomme qui saute, pris à diverses phases successives du saut. La première le figure au moment où il va sauter, les onze autres le figurent dans les phases suivantes, en sorte que, si l’on fait tourner le cylindre, le bonhomme apparaît comme sautant toujours à nouveau. La théorie courante explique cette illusion en disant que, grâce au mouvement du cylindre, les diverses phases se fondent en une image unique, en d’autres termes que les images visuelles se fusionnent en une image en mouvement. — L’auteur montre par des expériences détaillées que l’illusion ne se produit que s’il y a en même temps un mouvement des yeux, et l’on ne peut pas objecter que le mouvement des yeux et l’illusion sont une simple coïncidence ; car, dans cette illusion, les seuls éléments mis en jeu sont les nerfs sensitifs, les nerfs moteurs et le centre qui élabore les impressions. Tant que les nerfs moteurs ne concourent pas au phénomène, que les yeux ne se meuvent pas dans le sens déterminé, le centre ne peut transformer en illusion les impressions que lui transmettent les seuls nerfs sensibles (de la vision). Il y a donc deux conditions requises, les perceptions visuelles, les mouvements oculaires. Ce jouet nous démontre donc que les représentations de mouvements ne se produisent que quand les sensations de mouvements musculaires entrent dans l’association.

« Ma nouvelle théorie, dit Stricker, peut donc se formuler ainsi : La représentation de mouvement est un quale qui ne peut être remplacé pour nous par aucune autre qualité sensible. »

La fin de cette monographie est consacrée à des considérations générales sur l’idée de cause qui ne manquent pas d’intérêt, mais qui ne sont pas assez logiquement liées pour être exposées en peu de mots. L’auteur s’attache à montrer que le sens du mot expérience a changé depuis l’époque de Kant, grâce aux travaux des psychophysiciens et des psychologues, et que certains jugements à priori, d’après Kant, sont en réalité des jugements d’expérience (p. 39). Il ramène aussi l’idée d’effet au changement et finalement au mouvement, en sorte que le principe de causalité devrait s’exprimer ainsi : Tout mouvement suppose une cause.


III

Dr Stricker. Studien ueber die Association des Vorstellungen. In-8o, Vienne, Braumüller, 95 p.

Il ne faudrait pas, à en juger par le titre du troisième essai, croire que M. Stricker se soit proposé une étude complète sur l’association des états de conscience. Plusieurs chapitres reviennent sur des questions déjà traitées par l’auteur et ne sont pas toujours enchaînés suivant une logique bien rigoureuse[3] ; mais la partie importante de ce travail, la seule que nous nous proposions d’exposer, est consacrée à l’idée de l’espace.

L’auteur reconnaît que Kant a eu raison de poser la « représentation de l’espace » comme nécessaire ; mais, en disant que nous ne pouvons nous représenter qu’il n’y ait pas d’espace, il n’a fait qu’exprimer une observation déjà faite en partie par Berkeley : nous ne pouvons nous représenter ni couleur sans étendue ni étendue sans couleur. La formule de Kant peut donc se changer en celle-ci : Je ne peux me représenter le monde extérieur comme ne possédant aucune couleur, comme n’étant ni clair ni obscur à un degré quelconque — Kant a eu également raison de dire que nous ne pouvons pas nous représenter l’espace autrement qu’indéfini, car ce n’est qu’une autre forme de la thèse : Je ne peux pas me représenter qu’il n’y ait pas d’espace. Pour me représenter l’espace comme fini, il me faudrait avant ou après cette représentation en avoir une autre qui ne contiendrait pas d’espace, ce qui, en vertu de l’excitation continue du nerf optique, est impossible. Mais, tout en admettant la thèse de Kant, l’auteur n’en conclut pas « que la représentation d’espace soit donnée avant toute expérience ».

Un grand progrès dans cette question est fait par Herbart, qui le premier, en Allemagne, a pris en considération le fait de l’association. Il a fait remarquer que, lorsque nous percevons l’étendue par la vue ou le toucher, nous remuons l’œil ou le doigt ; que par ce mouvement nous avons une série de représentations successives qui se répètent quand nous remuons l’œil ou le doigt à rebours. Cette succession est si rapide qu’elle nous donne l’impression d’une simultanéité qui est l’espace.

Brücke a donné une théorie analogue de la perception de profondeur. Nous acquérons la connaissance de la troisième dimension, parce que nous fixons rapidement l’un après l’autre une série de points par un changement dans la convergence des deux yeux : des perceptions séparées dans le temps se fondent ensemble et ainsi se forme la représentation de « l’un derrière l’autre ».

Ces théories ne tiennent pas suffisamment compte du rôle des mouvements. L’auteur montre par exemple que la fusion des images visuelles ne s’opère pas quand on considère une longue allée illuminée, soit qu’on la considère d’un bout (dans sa profondeur) ou d’en haut (dans son étendue). « Pour me représenter l’étendue en profondeur ou en superficie, il me faut mouvoir les yeux ou du moins esquisser ces mouvements qui sont nécessaires à la perception de la profondeur et de la superficie. Herbart et Brücke, quoiqu’ils aient bien remarqué la participation des mouvements à la formation des représentations de l’espace, ont négligé l’essentiel. Ils n’ont pas vu que ce sont les sensations de mouvement qui jouent ici un rôle capital. » C’est ce qui n’a pas échappé à quelques philosophes anglais de ce siècle. Les sensations musculaires forment un élément nécessaire de toute représentation d’espace. « La rétine nous donne peut-être l’unité d’étendue, et le travail musculaire nous apprend combien de fois cette unité doit être prise. Ce serait une sorte de multiplication. Quand l’œil doit faire une grande excursion pour regarder à droite, à gauche, en haut, en bas, alors le facteur “travail musculaire” serait grand, et l’espace devrait avoir une étendue correspondant à cette grandeur. » Pour l’auteur, il n’existe qu’une seule chose qui soit innée (ürsprunglich gegeben), c’est la connaissance du lieu (Ortserkenntniss), dans la périphérie de notre corps ; mais, dans cette représentation du lieu, celle de l’étendue n’est pas nécessairement comprise. L’unité d’espace doit être étendue pour que les complexus le soient ; mais un élément d’espace n’est pas nécessairement une unité d’espace : l’oxygène est un élément d’eau, mais n’est pas une unité d’eau.

Lorsque je veux voir un objet proche, je tire les yeux en dedans, et les axes visuels convergent par l’action des muscles droits internes. Lorsque je veux voir à de grandes distances, je tire les yeux en dehors, de manière à rendre les axes parallèles par l’action des muscles droits externes. Lorsque je veux me représenter un espace très profond, je remarque clairement qu’il se passe quelque chose dans la région des droits externes, dans la région intéressée lorsque je meus les yeux en réalité. Deux muscles concourent dans la représentation de l’éloignement, d’abord le droit externe de chaque côté, ensuite un muscle dans l’intérieur de l’œil. Ce dernier point a été signalé par Czermak. Ceux qui sont doués d’une grande finesse pour l’observation des mouvements internes, remarquent bien que, dans le passage brusque de la représentation d’un grand éloignement à celle d’un grand rapprochement, il se produit quelque chose dans l’intérieur de l’œil. Si j’essaye de me représenter un grand éloignement en faisant fortement converger les yeux comme pour voir un objet très proche, je remarque que cette représentation est empêchée. La représentation de la troisième dimension requiert la participation d’autres faisceaux musculaires que ceux des yeux.

Les amateurs de peinture savent que, pour bien apprécier un tableau, il est préférable de fermer un œil. Si l’on essaye successivement sur ce tableau la vision monoculaire et la vision binoculaire, on remarquera que dans le premier cas, l’impression de la profondeur est beaucoup plus grande. Pour mieux faire comprendre les déductions qu’on peut tirer de ce fait, l’auteur a joint à son livre une photographie représentant le côté d’un cloître : à droite une série de colonnes, à gauche un mur plein coupé seulement d’une porte et de trois fenêtres. Si, après avoir regardé cette photographie avec les deux yeux, on en ferme un, après une durée d’environ une seconde, on voit le cloître s’étendre singulièrement en profondeur. La profondeur augmente bien plus encore si l’on remue les yeux comme pour compter les colonnes à droite, ou les fenêtres à gauche.

D’où vient cette illusion ? Puisque un seul œil est en jeu, il ne peut être question de l’explication de Brücke (action combinée des deux yeux). Mais, dans l’opération ci-dessus indiquée de compter, en apparence au moins, les colonnes ou les fenêtres, il y a un mouvement de l’œil qui joue un rôle considérable. Si l’œil reste en repos, au bout de quelques secondes, la profondeur paraît moindre tout en étant grande encore. Peut-on dire en conséquence que la rétine peut saisir la profondeur sans l’aide des sensations musculaires ? Il est facile de répondre à cette question par l’expérience suivante. Au moment où, avec un seul œil, je vois le cloître dans toute sa profondeur, je change un peu la place de la photographie, en haut ou en bas, à droite ou à gauche. Aussitôt l’illusion tombe à son minimum, le cloître se raccourcit et l’image devient superficielle, comme dans la vision binoculaire ; mais, si l’on recommence à compter les colonnes, le maximum de profondeur se reproduit. L’auteur entre dans beaucoup d’autres détails, qui ne peuvent être compris que si l’on a la figure sous les yeux. Ces recherches ne permettent donc pas de douter que la rétine ne donne pas la profondeur par elle-même, mais seulement quand les sensations de mouvement se combinent avec les sensations visuelles.

Revenons maintenant à l’étendue en superficie. L’association des perceptions visuelles avec la profondeur n’est pas nécessaire. Cette association avec la superficie l’est au contraire. Mais pourquoi l’est-elle et en quel sens ? Cette association est une fonction psychique qui se passe dans le cerveau et, d’après les recherches objectives, dans les circonvolutions. Quand la rétine est impressionnée, l’excitation se transmet jusqu’au centre visuel. Dans ce centre se produisent les représentations de lumière et de couleur. Dire que la représentation de la couleur est liée à celle d’étendue, c’est dire que la première évoque la seconde. Nous savons que l’appareil sensoriel seul ne donne pas l’étendue ; que les actions musculaires doivent entrer en jeu. Nous savons que ces dernières dépendent d’une région des couches corticales située en dehors du centre visuel. L’association nous montre donc qu’une excitation doit être transmise du centre visuel au centre moteur. Quand donc nous disons qu’il y a une association nécessaire entre la couleur et l’étendue, cela signifie, au sens physiologique, que l’excitation est transmise sans exception du centre visuel à la sphère motrice ; et cela ne peut signifier rien de plus. Pourquoi cette excitation est-elle transmise sans exception ? C’est là une question qui rentre dans le domaine de l’anatomie et de la physiologie et non de la psychologie proprement dite. Je peux très bien imaginer que les connexions entre le centre visuel et les éléments moteurs soient détruites par quelque processus morbide, et par suite l’association serait dissoute. Dans cet état, un homme se représenterait les couleurs à peu près comme nous nous représentons le son ; ce serait une qualité sensible sans étendue.

L’espace est donc une représentation associée, dans laquelle sont contenus d’une part les lieux (die Orte) comme éléments d’espace et d’autre part l’étendue. Les lieux (ou endroits affectés) comme éléments d’espace sont donnés par la rétine. L’excitation lumineuse, en agissant sur elle, ne produit pas seulement la représentation de lumière, mais aussi de lieu. Lieu et couleur sont indissolublement liés l’un à l’autre ; ce sont des fonctions psychiques d’un seul et même filet nerveux. La représentation de lieu et de couleur d’une part, comme celle d’étendue d’autre part nous sont données par des propriétés spécifiques des nerfs ; chacun en soi dépend originairement de cette propriété, quoique toutes deux réunies nous donnent pour la première fois la représentation de l’espace.

Le lecteur aura sans doute remarqué que la thèse soutenue par l’anatomiste viennois offre beaucoup d’analogie avec d’autres doctrines émises en Angleterre ou en Allemagne ; mais il semble y être arrivé d’une manière indépendante ; car il avoue (p. 49, note) être peu versé dans l’histoire de la psychologie, et il ne paraît connaître les Anglais que par le livre de Stumpf. Il a, en tout cas, groupé à l’appui de sa thèse un grand nombre de détails qui, à ma connaissance, ne sont nulle part ailleurs.

Th. Ribot.

  1. Nous croyons pouvoir réunir sous ce titre commun trois études dont la liaison intime apparaîtra suffisamment aux lecteurs.
  2. Studien über das Bewusstsein : voir les numéros d’octobre 1879, p. 346, et août 1880, p. 129.
  3. Voici d’ailleurs les titres des chapitres de l’ouvrage : Représentations des mots, du chant et des formes mathématiques. — Représentations du monde extérieur comme complexus des représentations. — Liaison des mots et des complexus. — Formes du travail de la pensée. — La pensée et ses rapports avec les formes de la logique. — Rapport de l’idée de cause et du monde extérieur. — Nature de la recherche historique et de la recherche expérimentale. — Nécessité de la représentation de l’espace. — Son infinité. — L’espace et la théorie de l’association. — Rôle des sensations musculaires dans la représentation de l’étendue. — Vision monoculaire en profondeur. — Différences psychiques entre la vision en profondeur et en superficie. — Comparaison des idées de temps et d’espace. — Idée de nombre. — Nature de la preuve mathématique. — Différence entre les représentations sensorielles et motrices. — Le contrôle de la pensée.