Contribution à la critique de l’économie politique/Chapitre 2/4

Traduction par Laura Lafargue.
Texte établi par Alfred Bonnet, V. Giard et E. Brière (p. 237-244).

4. Les métaux précieux.

Le procès de production bourgeois s’empare d’abord de la circulation métallique comme d’un organe transmis tout achevé lequel, bien que se transformant peu à peu, conserve toujours cependant sa construction fondamentale. La question de savoir pourquoi l’or et l’argent servent de matière de la monnaie au lieu et place d’autres marchandises ne se pose point dans les limites du système bourgeois. Nous ne ferons donc qu’un résumé sommaire des points les plus essentiels.

Puisque le temps de travail général lui-même n’admet que des différences purement quantitatives, il faut que l’objet qui devra être son incarnation spécifique soit capable de représenter des différences purement quantitatives, l’identité, l’homogénéité de la qualité étant supposée. C’est la première condition pour qu’une marchandise fasse office de mesure de valeur. Si, par exemple, j’évalue toutes les marchandises en bœufs, peaux, céréales, etc., il me faut, par le fait, les mesurer dans le bœuf moyen idéal, la peau moyenne idéale, puisque entre bœuf et bœuf, grain et grain, peau et peau il y a différence qualitative. L’or et l’argent, au contraire, étant des corps simples, sont toujours identiques à eux-mêmes et des quanta égaux de ces métaux représentent des valeurs de grandeur égale[1]. L’autre condition que doit remplir la marchandise servant d’équivalent général, et qui découle directement de la fonction de représenter des différences purement quantitatives, est qu’on puisse la diviser en parties quelconques et réassembler ces parties de manière que la monnaie de compte puisse être représentée aussi d’une façon sensible. L’or et l’argent possèdent ces qualités à un degré supérieur.

En qualité de moyen de circulation l’or et l’argent offrent cet avantage sur les autres marchandises qu’à leur poids spécifique élevé qui représente une pesanteur relativement grande en un petit espace, correspond leur poids spécifique économique qui leur permet de renfermer beaucoup de temps de travail, c’est-à-dire une grande valeur d’échange sous un petit volume. Cela assure la facilité du transport, du passage d’une main dans une autre et d’un pays dans un autre, la faculté d’apparaître et de disparaître avec une égale rapidité — bref, la mobilité matérielle, le sine qua non de la marchandise qui doit servir de perpetuum mobile dans le procès de circulation.

La haute valeur spécifique des métaux précieux, leur durabilité, leur indestructibilité relative, leur inaltérabilité à l’air, et, spécialement pour l’or, son indissolubilité dans les acides, excepté dans l’eau régale — toutes ces propriétés naturelles font des métaux précieux la matière naturelle de la thésaurisation. C’est pourquoi Peter Martyr, qui paraît avoir été grand amateur du chocolat, remarque en parlant des sacs de cacao qui constituaient une des monnaies mexicaines : O felicem monetam, quæ suavem utilemque præbet humano generi potum, et a tartarea peste avaritiæ suos immunes servat possessores, quod suffodi aut diu servari nequeat (De orbe novo).[2]

La grande importance des métaux en général, à l’intérieur du procès de production immédiat, est liée à leur fonction d’instrument de production. Indépendamment de leur rareté, la grande mollesse de l’or et de l’argent comparés avec le fer et même avec le cuivre (à l’état durci où l’employaient les anciens) empêche qu’on les utilise pour outils, et leur ôte en une grande mesure la qualité sur laquelle repose la valeur d’échange des métaux en général. Inutiles dans le procès de production immédiat, ils ne sont pas indispensables comme moyens d’existence, comme objets de consommation. Ils peuvent entrer dans le procès de circulation social en n’importe quelle quantité, sans porter préjudice aux procès de la production et de la consommation immédiats. Leur valeur d’usage individuelle n’entre pas en conflit avec leur fonction économique. D’autre part, l’or et l’argent ne sont pas seulement des objets négativement superflus, c’est-à-dire non indispensables, mais leurs qualités esthétiques font d’eux la matière naturelle du luxe, de la parure, de la somptuosité, des besoins des jours de gala, bref, la forme positive de la superfluité et de la richesse. Ils apparaissent en quelque sorte comme de la lumière solidifiée, tirée du monde souterrain ; l’argent réfléchissant tous les rayons lumineux dans leur mélange primitif, l’or réfléchissant seulement la plus haute puissance de la couleur, le rouge. Or, le sens de la couleur est la forme la plus populaire du sens esthétique en général. La connexion étymologique, dans les différentes langues indo-germaniques, des noms des métaux précieux avec les rapports des couleurs, a été démontrée par Jacob Grimm (Voir sa Gesichte der deutschen Sprache).

Enfin, la faculté que possèdent l’or et l’argent de passer de la forme de numéraire à celle de lingot, de la tortue de lingot à celle d’articles de luxe et inversement ; l’avantage qu’ils ont sur d’autres marchandises de n’être pas fixés en des valeurs d’usage une fois données, déterminées, font de ces métaux la matière naturelle de la monnaie qui doit perpétuellement virevolter d’une forme déterminée à une autre.

La nature ne produit point de monnaie non plus que des banquiers ni qu’un cours du change. Mais puisque la production bourgeoise doit cristalliser la richesse comme fétiche sous la forme d’un objet isolé, l’or et l’argent en sont l’incarnation adéquate. L’or et l’argent ne sont pas naturellement monnaie, mais la monnaie est naturellement or et argent. D’une part, le cristal de monnaie d’argent et d’or n’est plus seulement le produit du procès de la circulation ; il est en fait son unique produit stable. D’autre part, l’or et l’argent sont des produits naturels achevés ; produits de la circulation et produits naturels, ils le sont immédiatement et séparés par aucune différence formelle. Le produit général du procès social ou le procès social lui-même considéré comme un produit est un produit naturel spécial, un métal enfoui dans les entrailles de la terre et qu’on peut en extraire[3].

Nous avons vu que l’or et l’argent ne peuvent pas satisfaire à la condition requise d’eux en leur qualité de monnaie, d’être une grandeur de valeur permanente. Ils possèdent toutefois, comme l’a déjà remarqué Aristote, une grandeur de valeur plus permanente que la moyenne des autres marchandises. Indépendamment de l’effet général d’une hausse ou d’une baisse des métaux précieux, les fluctuations du rapport de valeur de l’or et de l’argent sont d’une importance particulière, puisque tous deux servent côte à côte, sur le marché universel, de matière de la monnaie. Les causes purement économiques de ces fluctuations — les conquêtes et autres bouleversements politiques qui exerçaient une grande influence sur la valeur des métaux dans l’ancien monde n’agissent aujourd’hui que d’une manière locale et passagère — doivent être ramenées à la variation du temps de travail qu’exige la production de ces métaux. Ce temps de travail lui-même dépendra de leur rareté naturelle relative ainsi que de la difficulté plus ou moins grande de les obtenir à l’état de métal pur. L’or est, en effet, le premier métal que l’homme découvre. La nature elle-même le crée sous forme cristalline pure, sans combinaison chimique avec d’autres corps, ou, comme disaient les alchimistes, à l’état vierge, et la nature elle-même, dans les grands lavages d’or des rivières, se charge du travail technique. Le travail demande à l’homme, soit pour tirer l’or des rivières, soit pour extraire l’or des terrains d’alluvion, est des plus grossiers, tandis que la production de l’argent suppose le travail des mines et généralement un développement relativement grand de la technique. Malgré sa rareté absolue moindre, la valeur originale de l’argent est donc relativement plus grande que celle de l’or. Aussi l’assertion de Strabon que dans une tribu arabe on donnait 10 livres d’or pour une livre de fer et 2 livres d’or pour une livre d’argent ne paraît point du tout incroyable. Mais dans la proportion où les forces productives du travail social se développent et où, par conséquent, le produit du travail simple enchérit par rapport à celui du travail compliqué, où l’on défonce sur une plus grande étendue la croûte terrestre et où les premières sources alimentaires de l’or se tarissent à la surface, la valeur de l’argent tombe par rapport à celle de l’or. À un degré donné du développement de la technologie et des moyens de communication, la découverte de nouveaux pays aurifères et argentifères pèsera en dernier ressort dans la balance. Dans l’ancienne Asie le rapport de l’or à l’argent était 6 à 1 ou 8 à 1 ; ce dernier rapport était encore celui en Chine et au Japon au commencement du xixe siècle ; 10 à 1, le rapport du temps de Xénophon peut être considéré comme le rapport moyen de la période moyenne de l’antiquité. L’exploitation des mines d’argent espagnoles par Carthage, et plus tard par Rome, exerça dans l’antiquité une action analogue à celle de la découverte des mines américaines dans l’Europe moderne. Pour l’époque de l’empire romain 15 à 16 à 1 peut être considéré comme le rapport moyen, bien qu’on rencontre fréquemment, à Rome, une plus grande dépréciation de l’argent. Le même mouvement, commençant par la dépréciation relative de l’or et finissant par l’abaissement de la valeur de l’argent, se répète à l’époque suivante qui s’étend du Moyen Âge jusqu’aux temps les plus récents. Ainsi qu’au temps de Xénophon, le rapport moyen au Moyen Âge est de 10 à 1 et revient à 10 ou 15 à 1 à la suite de la découverte des mines américaines. La découverte des mines d’or australiennes, californiennes et colombiennes rend vraisemblable une nouvelle baisse dans la valeur de l’or[4].

  1. « I metalli han questo di proprio e singolare che in essi soli tutte le ragioni si riducono ad una che è la loro quantità, non avendo ricevuto della natura diversa qualità nè nell interna loro constituzione nè nell externa forma e fattura » . (Les métaux ont cette singulière propriété que tout en eux est réduit à la quantité, n’ayant reçu de la nature, ni dans leur construction interne, ni dans leur forme et façon externes, diversité de qualité). Galiani. loc. cit., p. 130.
  2. Ô bienheureuse monnaie, qui fournit au genre humain un doux et utile breuvage et qui donne et ses possesseurs l’immunité contre la peste infernale de l’avarice, puisqu’elle ne peut être ni enfouie ni conservée longtemps.
  3. En l’an 760, une foule de pauvres émigrés s’établirent au sud de Prague pour laver les sables aurifères, et trois hommes pouvaient en un jour extraire 3 mares d’or. Comme conséquence il y eut une affluence extraordinaire aux « diggings », et le nombre de bras enlevés à l’agriculture fut si grand que l’année suivante la famine s’abattit sur le pays. (Cf. M. G. Körner, Abhandlungen von dem Alterthum des böhmischen Bergwerks, Schneeberg, 1758).
  4. Jusqu’ici les découvertes australiennes et autres n’ont point affecté le rapport de la valeur de l’or à l’argent. Les affirmations contraires de Michel Chevalier valent ce que vaut le socialisme de cet ex-Saint-Simonien. La cote de l’argent sur le marché de Londres montre, il est vrai, que le prix or moyen de l’argent de 1850 à 1858 dépasse de pas tout à fait 3 pour cent le prix de 1830 à 1850. Mais cette hausse s’explique simplement par la demande d’argent venue d’Asie. De 1852 à 1858 le prix de l’argent dans les différentes années et mois ne varie qu’avec cette demande, nullement avec l’arrivage de l’or des sources