Contre le projet de loi de S.M. portant défense d’apprendre à lire aux femmes

CONTRE

LE PROJET DE LOI

DE S***. M***

Un téméraire a paru, qui a voulu que les femmes fussent ramenées au simple état de nature, et fussent dépouillées de toute instruction. Il a prétexté du retour aux mœurs et à la vertu. Jean-Jacques avant lui, dans un tour de force, qu’on a plus admiré qu’applaudi, avait prétendu que les Lettres et les Arts avaient corrompu les hommes et leur avaient été plus nuisibles qu’utiles. Ainsi les femmes, comme les hommes, ont éprouvé les mêmes traitemens de deux philosophes différens.

Le caractère connu du philosophe qui vient d’écrire contre l’instruction des femmes, a donné lieu de penser que ce ne pouvait être qu’une plaisanterie qu’il avait voulu faire par son projet de loi. Aussi n’a-t-on fait que sourire à l’idée de ce projet. Pourtant, comme beaucoup de personnes, plutôt par contrariété que par inimitié contre la gloire des femmes, pourraient vouloir prendre à la lettre tout ce qu’il aurait dit, et chercher à tracasser, d’après lui, les femmes sur leur instruction, que ce serait une sorte de poison qu’il aurait alors répandu dans la société, et un ferment de discorde qu’il y aurait jeté, on a pris le parti de réfuter ce qu’il y avait de plus spécieux dans son projet, pour ôter aux contrariants les raisons et les sophismes qu’ils y auraient été puiser. – On ne s’est point occupé des choses insignifiantes, ou qui n’étaient que des vérités triviales, pareilles à celles qui se trouvent dans le premier considérant.

Si la nécessité de l’instruction pour les femmes comme pour les hommes, n’était point aussi bien sentie et reconnue qu’elle l’est, on se serait appliqué, dans un discours préliminaire, à la démontrer. Mais c’eut été perdre son tems et son travail, comme il arriverait si l’on voulait s’attacher à prouver la nécessité de la lumière pour la nature.

On verra si les raisons du philosophe sont bien plausibles, et s’il ne devrait pas lui-même retirer son projet de loi.


Avant de passer aux considérants du projet de loi, il y a une observation ou une question à faire sur la note qui termine la dédicace.

Après avoir prévenu qu’il ne répondrait aux injures que par son silence accoutumé, l’auteur a dit : des injures ne sont point des raisons.

Ne pourrait-on point envisager tous ses considérants comme autant d’injures contre les femmes, et conclure qu’on ne devrait point y répondre, par cela seul que, des injures ne sont point des raisons ?

En effet, n’est-ce point une injure gratuite faite à la moitié du genre humain que de prétendre démontrer que l’ignorance est une vertu qu’elle doit avoir par-dessus tout ?

Mais si cette moitié éprouvait l’injustice d’une loi aussi absurde, qu’en résulterait-il ? qu’elle tomberait d’abord dans l’esclavage, et que bientôt elle y entraînerait l’autre.

— Dans un poëme, qui passera sans doute à la postérité la plus reculée, l’auteur du projet de loi a dit :

« À l’école du tigre, un homme osa s’instruire :
Plus fort que son semblable, il lui donna la loi ;
Mit la main sur sa gerbe, et dit elle est à moi.
Pour rentrer dans son champ, le faible usa d’adresse.
Suivi de ses voisins que son sort intéresse,
Il court au ravisseur, et le faible est vengé ».

Mais lui, à quelle école a-t-il appris à nous mettre sous la dépendance absolue et despotique de l’homme, par fois plus terrible que le tigre ? la raison et une bonne éducation nous disent que nous devons être soumises à l’homme que la nature et les lois nous ont donné pour protecteur : le bon ordre exige que nous le regardions ainsi. Mais quand nous n’aurons de pensée que celle qu’il nous aura communiquée ; que les jeunes filles, comme l’auteur le veut, ne pourront lire que dans les yeux de leur père, à qui les embarras de la vie donneront souvent un regard soucieux et sévère, ce livre ne sera-t-il pas bien plus dangereux qu’un roman moral, où, quand la vertu y est bien peinte et les personnages intéressans, la jeune fille qui le lit, s’identifie avec la famille qui figure dans le roman, ainsi que je l’ai entendu dire moi-même à l’auteur ?

Par une suite de l’orgueil qui caractérise le sexe masculin, l’auteur s’écrie : « Les hommages que le premier sexe s’est fait une habitude de rendre à l’autre, ne sont point adressés au savoir des femmes, mais seulement à leurs grâces ». Il avait dit encore avec plus d’élégance :

De tous les arts Pallas est mère :
Pallas pourtant n’eut pas le prix :
Vénus qui ne savait que plaire
Le reçut des mains de Paris.

Mais Pallas ne fut pas prise avec son amant dans les filets de Vulcain ; et Vénus qui plaisait à tous, mit le trouble dans l’Olympe. Peut-être que si elle eut cultivé les arts et les sciences, Mars n’aurait pas imprimé la honte sur le front de son époux.

Hélène était belle et ignorante : sa beauté, ses grâces furent cause de l’embrâsement de Troie. Clitemnestre, sa sœur, moins belle, mais plus instruite, enflamma le courage de son époux pour venger l’honneur de son frère. Elle devint, hélas ! criminelle quand l’orgueil d’Agamemnon lui fit oublier les conseils qui avaient contribué à sa gloire. Alors les décrets immuables du destin s’accomplirent ; mais Clitemnestre eut au moins, pour colorer son crime, le prétexte de l’injustice.

« Marguerite de Navarre savait lire et elle fut galante ». — Il est vrai, mais elle ne troubla point la France : elle passa sa vie à cultiver les lettres après sa chûte du trône, qu’elle ne perdit que parce que le grand Henri n’était pas un philosophe.

Combien serait dangereuse cette maxime. Vénus ne savait que plaire ! Combien elle démoraliserait les mères qui ont conservé assez de raison pour vouloir que leurs filles, dans l’âge où les roses seront flétries, et où les rides auront pris la place des lys, puissent par leur instruction, captiver l’esprit de leurs époux, parce que leurs grâces éclipsées ne pourront plus les retenir. L’auteur aurait dû, à la suite de son projet de loi, indiquer un endroit, où les vieilles femmes, où celles disgraciées de la nature seraient reléguées, car assurément l’instruction ne venant pas les consoler de la perte de leurs charmes et de l’injustice de la nature, l’envie qui s’établit près de notre berceau, leur suggérerait le dessein de troubler le bonheur des jeunes et des belles. Ah ! oui, c’est dans cet endroit, mesdames, qu’il faudra demander que l’auteur soit relégué. Nous verrons si il se plaira beaucoup dans la société de ces idiotes. Non, bien sûrement. Et le projet de loi qu’il a rêvé, comme Voltaire rêva un jour ses visions de Babouc, n’aura pas plus d’effet que les projets de l’Ange Ituriel pour détruire Persépolis. Nouvel Ituriel, il a eu de l’humeur de voir des femmes monter en chaire et prêcher contre la philosophie, d’autres faire des discours sur la diplomatie, et, comme ce St. Ange, il a voulu prendre une mesure effrayante : Puissé-je, moi, comme Babouc, lui prouver que, parce que toutes les femmes n’auront pas le bon esprit, ce serait une tyrannie que de les condamner toutes à l’ignorance.

Voyons ses motifs.

« Considérant qu’une jeune fille perd de sa fraîcheur du moment que la science y touche, du moment qu’un maître en approche »…

Il est un moyen efficace pour éviter ce malheur.

J’ai été la première à blâmer la fréquence des maîtres auprès de jeunes filles ; mais dans un sens opposé à l’auteur : je blâmais les maîtres, mais je voulais qu’on y substituât des maîtresses. Je voulais que les mères fussent assez instruites pour n’être pas forcée d’avoir recours à des mains étrangères pour tes soins et l’éducation de leurs enfants. Ce sont ces tendres et faibles créatures qui demandent et exigent les soins de leur mère : les premières impressions, dit Jean-Jacques, se prennent au berceau ! Eh bien quelle impression donnera une ignorante ? Combien d’hommes, même de génie, en approchant du terme de la vie, ont repassé dans leur esprit avec une sorte de complaisance les premiers momens de leur enfance ! La vieillesse et l’enfance se touchent ; leur imagination affaiblie se ratache aux préjugés de leur nourrice, ils se rappellent avec jouissance des jours où ils se croyaient heureux ; et le terme de leur vie obscurcit la gloire qu’ils avaient acquise dans l’âge viril.

À quoi attribuer cette faiblesse ? À la première éducation. Une mère instruite inspirera à son fils l’amour de la patrie, l’observation exacte des devoirs de l’homme dans la société. Qui, plus qu’elle, sera intéressé à ce que son fils jouisse de l’estime de ses concitoyens ? Une femme instruite apportera-t-elle moins d’ordre et d’économie dans l’administration de sa maison ? au contraire, l’esprit naturel dont elle est douée, se trouvant fortifié par une bonne instruction, lui fera remplir ses devoirs avec plus de plaisir, que la femme brute qui ne les remplit que par instinct et point par sentiment. La gloire, ce stimulant de toutes les grandes actions ne la touchera point ; elle filera pour se vêtir ; comme l’araignée tend sa toile afin d’attraper des mouches pour se nourrir.

« Considérant combien une femme qui ne sait pas lire est réservée dans ses propos ».

J’ai vécu long-tems dans un département éloigné de Paris ; j’y ai souvent rougi des propos indécens que l’innocence ignorante répétait sans en tirer la moindre conséquence ; enfin j’ai vu de jeunes hommes humiliés des discours de leurs sœurs. Celles-ci placées par la nature aux mêmes rangs qu’eux, n’auraient pu être admises à la société de femmes qui, sans être prudes, aiment à s’entretenir dans les termes que la décence prescrit. J’ai moi-même tenté de corriger une de ces intéressantes créatures, élevée dans le vieux château de son père : J’y ai perdu mon tems.

Chassez le naturel il revient au galop.

La sœur de celle dont je parle, plus instruite, est aujourd’hui mère de six enfans qu’elle a élevés elle-même, et qui font la gloire de leur famille ; tandis que l’autre a épousé un honnête rustre de son village, et que ceux-ci ne transmettront à leurs descendants que l’ignorance dont on les a enveloppés.

« Considérant que le joli babil des femmes dédomagera avec usure de l’absence de leur style ».

J’ai suffisamment réfuté ce considérant par ce que je viens de dire. J’ajouterai seulement, qu’ainsi que l’auteur le dit lui-même, la nature nous, ayant pourvues d’une prodigieuse aptitude à parler, une ignorante ne sachant où s’arrêter, et n’ayant jamais rien d’intéressant à communiquer, ennuira bientôt.

Les bons ménages ne sont rares que parce que l’éducation des femmes a été trop négligée. Si l’instruction venait à être interdite aux femmes, combien les hommes seraient malheureux ! Semblables aux animaux à qui l’organe de la parole est refusé, ils ne considéreraient leurs compagnes que lorsque les besoins de la nature les rapprocheraient. Rien, d’après le projet de loi, en faveur du moral, et tout pour le physique. Mais le physique embrasse-t-il, peut-il remplir tous vos momens ? Il vous faudra donc, dans les entr’actes de vos jouissances, aller, comme le taureau, ruminer dans la prairie, ou comme le chien fidèle à son maître, mais ingrat envers sa femelle, abandonner votre épouse ; car, n’en doutez pas, du moment où vous n’aurez d’autres jouissances avec votre compagne que celle de l’animal, tous les liens de la société seront rompus : vous deviendrez tout au plus comme les nègres qui vendent leurs enfans sans regrets : les mères seules s’y opposent quelquefois, mais seulement quand ils sont encore dans l’âge où leurs soins sont nécessaires à leur conservation. Elles sont absolument parlant comme une Lice qui pleure ses petits quand ses mamelles sont pleines, et qu’elles la font souffrir ; mais qui débarrassée de cette incommodité, oublie qu’elle est mère et méconnaît ses enfans.

« Considérant que le rôle de l’homme est d’instruire et de protéger, etc., etc. »

Mais instruire qui ? Ses fils donc, puisque vous condamnez les femmes à la plus abjecte ignorance. Ah ! craignez que le désespoir ne s’empare de ce sexe faible, si vous le réduisez à un tel état d’avilissement : frémissez qu’il ne prenne la résolution, ainsi que certaines hordes de sauvages, d’étouffer ses filles dans leur berceau. Si les femmes me consultaient, je leur donnerais l’avis contraire ; il vaut bien mieux punir l’auteur des maux, que ses victimes. Homme injuste, combien vous ravalez celles à qui vous devez le jour, et bien plus que cela le bonheur.

La conjugaison du verbe amo, j’aime, a occasionné, dites-vous, beaucoup de chûtes. Seront-elles plus rares quand nous ne saurons pas le conjuguer ? Non assurément, vous voulez nous reporter à la brute nature ; eh ! bien, allez visiter quelques-uns de nos villages, voyez la jeune paysane venant d’écouter un long sermon, serrer la main de son amant en sortant du temple, et s’égarant dans les bois avec lui. Là, sans aucune notion de pudeur, de décence, elle suit l’impulsion seule de la nature, elle devient mère sans en connaître les devoirs ; et souvent délaissée par son séducteur (qui pas plus instruit qu’elle, n’a aucune idée du juste et de l’injuste) elle est obligée de quitter son village pour se soustraire à l’infamie sans ressources, sans moyens d’existence, elle est forcée de grossir la foule des courtisanes.

Voilà où mène l’ignorance !

Mais au contraire, une mère instruite inspirera de bonne heure à sa fille l’amour de la science, elle saura lui mettre sans cesse sous les yeux des histoires où la vertu triomphant de la séduction, reçoit la récompense de cette lutte douloureuse. Une jeune fille instruite saura se prémunir contre les attaques d’un suborneur ; une ignorante succombera sans efforts ; une jeune fille instruite saura modérer, même corriger les défauts de la nature ; l’ignorante les laissera voir dans toute leur laideur.

Mademoiselle de Gournay, la fille d’alliance de Montaigne ne se corrigea pas, dites-vous.

Une exception ne fait pas loi.

Sénèque et Burrhus élevèrent Néron, et Néron fut un monstre. L’éducation ne corrige pas toujours la nature. Il n’en faut pas pour cela tirer la conséquence qu’il ne faut point donner d’éducation à la jeunesse.

« Considérant les risques que court l’innocence d’une jeune fille livrée aux leçons d’un grammairien peu sage, etc., etc. »

Vous avez raison, législateur, un homme n’aura jamais assez de vertu pour enseigner une jeune et jolie personne, sans lui faire courir les plus grands risques.

Tous ces inconvéniens sont prévus par le conseil que je donne aux mères d’instruire elles-mêmes leurs filles. Je ne sais pas même si je serais très fâchée qu’une jeune fille eût été trompée par son maître, afin qu’elle préservât la sienne de pareil accident ; c’est un malheur de l’humanité, mais on a vu rarement prendre des moyens pour éviter le mal : ce qui serait pourtant bien plus avantageux que de faire des lois pour le punir. C’est donc du mal même que nous devons attendre notre bonheur. La belle Cadière fut séduite en allant (à ce qu’elle croyait) faire une bonne action. Les mères prudentes et qui avaient un peu lu les philosophes, n’envoyèrent plus leurs filles à des séducteurs, la morale fut substituée aux cérémonies fanatiques, et l’on ne vit plus se renouveler des scènes aussi scandaleuses. C’est en lisant de bons ouvrages que les femmes douées (ne vous en déplaise) d’une solide raison, se sont convaincues qu’il était inutile pour être épouse vertueuse, et mère tendre, de jeûner un quart de l’année, d’en passer le second dans les temples, et le troisième à ne rien faire. Si les femmes n’eussent pas su lire, la superstition les maîtriserait encore ainsi que leurs enfants. Leurs pères retournant aux préjugés de l’enfance, feraient retentir les voûtes des temples (qui seraient encore tous existans) d’anathêmes contre les philosophes et les fondateurs de la république. O Voltaire, Voltaire ! que dirais-tu, si tu voyais aujourd’hui le projet de loi, toi qui étais si content quand on t’assurait que les marchandes de la rue Saint-Denis lisaient tes jolies romans et tes facéties, et qui t’écriais : tant mieux ! C’est par les femmes que la raison entrera dans la tête des hommes.

Avez-vous donc oublié, législateur, ce précepte saint : bien heureux les pauvres d’esprit, le royaume des cieux leur appartient. Eh bien ! rendez-nous ignorantes, ce royaume nous appartiendra ; mais vous à votre tour, en deviendrez les souverains.

« Considérant combien la lecture est contagieuse. Sitôt qu’une femme ouvre un livre elle se croit en état d’en faire ; »

« Et femme qui compose en sait plus qu’il ne faut.

Moliere… »

C’est bien là une contradiction de l’auteur : Jeanne d’Arc, a-t-il dit, ne savait pas lire, et elle fut un héros. Et, dans une très-jolie chanson, qui se trouve à la fin de la Femme grenadier, il met les romans de la femme qu’il chante, au-dessus des hauts-faits de l’héroïne.

« L’art d’aimer d’Ovide n’a rien appris aux femmes ».

Je le crois, j’en suis sûre même, le doux plaisir d’aimer ne s’apprend pas. Mais n’est-ce pas des femmes que vous avez appris l’art de plaire ?

Le berger Silvain, dans son joli dictionnaire d’amour, avait bien moins d’humeur que le législateur.

Silvain amusait en instruisant : il disait que ce ne serait pas guérir les femmes de leur amour-propre, que de leur dire tout ce qu’elles inspirent. Il n’était pas en colère alors contre les femmes auteurs, et ne s’écriait pas :

« Combien il est choquant dans le langage, ainsi qu’en morale, d’être obligé de donner aux femmes des qualifications masculines, telles que mademoiselle est auteur, madame est amateur, ou bien,

« Les femmes beaux esprits
N’ont pas un bon esprit ».

Voilà comme s’exprime le législateur. Et le berger, quand il voulait plaire, écrivait ainsi :

« Sexe né pour le bonheur de l’autre, de vous dépend la destinée d’une génération entière ». Alors il ne pensait peu, il ne voulait pas que la génération future fut ignorante et par conséquent esclave.

« Vous avez en votre pouvoir le mobile le plus puissant sur le cœur humain, il ne tiendrait qu’à vous d’opérer la plus heureuse révolution, et il n’y a peut-être que vous, que vous seules qui puissiez la tenter avec succès sans en abuser ».

D’autres tems, d’autres mœurs, le berger voulait plaire, et, le législateur ne veut qu’enchaîner.

« Soyez nos juges et distribuez les couronnes sans partialité, et avec dicernement ».

La partialité est la compagne de l’ignorance. Berger Silvain, pour qui le Dictionnaire d’Amour, quand les femmes ne sauront pas lire ?

Vous disiez aussi dans ce tems là au mot flateur, sans l’amour il n’en aurait peut-être jamais existé.

À coup sûr vous n’êtes plus amoureux.

« Considérant que pour l’ordinaire une femme perd de ses grâces et même de ses mœurs, à mesure qu’elle gagne en savoir et en talents ».

Quel sophisme ! quoi ? l’instruction peut perdre les mœurs ! n’avons-nous pas mille exemples que l’ignorance est contraire aux mœurs. Ce serait me répéter inutilement. Une pareille assertion ne mérite pas d’être refutée.

« Considérant que la cause suprimée, l’effet tombe de lui même ; ainsi les femmes ne sachant plus lire, ne nous offriront plus le risible travers de ces diplomates fémmelles qui, du fond d’un Boudoir, le Publiciste à la main, disposent des Empires, font la part aux rois, aux républiques, etc. »

Au lieu d’un projet de loi, faites comme Molière une bonne comédie, vous n’aurez plus de diplomates femelles, ni de femmes savantes, mais des femmes instruites pour le plaisir de l’être, sans faste et sans orgueil : vous aurez des femmes lisant Montaigne et la Maison rustique ; Voltaire, et l’Art d’apprendre à filer la laine, Jean-Jacques et Parmantier pour la culture des pommes de terre Helvétius et la Cuisinière économe ; Plutarque et l’Art de la manipulation du pain ; Hume et l’Éducation des bêtes à laine, la philosophie de Newton et la science d’une bonne fermière.

« Considérant que les femmes les mieux instruite, les plus savantes n’ont jamais enrichi les Sciences et les Arts d’aucune découverte ; qu’il n’y a jamais eu de femmes inventrices, dit Voltaire dans ses Questions encyclopédiques ; que l’invention de la gaze n’est pas même due une femme ».

Cette frivolité ne fait pas honneur à son auteur.

Je rougirais d’avoir imaginé une nouvelle parure ; mais je me glorifirais d’avoir imaginé une manière économique de faire le pain, dans les tems désastreux que nous avons passés. J’aurais de l’orgueil d’avoir soigné, conservé et nourri des abeilles pendant la saison la plus rude, d’avoir fait de bon pain avec de mauvaise farine de sarazin, d’avoir semé, récolté, tillé, et filé le lin destiné à vêtir mon époux et moi, d’avoir soigné mes bestiaux et fait d’excellents fromages, n’ayant reçu qu’une éducation de Ville. Pour tout cela un homme n’aurait aucune capacité.

Eh bien ! je l’ai vu faire à une femme qui sait lire, et quelquefois écrire.

« Considérant que presque toujours quand les femmes tiennent la plume, c’est un homme qui la taille ****[1] ».

Oui, quand elles veulent allumer les torches du fanatisme et prendre le bonnet de docteur, politiquer et discuter la Théologie, censurer les philosophes et encenser leurs détracteurs ; mais une femme sensible n’a besoin que de consulter son cœur quand elle voudra peindre le sentiment.

Serait-ce l’envie qui vous aurait suggéré votre projet de loi ? L’envie peut être tolérée dans un petit esprit, mais le hardi penseur de son siècle n’a pas besoin d’emprunter ce vice pour faire briller son génie : le rossignol n’est pas jaloux du gazouillement de la fauvette, la simple violette se cache au pied du chêne altier, qui la protège de son ombre.

« Considérant que les femmes insisteraient envain d’apprendre à lire, puisque Duguesclin lui-même, connétable de France, et le plus grand homme de son siècle, ne savait ni lire ni écrire ».

L’auteur du projet de loi n’a sans doute pas oublié qu’à cette époque les prêtres s’étaient réservé le privilège exclusif de la science, et qu’un grand seigneur en passant des actes, déclarait ne savoir signer attendu sa qualité.

Le Grand Frédéric savait lire, et bien écrire, et fut aussi grand homme que Duguesclin. Il fit plus que lui, il fonda en Prusse des maisons d’éducation. Mais outre qu’il était un grand homme d’état, il fut aussi un grand philosophe.

Considérant ce proverbe hébreu :

« Toute l’habilité d’une femme est dans sa quenouille ; » et ce proverbe français :

 « Femme sage
Reste à son ménage ».

Les femmes des Hébreux étaient condamnées à l’ignorance ; il y en a beaucoup, même aujourd’hui, qui ne savent point lire. Il n’est donc pas étonnant que le proverbe consacra leur savoir dans leur quenouille.

Le proverbe français :

 « Femme sage
Reste à son ménage ».

N’exclut point l’instruction ; au contraire, une femme qui saura bien employer les heures, trouvera facilement le tems nécessaire pour s’instruire, le goût de la science l’empêchera de se livrer à la dissipation, on la verra moins dans les spectacles, jamais au bal, elle s’interdira les promenades publiques, parce qu’elles la distrairont de ses réflexions morales ; elle choisira les champs pour faire prendre de l’exercice à ses enfans, tout sera pour elle observation ; l’instruction lui fera considérer avec admiration les beautés de la nature, tandis que l’ignorante verra renouveller le printems, lever l’aurore avec indifférence.

Considérant la solidité de ces paroles de Fénélon :

« Les filles qui ont de l’esprit s’érigent souvent en savantes et en précieuses ; elles lisent tous les livres qui peuvent nourrir leur vanité, etc., etc. »

L’esprit, le bon esprit, guérit de la vanité, le bon esprit garantira la femme instruite d’être une femme savante et précieuse.

Les plus grands génies, ont eu de fausses idées, et Fénélon n’en a pas été plus exempt qu’un autre.

« Considérant ce passage considérable de la première Encyclopédie :

» On pourrait douter si l’étude des lettres ne coûte point aux femmes un peu d’innocence ».

Je ne connais pas tous les auteurs qui ont coopéré au grand travail de l’Encyclopédie, mais si par hazard cet article se trouvait être fait par un homme d’église, cela ne rentrerait-il pas dans cet axiôme Chrétien : bien heureux les pauvres d’esprit, etc. Et la joie de Voltaire quand il disait : Les Femmes rendront les hommes raisonnables, n’explique-t-elle pas le doute jeté, très-jésuitiquement, que la science perd l’innocence des femmes ?

« Considérant que Desmathis a dit d’après les anciens : La gloire d’une femme est de vivre ignorée ».

Il se serait bien gardé d’ajouter et de rester ignorante. Une femme a tort d’afficher le savoir, mais elle doit en avoir : c’est certainement cela que Desmathis a entendu, en disant qu’elles devaient rester ignorées. La conséquence que vous tirez de ces paroles est une suite de la déraison du projet.

« Considérant de quel poids est cette autre citation de Michel Montaigne :

La plus utile, la plus honorable science d’une mère de famille est la science du ménage. »

Sans contredit : mais l’un n’exclut pas l’autre ; et je soutiens qu’une femme qui saura bien lire apprendra bien plus rapidement à son fils, cette science (que vous réservez exclusivement aux hommes), qu’un maître impatient et dur, qui dégoûte facilement l’enfance du besoin de s’instruire. C’est sans doute cette raison qui a déterminé Jean-Jacques à conseiller de ne commencer l’éducation qu’à sept ou huit ans, cet âge pouvant déjà être susceptible d’un peu de raison, et pouvant compenser les avantages de la science avec les désagrémens de l’étude.

Ce mal est encore réparé si la mère sait lire ; en jouant, elle l’apprendra à son fils : un bonbon, une promenade, sera la récompense de la connaissance d’une lettre, d’un mot. Cela encouragera son fils bien d’avantage que la crainte de la férule ou des reproches acerbes du maître Morose.

« Considérant la valeur de ce mot de St.-Évremont :

» On se défend d’une savante, mais on ne se défend point d’une femme : on a quelqu’estime sèche et stérile pour la capacité de l’une ; mais le cœur s’allume pour les agrémens de l’autre. »

Quel abus de l’esprit ! et comment peut-on, avec du bon sens, faire un troisième sexe exprimé par le mot de femme savante ? Quelle singulière distinction St.-Évremont fait d’une femme savante et d’une femme !

« Odeur de saint se sentait à la ronde.
Voltaire.

« Considérant en outre l’autorité de ce passage, tiré de la Bibliothèque des Femmes :

1759 in-12.

» Par-tout les lois en réservant aux hommes la plume et l’épée, ont semblé borner le sexe aux soins du ménage »

Ce sont les hommes qui ont fait les lois : il était naturel qu’ils se partageassent avantageusement. Cependant cela pourrait peut-être venir d’une réflexion judicieuse (quoi qu’ils n’y soient pas sujets) : les soins et les embarras du ménage ne convenaient point à leur caractère altier et peu conciliant. Pour bien régir un ménage, il faut de l’aménité et de la constance (ce ne sont pas les vertus masculines).

La nature nous ayant consacrées à la régénération, nous eussions été mal placées dans les camps. Tout a donc été ordonné pour le mieux et pour le bonheur et la félicité de tous.

Mais par ces dispositions, on n’a pas exclu l’instruction. Une femme instruite sera économe dans son ménage : elle aura l’art de paraître faire beaucoup et de peu dépenser ; une ignorante n’aura que de la parcimonie, et fera rougir son mari quand ses amis viendront le visiter ; les devoirs de l’hospitalité seront religieusement observés par la femme que l’instruction aura guéri du vice naturel de l’égoïsme, elle saura offrir sans humilier celui qui reçoit.

La femme sans instruction, égarée par l’ignorance, refusera avec aigreur ou donnera brusquement, en faisant sur-tout valoir le prix de son don.

« Considérant ce qu’Homère mit dans la bouche de Jupiter, s’adressant à Vénus :

» Contentez-vous des jeux, des ris et des appas : présidez aux amours…

(Illiade V.)

Mais n’étudiez pas !

» Pourrait-on ajouter en généralisant la citation et en l’appliquant à toutes les femmes ».

Vénus était une déesse ; les ans, les siècles ne pouvaient altérer la beauté de cette immortelle.

Mais les femmes qui à trente ans ne sont (à ce que disent certains hommes) plus dignes des hommages, que feront-elles ? Vous sentez, législateur, la nécessité de leur assigner un lieu de retraite.

Vous citez encore le continuateur d’Homère :

« Renoncez, dit-il, à un dessein dont l’execution surpasse vos forces, et reprenez dans l’intérieur de vos maisons, et les toiles et les ouvrages propres à votre sexe ».

Vous eussiez dû ajouter que Quintus (traduit par le citoyen Tourlet) leur donne ce conseil quand la fatale beauté, les grâces et l’ignorance d’Hélène avaient réduit les troyens au désespoir, et que le fer des grecs ayant moissonné leur plus vaillants guerriers, les femmes, animées par le saint amour de la patrie et de la liberté, avaient résolu de vaincre leur timidité et leur faiblesse pour se mêler avec les combattants, préférant une mort glorieuse à une captivité déshonorante. Mais, pour de bonnes raisons, vous n’avez pas voulu citer ce passage ; la fin détruisant votre assertion, vous eussiez été obligé de convenir que le courage était aussi une de nos vertus, d’autant plus estimable en nous qu’il est plus réfléchi, qu’il n’éclate que dans les grandes circonstances, et pour servir de stimulant au votre.

Certes les Troyenes qui conçurent le généreux projet d’opposer aux Grecs un bataillon de guerrières, valaient beaucoup mieux que la belle et gracieuse Hélène, cause de tous leurs maux. Elles craignirent la servitude ; donc, elles n’étaient pas ignorantes.

L’ignorance et la servitude sont faites pour rendre méchans et malheureux.

Voilà les principaux motifs du projet de loi ; voyons ses dispositions : Nous n’en discuterons pareillement que les principales.

En conséquence, passant sous silence les deux premiers articles, qui sont oiseux, nous nous occuperons de suite du troisième.

« La raison veut que chaque sexe soit à sa place et s’y tienne ».

« La lune et le soleil ne luisent point ensemble.

S…

L’auteur ne dit pas si c’est la femme qu’il désigne par le soleil. Cela serait assez dans l’ordre. Les dons qu’elle a reçus de la nature, relevés par une bonne instruction, et fortifié par de sages lectures, lui donnent un éclat qui peut souffrir l’allusion.

« La raison veut que l’on dispense les femmes d’apprendre à lire, à écrire, à imprimer, à graver, à scander, à solfier, à peindre, etc. Dispenser n’est pas défendre, et par ce mot dispenser, ne semblez-vous pas annoncer que votre projet de loi est une dérision. Une loi ordonne, et ne dispense pas.

« La raison veut, etc.

Les femmes sont nées pour être aimables et vertueuses, et non pour devenir des virtuoses et des savantes ».

Une belle idiote est-elle aimable ? Les grâces n’ont-elles pas besoin d’être soutenues par les talens, qui restent quand les grâces n’existent plus que dans le souvenir. Ce sont ces souvenirs qui sont terribles chez une femme ignorante ; rien ne la console de la perte de sa beauté : sans attraits et sans instruction, elle termine sa carrière, n’ayant pour compagne que l’ennui ; son époux, par un penchant involontaire même à l’homme sensé et raisonnable, va chercher l’amusement ailleurs que dans sa maison ; la solitude la plus affreuse est le lot de la femme ignorante. Dépourvue des charmes de la jeunesse, elle n’a d’autre ressource que de calomnier celles qui sont jeunes et belles. Sachent lire, elle trouverait des jouissances dans l’étude, et se consolerait même de l’abandon de son époux.

« La raison veut que les maris soient les seuls livres de leurs femmes ; livres vivans, où nuit et jour elles doivent apprendre leurs destinées ».

Elle est jolie cette destinée ! Mais aussi combien cette raison là est déraisonnable ! Si monsieur est un bourru, il faudra que madame soit acariâtre. N’avons-nous pas, au contraire de cette belle maxime, cent exemples que des épouses sensibles, bien élevées et instruites, ont corrigé leurs maris des défauts dont les femmes en général ont corrigé la société. Ce n’est plus que dans l’intérieur de leurs maisons que ces messieurs se laissent aller à leur penchant naturel. La douceur de leurs épouses les ramène insensiblement, et le public les croit d’excellens maris et des hommes aimables. — Si les femmes n’avaient point d’autres livres que les yeux de ces tendres époux, ce serait bien là le cas de dire qu’elles se sont gâtées le cœur et abruti l’esprit par de mauvaises lectures.

« La raison veut que les femmes n’apprennent point à lire aux astres : qu’elles comptent les œufs de la basse cour, et non les étoiles du firmament. »

Cette raison prouve par cet article qu’elle n’a pas le sens commun. Si la femme destinée à recueillir les œufs, de la basse cour ne sait pas lire aux astres, sa basse cour sera déserte : les tems de la couvaison ne seront point calculés, les précautions contre la foudre ne seront point prises même quelques heures avant qu’elle vienne frapper et électriser trop fortement ces volatiles prêtes à jouir de la lumière. – Une femme qui ne saura pas lire, traira sa vache comme sa mère la trayait, et en tirera un mince profit : une femme instruite, au contraire, et sachant lire, la soignera, lui donnera des alimens propres à prévenir les maladies, dont la moindre tarit le lait, et elle en tirera un grand produit, parce qu’elle aura lu la manière de la bien soigner.

« La raison n’approuve pas les femmes qui assistent aux leçons de chimie, etc., etc. »

Elles ne doivent en effet savoir de chimie que pour apprendre que c’est à cette science que l’on doit de ne plus croire aux feux folets, aux revenans, aux lumières mystérieuses qui apparaissaient subitement, lumières produites par le phosphore.

Si la jeune Louisa de ***, habitante du Languedoc, eût connu l’effet du phosphore, elle n’eût point consenti à se trouver la nuit dans l’endroit le plus reculé du jardin de son père, où un séducteur effronté abusa de son innocence ; l’effroi qu’il lui causa avec des vêtemens paraissant en feux, et les menaces qu’il lui fit en cas de refus, lui livrèrent sa victime. Plus instruite, elle eut évité ce malheur, qui a fait et fait encore le tourment de sa respectable mère.

« Il n’y aura plus de maîtresse d’école, cette qualification a quelque chose de pédantesque ».

J’y consens ; cela forcera les mères à instruire elles-mêmes leurs filles.

« La raison veut que toute fille de bonne maison, avant d’obtenir un mari fasse preuve de talens utiles ».

Dans lesquels talens sera compris la manière de bien élever et instruire leurs enfans, et de ne leur donner à lire que des livres de morale qui puissent garantir les filles sur-tout de la séduction des hommes.

« La raison ne conseille à personne de choisir pour époux et compagne la fille d’une femme lettrée ».

Le bonheur, les bonnes mœurs, le commandent impérativement : la fille d’une femme lettrée aura reçu de l’instruction, et élèvera sa fille convenablement. Les mœurs, le commandent par les raisons que j’ai détaillés contre les séductions faciles auprès d’une ignorante.

« Dans Rome ancienne, quand une nouvelle mariée posait le pied sur le seuil de la maison maritale, on lui demandait :

« Que savez-vous ?

» Elle ne répondait pas : je sais lire, je sais écrire, je sais peindre, etc. etc. etc.

» Elle disait simplement, je sais filer.

» La raison veut que l’on renouvelle cet ancien usage.

» Les bons usages ne devraient jamais passer de mode ».

À des préceptes qui n’ont pas reçu toute l’extension possible, on peut toujours ajouter. Or, les hommes ont mangé du gland avant de connaître le froment ; les femmes ne savaient que filer avant qu’on se fût convaincu de la nécessité d’y ajouter l’instruction pour le bonheur de leurs époux : une femme doit savoir lire, écrire, coudre, filer, tenir avec économie son ménage : les maris se trouveront aussi bien de cette amélioration dans l’éducation des femmes, que de la culture du froment substituée au gland.

« La raison veut qu’une femme soit aussi réservée à montrer en public les trésors de son esprit, que les charmes secrets de la beauté.

Cet article est le seul raisonnable que la raison ait voulu. Peut-être, en examinant dans la société celles qui ont le moins cette réserve, trouvera-t-on que ce sont les ignorantes qui sont coupables de ce travers.

« La raison veut que les femmes, absolument étrangères aux misérables disputes des prêtres, s’en tiennent à la religion du cœur et ne confessent leurs fautes qu’aux auteurs de leurs jours, ou à leurs maris, etc. »

Une femme sensée s’occupe peu de métaphysique ; la religion qu’elle professe et qu’elle enseigne est celle où l’on respecte les mœurs et le savoir. Elle se gardera bien de suivre sans réflexion la religion du cœur, quoique l’on répète souvent : « Les écarts de l’esprit ne sont pas ceux du cœur. »

Le cœur, chez une jeune femme, décide souvent du bonheur ou du malheur de sa vie.

La raison veut que désormais il soit permis aux courtisanes, seulement, d’être femmes de lettres, beaux esprits et virtuoses ».

L’auteur du projet de loi a voulu singer Henri IV, qui permit à toutes les filles de joie de porter des ceintures dorées. De là est venu le proverbe : Bonne renommée vaut mieux que ceinture dorée. Henri IV avait besoin qu’on économisât l’or, devenu rare après des guerres désastreuses. Il savait que les femmes, même courtisannes s’abstiendraient d’en porter, pour ne pas afficher l’abnégation de toute pudeur. L’or fut épargné, et l’on fabriqua plus de monnaies, qui rendirent l’abondance.

Mais ici le vouloir de la raison n’a pas de sens. Une courtisanne (au tems où nous vivons) a très-peu ou point de savoir. Nous n’avons plus de Ninon, d’Aspasie, de Thaïs ; nos courtisannes d’aujourd’hui n’écriraient que dans un style que les lois et les mœurs réprouvent. Il n’en résulterait donc point ce bien (pour la décence) que produisit l’ordonnance de Henri IV pour ses finances. « La raison veut que les femmes s’abstiennent *** de la science des cartes à jouer, et de l’art de tirer les cartes ».

Une femme instruite sera convaincue qu’il est impossible de lire dans l’avenir. C’est l’instruction qui corrige. Depuis que les femmes ont su lire, on n’a plus brûlé de sorcier, parce qu’elles n’y croyaient plus, et qu’elles n’en faisaient plus peur à leurs enfans, qui même devenus hommes, conservaient le préjugé de l’enfance. — Examinez encore aujourd’hui les femmes qui vont chez les nécromanciennes ; entendez-les parler, et vous pourrez juger de leur instruction.

« La raison permettra aux femmes l’usage des livres, quand les anges seuls se mêleront d’en composer.

« Pourquoi (dit une maxime chinoise) ne pas apprendre à lire aux femmes ? — Parce qu’il y a de mauvais livres ».

Une femme sage et instruite saura choisir les lectures de sa fille, et ne la laissera libre pour ce choix que quand sa raison fortifiée par de bons principes, lui permettra de discerner le bon d’avec le mauvais. D’ailleurs, messieurs, les mauvais livres sont faits par vous ; abstenez-vous d’écrire des sottises c’est le seul moyen qu’on n’en lise pas. Une femme peut faire un livre ennuyeux, mais jamais il ne sortira de sa plume rien contre la décence et les mœurs.

« La raison veut que ce projet, pour devenir loi, obtienne la pluralité des suffrages : en conséquence, un vase, à scrutin sera ouvert pour recevoir le oui, ou le non des chefs de maison, des pères de famille et des hommes mariés ».

Déjà commence le despotisme masculin. Les victimes de la loi sont exclues de voter : on ne leur permet pas même des pétitions qui démontreraient l’absurdité d’un pareil projet. Plus soumises que les hommes, les femmes obéiraient à la loi si elle était rendue ; mais le respect que l’on doit à tout être composant la société, ordonne qu’on écoute les observations.

Par le projet de loi tout est violé. Seulement les pères de famille et les hommes mariés !!!

Au Concile de Trente, les vieux prêtres votèrent pour le mariage, parce qu’ils avaient éprouvé que la société d’une femme honnête et instruite était précieuse.

Les jeunes s’y opposèrent, parce qu’ils commençaient à se relâcher des mœurs austères qu’imposait la religion, et qu’ils craignaient de rougir devant leurs compagnes.

Aujourd’hui que les mœurs sont pour le moins aussi dépravés, les jeunes mariés qui voteront, seront enchantés, en rentrant chez eux, de ne trouver qu’une ignorante incapable d’apprécier les désordres auxquels ils se livreront sans obstacle ; ils n’auront besoin que d’une bonne servante qui les soigne, leur obéisse aveuglément, et qui ne s’occupe que de lire dans leurs yeux leurs moindres desirs. Et ceux-là voteront pour le projet.

Ô tems ! ô mœurs !

Je ne sais si le rapport que l’on m’a fait est fidèle ; mais j’apprends à l’instant que la masse respectable des chefs de maison et des pères de famille ont écouté avec indignation le projet de loi proposé, et qu’à une immense majorité, ils ont décrété que, « attendu que le bonheur de leurs fils dépend de la moralité des filles qui deviendront leurs épouses, les mères seront tenues, d’apprendre aux filles, à lire, écrire, chanter, coudre, filer, tricoter, tenir leur ménage avec économie ; que les quintidis et les décadis dans chaque arrondissement, il y aura une assemblée de mères de famille ; que plusieurs mères se réuniront avec leurs filles pour entendre la lecture des œuvres morales de nos meilleurs auteurs ; que là, à tour de rôle, une jeune fille sera lectrice, tandis que les autres coudront, tricoteront, etc. ; que de retour chez soi chaque jeune fille sera tenue de faire un extrait de ce qui l’aura le plus frappée dans la lecture ; que les extraits seront lus à la première assemblée ; que ces extraits seront imprimés aux frais de l’auteur du projet de loi ; qu’ils seront ensuite délivrés gratis à tous les jeunes garçons, qui pourront choisir celle qui annoncera plus de moralité et de savoir. — Il est expressément défendu d’ajouter à ces extraits, aucune note qui annonce que mademoiselle telle, auteur de telle réflexion est jolie, a des grâces et de la richesse.

Et il a été ordonné que, « attendu que l’auteur d’un pareil projet de loi ne pouvait avoir été inspiré que par la folie, il serait envoyé au comité de santé, où il serait traité aux frais de ses partisans jusqu’à ce que la raison (qu’il a injuriée), lui fût revenue.


FIN.
  1. Pas toujours. Ségrais voulut en vain s’approprier le joli roman de Zaïde (de madame de Lafayette).