P.-V. STOCK (p. 31-35).


V

LES RÉPONSES DE M. DRUMONT




J’avais dit que je ne m’adresserais plus à M. Drumont. Non que les sujets de conversation entre nous fussent épuisés, car il sait journellement les faire naître, mais parce que je ne puis m’entêter à parler avec un muet. Puis, en sa qualité de psychologue, Drumont dirait encore que je ne le provoque à la discussion que pour voir mon nom imprimé dans la Libre Parole, ce qui me ferait, chacun le sait, une publicité considérable. J’aime mieux me taire, et quand j’aurai des explications à demander au chevalier de l’antisémitisme, j’irai les lui demander au journal. La très aimable façon dont il m’a reçu l’autre jour, quand je suis allé assister à la première réunion du jury du concours organisé par la Libre Parole m’y encourage. À propos de ce concours je demanderai à Drumont l’autorisation d’en parler librement et de donner sur lui et ses travaux mon appréciation, bien entendu quand on aura attribué la médaille. D’ailleurs, pour l’instant, je suis plongé dans la lecture des manuscrits qu’on m’a confiés, et je ne veux même pas dire, par discrétion, comment je les trouve. Mais, quittons ce sujet. Il faut que je m’explique pourquoi je parle encore à Drumont, après avoir dit que je ne lui demanderais plus rien. C’est que s’il ne m’a pas encore répondu, il a répondu à d’autres. Jaurès lui ayant, dans la Petite République, posé quelques questions, il a donné la réplique.

Eh bien, je ne voudrais pas fâcher un adversaire, mais vraiment cette réplique est absolument inférieure. Drumont va prétendre une fois de plus que je dis cela uniquement pour lui être désagréable ; il aura tort, et j’affirme que, seule, la vérité m’y pousse, comme disait le Barberousse des Burgraves. Mais il faut justifier mon assertion :

« Que dirait M. Drumont, qui accuse le socialisme d’être un truquage juif, si nous lui répondions que l’antisémitisme est un truquage capitaliste destiné à sauvegarder l’ensemble de la classe banquière, industrielle et propriétaire par une petite opération sagement limitée. Le capital se laisserait circoncire de son prépuce juif pour opérer avec plus de garanties. » Ainsi écrivait Jaurès. Je ne puis analyser complètement son article, mais le passage que je cite est le plus important. Il formulait une fois de plus la question que je n’ai cessé de poser aux antisémites, celle que je leur poserai toujours. Savez-vous ou ne savez-vous pas que votre œuvre consiste uniquement à défendre une catégorie de capitalistes : les capitalistes catholiques ? Jamais je n’ai pu obtenir une réponse. Quand j’ai eu lu l’article de Jaurès, je me suis dit : sans doute Jaurès sera plus heureux. Il est député, il a une influence que je n’ai pas, une importance à laquelle je ne veux prétendre, Drumont se croira sans doute obligé de soigner un peu sa riposte. Je me suis trompé, et pour qu’on ne m’accuse pas de partialité, je vais exposer les arguments de l’apôtre antisémite.

Il se lave d’abord d’un reproche sanglant. Jaurès l’avait accusé de parler du socialisme de la même façon dont en parle Joseph Reinach, qui voit dans le mouvement français un reflet du mouvement allemand. Drumont ne peut accepter une semblable assimilation et il rectifie, il a dit simplement, chacun comprendra la différence, que d’ailleurs je n’ai pas saisie : « Le socialisme français se traîne à la remorque du marxisme ». Il corrige, il est vrai, ce jugement en disant à Jaurès que s’il a une action c’est qu’il est « à son insu, peut-être, le représentant de ce vieux socialisme français qui n’a rien de commun avec celui de Karl Marx ». Il le complète en insinuant que Jaurès n’a « probablement jamais compris » le système de Karl Marx « qui ne s’est peut-être jamais compris lui-même ».

Je voudrais — et ceci est tout à fait désintéressé de ma part — que Drumont comprît combien il fait hausser les épaules à tous lorsqu’il écrit des fadaises semblables. Il ne peut prouver ainsi que son ignorance absolue de toutes choses. Il n’est pas obligé d’avoir lu les socialistes français, ni même Marx ; il n’est pas tenu par conséquent de savoir quels liens unissent leurs doctrines, il peut même ignorer que les marxistes ne sont qu’une fraction dans le parti révolutionnaire, mais alors qu’il ne parle pas de ce qu’il ne sait pas.

C’est vraiment un homme étrange. Il se refuse énergiquement à discuter sur ce qu’il devrait connaître, et il se perd en divagations sur des choses qu’il ignore. Continuons toutefois à lire son article. Il critique vivement, et non sans justesse, le rôle parlementaire des socialistes et leur attitude sous le dernier ministère. Il affirme qu’il n’y aura de changement que par une révolution sociale (et ce n’est pas moi qui le contredirai sur ce point). Mais que sera cette révolution ? Voilà ! pour le comprendre il faut, paraît-il, se rendre compte du mouvement antisémite. Il y a, dit Drumont, dans tous les coins de la France, des millions d’êtres qui se disent :

« Les antisémites ont raison. Si nous souffrons de toutes les manières, si nous ne vendons pas notre blé ce qu’il nous coûte ; si cette terre, si riche, ne peut plus arriver à nourrir ses enfants, c’est parce qu’une poignée d’écumeurs d’outre-Rhin et de financiers véreux s’est ruée sur notre pays, c’est parce que ces gens-là veulent avoir des centaines de millions à eux seuls, habiter les plus beaux châteaux de la vieille France, posséder des hôtels princiers, des chasses magnifiques. »

Évidemment, mon bon Drumont, je suis de votre avis. Il y a en France des milliers de gogos, de sots ou de gens malins qui se disent tout cela. Il y en a aussi qui ajoutent avec vous :

« Le jour où cette idée aura pris possession de tous les cerveaux, le jour où elle s’incarnera dans un homme d’action, dans un soldat intelligent, on n’aura pas besoin d’aller demander à Karl Marx les moyens de mettre de l’ordre dans notre France. C’en sera fait, pour longtemps, de ce système qui, sans doute, n’est pas exclusivement pratiqué par les Juifs, nous l’avons reconnu cent fois, qui compte parmi ses plus dangereux affiliés beaucoup d’individus d’origine chrétienne, mais qui est manifestement inspiré par l’esprit juif, qui se résume dans ce mot que le peuple comprend très bien : « la Juiverie. »

Mais il ne s’agit pas de tout cela, ce n’est pas ce qu’on vous demande. On vous dit que, quand même vous supprimeriez les « exploiteurs » juifs ou les « écumeurs d’outre-Rhin », il resterait de bons chrétiens et d’excellents Français qui rempliraient leur office. On vous dit que vous n’apportez de solution ni à la question juive, ni à la question sociale. On vous dit que vous n’avez aucune doctrine, que vous êtes un sociologue à qui la sociologie surtout est étrangère, un historien qui ignorez surtout l’histoire. On vous dit que, consciemment, ou inconsciemment, vous faites le jeu d’une catégorie de capitalistes qui s’enrichiraient des dépouilles des Juifs et des « gros financiers judaïsants », comme la noblesse d’autrefois s’enrichissait des dépouilles des traitants que confisquait la monarchie, tandis que le bon peuple continuait à mourir de faim. Voilà ce qu’on vous dit et vous n’y répondrez jamais, et vous ne pouvez y répondre.

Je comprends d’ailleurs très bien cette impuissance de Drumont. C’est un esprit qui manque de culture scientifique ; c’est un passionné, un instinctif, mais ce n’est ni un logicien, ni un dialecticien, ni un philosophe. Il a besoin de voir les choses, d’avoir en sa présence des êtres de chair et d’os, de discuter sur des faits précis. Il faut qu’il travaille sur des documents, et quand ses tiroirs sont vides sa cervelle est vide aussi. Il est incapable de concevoir une idée, d’en saisir la portée, les conséquences et même le contenu. Ce Français de France manque essentiellement des qualités françaises : l’ordre, la clarté, la précision. Quand il commence un article, il ne sait jamais comment il le finira ; il ignore où il va, il bat la campagne et divague. Autant il est à l’aise pour parler d’un individu, en suivant des notes exactes, autant il est gêné pour exposer une pensée, une théorie abstraite. C’est un polémiste, ce n’est pas un penseur. Y en a-t-il un parmi les antisémites ? Je serais bien aise de le savoir et de pouvoir un peu discuter avec lui ?