Contes secrets Russes/Le pope avide
L
LE POPE AVIDE
n pope avait une cure importante, mais il
était si intéressé que, pendant le grand carême,
il n’exigeait pas moins d’un grivennik[1] de
tout fidèle qui se présentait au tribunal de la pénitence ;
ceux qui ne lui apportaient pas cette somme,
il refusait de les confesser et les accablait d’injures :
« Quelle bête à cornes ! Pendant toute une année
tu n’as pu mettre de côté un grivennik pour
l’offrir à ton père spirituel quand tu viendrais à
confesse ! Et il prierait Dieu pour des maudits
comme vous !… » Un jour, un soldat vint pour
se confesser à ce pope et, sur le rebord du confessionnal,
il déposa un simple piatak[2] de cuivre.
À cette vue, l’ecclésiastique entra dans une violente
colère : « Écoute, maudit ! » vociféra-t-il, « comment
l’idée t’est-elle venue d’apporter à ton père
spirituel un piatak de cuivre ? C’est une plaisanterie,
sans doute ? — Voyons, batouchka, est-ce
que j’ai le moyen de vous offrir plus ? Je donne
ce que j’ai. — Pour les putains et les cabarets je suis sûr que tu as de l’argent, mais à ton père
spirituel tu te contentes d’apporter tes péchés !
Tu devrais, pour une circonstance pareille, voler
quelque chose et le vendre ; tu apporterais au
prêtre la somme voulue, tu lui confesserais ton
vol avec tes autres péchés et il te les remettrait
tous en bloc. » Cela dit, il renvoya le soldat sans
vouloir le confesser. « Et ne reparais plus devant
moi qu’avec un grivennik ! » ajouta-t-il.
« Comment faire avec ce pope ? » pensa le soldat, chassé du confessionnal. En promenant ses yeux autour de lui, il aperçut près du chœur une canne d’ecclésiastique surmontée d’un bonnet de castor. « Eh bien ! » se dit-il, « essayons de chiper ce bonnet. » Il s’en empara, sortit sans bruit de l’église et se rendit droit au cabaret. Là, le soldat vendit le bonnet pour vingt roubles, il fourra l’argent dans sa poche et mit en réserve un grivennik pour le pope, après quoi il revint à l’église et s’approcha du confessionnal. « Eh bien ! as-tu apporté un grivennik ? » lui demanda l’ecclésiastique. — « Oui, batouchka. — Et comment te l’es-tu procuré, mon cher ? — Je suis un pécheur, batouchka ! J’ai volé un bonnet fourré que j’ai vendu pour un grivennik. » Le confesseur prit la pièce de monnaie : « Allons, » dit-il à son pénitent, « Dieu te pardonne et je t’absous. » Le soldat se retira et le pope, ayant fini de confesser ses paroissiens, célébra les vêpres. Lorsqu’il eut terminé l’office, il se disposa à regagner sa demeure et courut à l’endroit où il avait déposé son bonnet, mais il ne l’y trouva plus. Force fut au pope de retourner chez lui nu-tête. Rentré au presbytère, son premier soin fut d’envoyer chercher le soldat. « Que me voulez-vous, batouchka ? » demanda celui-ci. — « Allons, mon cher, dis-moi la vérité : tu as volé mon bonnet ? — Je ne sais pas, batouchka, si c’est le vôtre que j’ai volé, mais ces bonnets-là, plus personne n’en porte excepté les popes. — Et où l’as-tu pris ? — Je l’ai trouvé dans votre église, accroché à une canne de pope, tout près du chœur. — Ah ! fils de chien, comment as-tu osé voler le bonnet de ton père spirituel ? — Mais vous-même, batouchka, m’avez absous de ce péché. »