Contes populaires de la Gascogne/Préface

Contes populaires de la GascogneMaisonneuve frères et Ch. Leclerctome 1 (p. i-l).

PRÉFACE

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Jai publié, il n’y a pas longtemps, les Poésies populaires de la Gascogne[1]. Voici maintenant les traditions orales en prose, ou Contes populaires de ce pays[2].

Ces traditions sont encore assez nombreuses ; mais elles se perdent chaque jour. Il est donc urgent de fixer toutes celles qui présentent un véritable intérêt.

Je ne saurais accepter comme telles les narrations très visiblement popularisées d’après quatre conteurs des XVIIe et XVIIIe siècles : Charles Perrault, Mesdames d’Aulnoy et Leprince de Beaumont, et le comte de Caylus.

Bon nombre de ces contes, de source littéraire, et popularisés dans mon domaine, sont directement représentés, en Gascogne, par des récits congénères ou analogues, avec lesquels on les trouve souvent mêlés, dans des proportions variables. Ces mélanges préalablement constatés, j’ai dû rechercher les traditions similaires, mais exemptes d’additions évidemment exotiques et modernes. Il va sans dire que ce travail m’a coûté bien des soins et bien des peines, que le lecteur n’a pas besoin de connaître par le menu. Tout ce qu’il lui importe de savoir, c’est que, dans ces circonstances, j’ai toujours fini par découvrir des narrateurs, dont les dictées m’ont semblé exemptes de tels mélanges.

Telle est la seule classe de traditions orales en prose que j’ai cru devoir exclure. Toutes les autres méritent d’être fixées au plus tôt. Certes, je n’ai pas la prétention de suffire seul à pareille tâche. Dans un domaine si riche et si vaste, d’autres peuvent moissonner encore, et largement, après moi, malgré mon labeur de plus de vingt-cinq ans, facilité par le concours de nombreux amis. Ces trois volumes ne contiennent même pas le résultat intégral de mes recherches. J’ai dû réserver, en effet, bon nombre de pièces, dont je ne désespère pas encore de retrouver des leçons plus complètes pour le fond, et supérieures pour le style[3].

Quoi qu’il advienne de ce Supplément, voici le principal de la périlleuse entreprise, dont je suis tenu d’expliquer la méthode et l’économie.

Toutes les pièces en prose par moi recueillies, portent le nom collectif de Contes, sauf à les distinguer et grouper comme il sera dit en temps utile.

Pas plus en Gascogne qu’ailleurs, ces Contes ne sont récités à des dates fixes et précises. Mais il est des travaux et des temps plus particulièrement propices. Pour les signaler, comme il convient, je remonte, en souvenir, aux jours de mon enfance et de ma jeunesse.

Voici l’été. Le soleil baisse. Dans notre jardin de Lectoure, les oisillons chantent, parmi les hautes branches des cyprès. À l’ombre, avec ses servantes, ma grand’mère, pareille aux matrones romaines, file la laine ou le lin. Assis aux pieds de l’aïeule, je me tais, et j’attends.

— « Servantes, amusons le petit. »

En voilà jusqu’à la nuit.

Dans l’idiome natal, les beaux contes se déroulent, scandés par les voix rythmiques et lentes. Ils se déroulent, dans leurs formules invariables et sacramentelles, souvent coupés de silences, où les filandières, avec de grands gestes de Parques, renouent leurs fils brisés et leurs souvenirs lointains.

Cet automne, les contes reviendront, le soir, après souper, sur l’aire des métairies, où nos paysans dépouillent le maïs (despeloucado, despelounado), tandis que les chiens aboient au loin dans la campagne, sous la lune pâle d’octobre. Jusqu’à l’heure du coucher, les filandières parleront aussi, cet hiver, sous la grande cheminée, où la torche de résine grésille, fumeuse et pâle, tandis qu’au dehors la bise se lamente dans les arbres effeuillés.

Tels sont les temps où les conteurs se donnent surtout carrière, ainsi qu’il me fut donné de le constater dès l’enfance.

Ces semences ne tombaient pas en mauvaise terre. Issu de vieille race gasconne, je sentais déjà s’éveiller en moi l’instinct, l’amour profond, de nos vieilles traditions provinciales.

Au sortir du collège, j’en savais déjà, là-dessus, plus long que personne, par les paysans de la Basse-Gascogne, de la vallée de la Garonne, du Bazadais, des Landes, par les bergers et les terrassiers nomades des Pyrénées. Il va sans dire qu’alors je ne notais absolument rien, et que je me trouvais royalement payé de mes recherches, ardentes mais confuses, par les joies mêmes que j’en tirais.

Revenu des Universités, au commencement du second Empire, je fus bientôt nommé juge suppléant au tribunal de Lectoure, ma ville natale. Cette circonstance me fixait pour quinze ans dans un des centres les plus riches de la tradition orale. En même temps, je gagnais le don de transporter, du monde des affaires dans celui de l’histoire locale, l’habitude des enquêtes scrupuleuses et patientes.

Ainsi commença mon apprentissage d’annaliste de la Gascogne.

À mes heures de loisir, je m’inquiétais déjà du passé de ma province, manifesté dans les événements politiques, le droit féodal et coutumier, la géographie historique, et la littérature populaire.

Pour me préparer à comprendre et à recueillir passablement celle-ci, un brave homme, un vrai savant, Édélestand Duméril, me conseilla d’abord l’étude des travaux publiés en Europe, depuis plus d’un siècle, sur les épopées antiques, et les chansons de geste. Ce fut ainsi que j’aiguisai quelque peu ma critique, et que je constatai de nombreux et intimes rapports entre les littératures épique et populaire. Incidemment je reconnus, en attendant de la prouver, dans ma Dissertation sur les chants héroïques des Basques, la fausseté de trois documents, dont deux au moins, étaient alors tenus pour authentiques par l’universalité des érudits[4].

Toujours sur les conseils de Duméril, je complétai ma préparation par l’examen des principaux recueils de traditions orales publiés à l’étranger. Naturellement, je débutai par l’Allemagne, où les recherches de ce genre commencèrent, au siècle dernier, très visiblement inspirées d’un esprit de retour national, contre l’influence française, représentée par les écrivains du siècle de Louis XIV, comme par Voltaire et ses disciples. Pendant et après les guerres de Napoléon Ier, cette réaction se trouva plus que doublée, par l’effet des événements militaires et politiques. Il est aisé notamment d’en trouver la preuve, en parcourant les livres des frères Grimm et de leur école.

Dans leur entreprise, les érudits d’Allemagne avaient tenté, sans succès, d’entraîner à leur suite les savants anglais, soucieux de rechercher librement les traditions du Royaume-Uni. Les lettrés du pays devaient se montrer plus dociles, jusqu’à la rupture marquée par la conquête du Schleswig (1864). Certains auteurs d’Outre-Rhin tentèrent même dans les pays slaves et latins, quelques recherches, bientôt dépassées et surpassées par les nombreuses et plus originales collections données par des érudits polonais, russes, italiens, espagnols, et portugais.

Sans y prendre aucune part personnelle, la France lettrée se bornait encore à constater ce mouvement à l’étranger. Et pourtant, dès 1807, Crétet, ministre de l’Intérieur, avait rédigé une circulaire, recommandant de rassembler de toutes parts les monuments des idiomes populaires de l’Empire[5]. On a m’a même dit que, vers la fin du règne de Louis-Philippe, le comte de Salvandy, ministre de l’Instruction publique, aurait eu pareil dessein. Mais chacun sait que nos gouvernements, de tout principe et de toute forme, décrètent plus souvent qu’ils n’exécutent.

Entre temps, une science nouvelle, la mythographie comparée, naissait, bientôt illustrée par les Liebrecht, les Max Müller, les Comparetti, les Gubernatis, en attendant les Khöler, les Gaster, les d’Ancona, les Ralston, les Bréal, les Gaston Paris, etc. Par-dessus les différences de races, d’idiomes, et de constitutions politiques, apparaissait déjà la fréquente communauté des traditions orales. Plus de systèmes étroits et jaloux. La littérature populaire entrait dans la période scientifique.

Et voilà comment, aujourd’hui, dans les chansons, comme dans les légendes en prose, l’unité de bien des thèmes populaires s’accuse déjà si nettement, sous la riche diversité des détails. Voilà comment il est déjà permis, pour force données distinctes, de former autant de cycles d’importance inégale, mais visiblement marqués par la communauté du fond.

Ces conditions toutes nouvelles, et quelques indices précurseurs, laissaient espérer enfin que les savants français allaient sortir de leur longue apathie, pour s’inquiéter des traditions orales de la France.

Le 16 septembre 1852, le Moniteur universel publiait un rapport au Prince Président de la République, daté du 13 du même mois, et relatif à la publication d’un grand Recueil des poésies populaires de la France. Le texte de cette pièce témoigne officiellement de l’incompétence du signataire, H. Fortoul, ministre de l’Instruction publique. Tout ce qu’il m’importe de rappeler à ce sujet, c’est que l’initiative de l’entreprise part de Louis-Napoléon, et qu’avec le concours de ses subordonnés, dirigés par un Comité, Fortoul se déclare en état « d’élever un vaste monument à notre gloire littéraire. »

Le décret présidentiel, rendu en conformité du rapport, règle les voies et moyens à prendre pour élever le « vaste monument. »

L’année suivante (1853), un érudit pourtant spirituel, Rathery, publiait, dans le Moniteur universel[6], une série d’articles intitulés : Des chansons populaires et historiques de la France. Durant le mois d’octobre, même année, J. J. Ampère faisait paraître, toujours dans le Moniteur universel, les Instructions du Comité de la langue, de l’histoire et des arts de France, institué par le Ministère de l’Instruction publique[7].

Je viens de relire ces deux travaux, dont le mérite actuel consiste surtout à marquer les progrès accomplis chez nous, depuis 1852, dans les recherches sur la littérature populaire.

Pour être vrai, je dois confesser que je ne pris pas fort au sérieux le décret du 13 octobre 1852. Je n’ai pas lieu de le regretter. Après dix-huit ans de règne, le « vaste monument » rêvé par Napoléon III, sur l’inspiration de son ministre Fortoul, se réduit tout bonnement à l’utile, mais très incomplète compilation des Poésies populaires de la France, dont le manuscrit, en 6 volumes in-folio, se trouve à la Bibliothèque Nationale, Fonds français, Nouvelles acquisitions, Nos 3338 à 3343. Ainsi, beaucoup de bruit pour une médiocre besogne, comme il ne manque jamais d’advenir, chaque fois que les gouvernements se mêlent de ce qui ne les regarde pas.

Moi, je faisais alors comme bien d’autres. Je travaillais, sans attache, dans ma province, espérant peu dans le projet officiel, et plus confiant dans la somme des entreprises restreintes, mais libres et personnelles.

Sans sortir de notre Sud-Ouest, on peut déjà constater la publication de deux recueils bien antérieurs au second Empire.

Le premier a été publié à Pau, par Rivarès, dès 1844. Il a pour titre : Chansons et airs populaires du Béarn[8]. Ce volume se compose de poésies en sous-dialecte béarnais, composées à diverses époques par des lettrés, tels que le chevalier d’Espourrin, Mesplés, Bitaubé, Bordeu, Bonnecaze, d’Andichon, Lamolère, Julien, Vignancour, etc. La poésie populaire peut ici revendiquer, tout au plus, une douzaine de pièces.

Les Usages et Chansons populaires de l’ancien Bazadais, donnés par Lamarque de Plaisance, en 1845, ne sont que l’œuvre restreinte d’un amateur. Mais on y trouve des pièces intéressantes, et recueillies avec une entière sincérité.

J’ai signalé ces deux cas de précocité, par le seul motif qu’ils intéressent ma province. On trouvera plus bas l’indication des principaux romanceros provinciaux, soit antérieurs au décret du 18 octobre 1852, soit publiés entre cette date et 1885. Cette liste suffit à montrer avec quelle ardeur nos érudits français ont réparé le temps perdu. Il est d’ailleurs évident que, plus nous avançons, et plus les nombreux éditeurs des recueils régionaux s’attachent à publier leurs textes avec une précision, avec une sincérité, dont nos devanciers n’avaient pas toujours donné l’exemple.

En dehors de la Gascogne, et antérieurement à 1852, nous possédions déjà, pour le reste de la France, le Barzaz-Breiz du vicomte Hersart de La Villemarqué (1839), pour la Basse-Bretagne ; l’Elsäsisches Volksbüchlein de Stöber, pour l’Alsace (1842) ; les Noëls de Philibert Le Duc, pour la Bresse (1845) ; l’Album Auvergnat de Bouillet (1848) ; les Voceri de l’île de Corse, de Fée (1850) ; le Recueil des Noëls anciens en patois de Besançon (1852), de Bélamy, etc.

Je ne prétends pas signaler ici tous les romanceros provinciaux publiés en France depuis 1852 jusqu’à nos jours. Voici du moins les principaux, suivant l’ordre chronologique :

Poésies populaires de la Lorraine publiées dans le Bulletin de la Société archéologique de la Lorraine. In-8°. Nancy, 1855.

De Coussemaker. Chants populaires des Flamands de France. 1 vol. gr. in-8°. Gand, 1856.

De Beaurepaire. Étude sur la poésie populaire en Normandie, et spécialement dans l’Avranchin. Brochure in-8°. Avranches, 1856.

Ribault de Langardière. Lettres à M.  le Rédacteur du Droit commun sur quelques poésies populaires du Berry. Broch. in-8°. Bourges, 1856.

Ribault de Langardière. Les Noces de campagne en Berry. Broch. in-8°. Bourges, 1856.

Castaigne. Six chansons populaires de l’Angoumois. Broch. in-8°. Angoulême, 1856.

Mahn. Denkmaeler der Baskischen Sprache. 1 vol. pet. in-8°. Berlin, 1857.

Francisque-Michel. Le Pays Basque. 1 vol. in-8°. Paris, 1857. — Dans son Histoire des races maudites (2 vol. in-8°. Paris, 1847), M.  Francisque Michel a donné quelques chansons populaires sur les cagots, sortes de parias des Basses-Pyrénées et du reste de la Gascogne.

Damase Arbaud. Chants populaires de la Provence. 2 vol. in-12. Aix, 1862-1864.

Combes. Chants populaires du Pays Castrais. Broch. in-12. Castres, 1862.

Couarraze de Laà. Chants du Béarn et de la Bigorre. Broch. in-12. Tarbes, s. d.

Tarbé. Romancero de Champagne, 5 vol. in-8°. Reims, 1863-1864.

Durrieux (A.) et Brugelle (A.). Chants et chansons populaires du Cambrésis, publiés dans les Mémoires de la Société d’émulation de Cambrai de 1864.

Champfleury et Weckerlin. Chansons populaires des provinces de France. 1 vol. gr. in-8o. Paris, 1865.

Comte de Puymaigre. Chants populaires recueillis dans le Pays Messin. 1 vol. in-12. Paris. 1865.

Gagnon. Chansons populaires du Canada. 1 vol. gr. in-8o. Québec, 1865.

Bujeaud. Chansons populaires de l’Ouest, Poitou, Saintonge, Aunis et Angoumois. 2 vol. in-8°. Niort, 1865-1866.

Cénac-Moncaut. Littérature populaire de la Gascogne. 1 vol. in-12. Paris, 1868.

Luzel. Gwerziou Breiz-Izel. Chants populaires de la Basse-Bretagne, recueillis et traduits. 2 vol. in-8°. Lorient, 1868-1874. Sur les collecteurs des poésies de la Basse-Bretagne antérieurs et postérieurs à M.  Luzel, voir la Revue celtique, tome V, art. Bibliographie des traditions de la littérature populaire de la Bretagne, p. 304-309.

Salaberry. Chants populaires du Pays basque. 1 vol. gr. in-8o. Bayonne, 1870. Sur les collecteurs de poésies populaires basques antérieurs à M.  Salaberry, voir Vinson, Le Folk-lore basque, dans la Revue de linguistique, tome XVI, p. 381-396.

Daymard. Collection de vieilles chansons recueillies à Sérignac. Broch. in-8o. Cahors, 1872.

Atger. Poésies populaires en langue d’oc. 1 vol. in-8o. Montpellier, 1875.

Manterola. Cancionero Vasco. 3 vol. in-8o. Saint-Sébastien, 1877-1880. Sur les autres poésies populaires recueillies, soit par Don José Manterola, soit par ses imitateurs, dans le Pays basque espagnol et français, voir Vinson, Le Folk-lore Basque, dans la Revue de linguistique, tome XVI, p. 397-406.

Manterola. Cantos históricos de los Bascos. 1 vol. in-8o. Saint-Sébastien, 1878.

Buchon. Chants populaires de la Franche-Comté. 1 vol. in-12. Paris, 1878.

Montel et Lambert. Chants populaires du Languedoc. 1 vol. in-8o. Paris, 1880.

Sébillot. Littérature orale de la Haute-Bretagne. 1 vol. pet. in-8o. Paris, 1881.

Bladé. Poésies populaires de la Gascogne. 3 vol. pet. in-8o. Paris, 1881-1882.

Abbé Dulac. Aguilanneuf, origine, étymologie. Broch. in-8o. Paris, 1882.

Rolland. Rimes et jeux de l’enfance. 1 vol. pet. in-8o. Paris, 1883.

Fleury. Littérature orale de la Basse-Normandie. 1 vol. pet. in-8o. Paris, 1883.

Carnoy. Littérature orale de la Picardie. 1 vol. pet. in-8o. Paris, 1883.

Vinson. Le Folk-lore du Pays Basque. 1 vol. pet. in-8o. Paris, 1883.

Guillon. Chansons populaires de l’Ain. Préface de Gabriel Vicaire. 1 vol. in-8o. Paris, 1883.

Soleville. Chants populaires du Bas-Quercy, dans le Bulletin archéologique et historique de la Société d’archéologie de Tarn-et-Garonne, t. XI, année 1883, p. 21-36, et t. XII, année 1884, p. 81-96.

Weckerlin. Chansons populaires de l’Alsace. 2 vol. pet. in-8o. Paris, 1884.

Decombe. Chansons de l’Ille-et-Vilaine. 1 vol. pet. in-8o. Rennes, 1884.

Bourgault-Ducoudray. Mélodies populaires de la Basse-Bretagne. Traduction française, par Fr. Coppée. 1 vol. pet. in-4o. Paris, 1885. — Recueil surtout intéressant au point de vue musical.

En dehors de ces recueils spéciaux, je me borne à signaler en bloc quantité d’autres pièces, publiées dans la Romania, la Revue des langues romanes, la Mélusine, l’Almanach des traditions populaires, l’Armana prouvençau, etc., etc.

Cette énumération incomplète, suffit pourtant à montrer avec quelle ardeur les collecteurs français de poésies populaires travaillent, depuis 1852, à réparer le temps perdu. Sauf une ou deux exceptions défavorables, ces nouveaux romanceros sont publiés avec une précision, avec une sincérité, dont nos devanciers ne nous avaient pas toujours donné l’exemple.

Il en fut ainsi notamment du Barzaz-Breiz de M.  le vicomte Hersart de La Villemarqué. La première édition de ce recueil bas-breton remonte à 1839. M.  de La Villemarqué s’est permis d’ajouter, de son chef, bien des choses aux véritables traditions poétiques de sa province. C’est déjà trop de ces condamnables procédés. Il faut donc tenir compte à M.  Luzel d’avoir fait une exécution rigoureuse, mais nécessaire, par ses censures autorisées sur le Barzaz-Breiz[9].

Le lecteur voudra bien remarquer que, dans le décret du 13 octobre 1852, et dans les romanceros dont je viens de fournir la liste, l’enquête officielle, comme les recherches privées, se restreignent très généralement aux Poésies, laissant en dehors les Proverbes, les Devinettes et les Contes.

De prime abord, j’avais résolu de rechercher simultanément, pour la Gascogne, ces quatre contingents de la littérature populaire. Je poussais donc lentement et méthodiquement ma besogne, fortifié par les conseils, par les communications de mes amis, égayé par l’intérêt minable d’une seule défection, stimulé par les critiques loyales, comme par les censures systématiquement hostiles.

Si mon entreprise, et surtout mes éditeurs, avaient marché selon mes souhaits, j’aurais publié d’abord les Proverbes et Devinettes, suivies des Poésies gasconnes, puis les Poésies françaises, et enfin les Contes populaires de la Gascogne.

Je n’ai pas été libre d’agir ainsi. Mais je veux parler de ces divers travaux, comme s’ils avaient réellement paru dans l’ordre souhaité.

Le volume de mes Proverbes et Devinettes populaires recueillis dans l’Armagnac et l’Agenais, est daté de 1880. Ce titre manque d’exactitude. J’aurais dû mettre : Proverbes et Devinettes populaires de la Gascogne ; car j’ai réellement opéré dans tout le domaine de mes recherches habituelles. Pour les Proverbes, j’ai certainement tiré grand secours des travaux antérieurement consacrés à la parémiologie de ma province. Les juges autorisés, et notamment mon grand ami, mon précieux conseiller, M. Léonce Couture, ont néanmoins reconnu que j’avais produit, de mon chef, quantité de choses intéressantes et nouvelles[10]. Je reconnais d’ailleurs la justice et la justesse des critiques de détail, qu’on n’a pas étendues aux Devinettes. Pour ajouter à ces reproches, je déclare que le Supplément aux Proverbes, a presque, la même étendue que la partie réputée par moi principale. Il va sans dire que je me surveillerai davantage, si jamais je donne une édition nouvelle et plus complète de ce volume.

Les Poésies populaires de la Gascogne, en dialecte du pays, traduction française en regard, ont paru, en trois volumes, de 1881 à 1882. Sauf un petit nombre de négligences peu importantes, et dont je me reconnais fautif, cette collection a reçu déjà le plus favorable accueil des critiques français et étrangers[11].

Sous le titre de Poésies populaires en langue française recueillies dans l’Armagnac et l’Agenais[12], j’ai fait imprimer, en 1879, le résultat d’une enquête qui réellement avait porté, comme pour les Proverbes et Devinettes, sur toute l’étendue de mon domaine, je veux dire la Gascogne, moins le Béarn et le Pays Basque, mais avec l’Agenais en plus. J’ai recueilli depuis bon nombre de pièces nouvelles, qui paraîtront quelque jour en brochure, à moins que le public ne réclame une autre édition, que j’intitulerais cette fois : Poésies en langue française, recueillies dans la Gascogne.

Voilà pour les Proverbes et Devinettes, comme pour les Poésies populaires françaises et gasconnes.

Le recueil de Contes, que je donne aujourd’hui, m’a coûté beaucoup plus de peine. Avant de dire comment je l’ai formé, je dois parler des entreprises de mes devanciers français, en passant vite sur ceux qui sont étrangers à ma province, et en insistant davantage sur les travaux de mes compatriotes.

Il va de soi que je néglige ici les auteurs qui ont recueilli incidemment des traditions populaires, pour les consigner, avec plus ou moins d’inexpérience ou d’infidélité, dans des histoires provinciales et municipales, des statistiques, des récits de voyages, etc., etc. Je ne m’inquiète que des collecteurs uniquement préoccupés de l’intérêt spécial et distinct de ce genre de narrations.

Les conteurs français ne manquent pas au XVIIe et surtout au XVIIIe siècle. Charles Perrault est généralement considéré comme celui qui se rapproche le plus, pour le fond et pour la forme, de la naïveté populaire. Mais on oublie volontiers cinq récits bien supérieurs, insérés par Restif de La Bretonne dans ses Contemporaines par gradation (42 vol. in-12. Paris, 1780-1785). Les recueils de Mesdames d’Aulnoy, et Leprince de Beaumont, du comte de Caylus, etc., renferment à coup sûr force contes à base populaire, mais trop souvent altérés par des additions et des suppressions, sans compter l’impropriété du style.

Au XIXe siècle, je distingue, dés 1827, deux Béarnais, Picot et Hatoulet, qui versifièrent alors, mais en lettrés, des traditions incontestablement populaires de leur province. Ces vers ont paru dans le Recueil de poésies béarnaises (Pau, 1827). Hatoulet a donné là Margalidet ; Picot Las Abentures de Berthoumiou, Lou Paysàa d’Aüssaü, et Lou Paysàa de Saübole.

Les derniers Bretons (1836) et le Foyer breton (1844), d’Émile Souvestre, contiennent assurément maints emprunts aux traditions en prose de la Bretagne. Mais la main de l’arrangeur et du romancier s’y manifeste trop souvent. Quelques auteurs moins connus encourent aussi le même reproche. Les Légendes du Morbihan, du docteur Fouquet (1857), et Les Veillées de l’Armor, de Dulaurens de La Barre (1857), sont entachées de moins de défauts, mais non pas exemptes d’alliage.

La Mosaïque du Midi, recueil périodique publié à Toulouse, durant la seconde partie du règne de Louis-Philippe, contient quelques nouvelles en prose, à coup sûr inspirées par des légendes languedociennes et gasconnes, mais abominablement surchargées de détails apocryphes, et sentant d’une lieue le romantisme de province.

En 1855, un adepte de l’école mystico-démocratique de Quinet et de Michelet, Eugène Cordier, faisait paraître, en français, Les Légendes des Hautes-Pyrénées, recueil in-12, réimprimé à Bagnères-de-Bigorre, en 1872. Cordier était, à coup sûr, mal doué et mal préparé pour ce genre de travail. Néanmoins, son recueil contient la substance d’une douzaine de traditions, par lui découvertes dans le pays de Bigorre. Le collecteur semble croire que toutes sont absolument propres à ce district. Mais la vérité est qu’avant même de connaître la brochure en question, j’avais déjà noté, avec des modifications d’importance, six de ces légendes dans d’autres parties de la Gascogne.

Après Cordier, Cénac-Moncaut, dont on trouve neuf Contes en français, dans le Voyage archéologique et historique dans les anciens comtés d’Astarac et de Pardiac (in-12. Mirande, 1857). Ces pièces, augmentées de quelques autres, ont reparu dans deux ouvrages du même auteur, les Contes populaires de la Gascogne (in-12. Paris, 1861), et dans la Littérature populaire de la Gascogne (in-12. Paris, 1868). Cénac-Moncaut personnifie juste le contraire des qualités indispensables à tout bon investigateur de traditions populaires.

Je suis heureux d’avoir à dire plus de bien de deux Rapports de M.  Charles Dupouey, imprimés dans le Bulletin No 1, p. 19 et seq., et le Bulletin No 2, p. 451 et seq., de la Société académique des Hautes-Pyrénées (in-8o. Tarbes, 1861-62). On trouve là le résumé des réponses faites à la Société par des correspondants, interrogés au moyen d’un Questionnaire archéologique, où l’intérêt légendaire a trouvé place.

Un Béarnais, établi dans l’Amérique du Sud, Peyret, a publié en 1870, à la Concepcion de l’Urugay, un volume comprenant : La Casse deu Rey Artus ; Angélique ou lou counte de la Barguere ; Arcenam de Bournos ou lou counte de las Brouxes. Ce sont des légendes pyrénéennes, amplifiées et versifiés par l’auteur, dans le patois de son pays natal. Angelique est un conte de teilleuse de lin (Barguere), et Arcenam de Bournos, un conte de sorcières (Brouxes).

Il me serait aisé de signaler, pour d’autres provinces françaises, un certain nombre de publications similaires ou analogues. Ce sont toujours des traditions orales plus ou moins altérées par des lettrés de profession ou d’éducation. J’aime mieux constater que Stöber, dans son recueil intitulé Elsässisches Volksbüchlein (in-12, 1844), et Beauvois, dans ses Contes populaires de la Norvège, de la Finlande et de la Bourgogne (1861), sont déjà beaucoup plus voisins, comme fond et comme forme, de la naïve simplicité des conteurs vraiment populaires.

Je tâchai d’atteindre ce but, en 1867, par la publication de mes Contes et Proverbes populaires recueillis en Armagnac ; et les critiques autorisés ne me marchandèrent pas leur approbation[13]. Au reste, j’aurais mauvaise grâce à nier que, sans concert préalable, bien des travailleurs opéraient déjà, chacun pour sa province, dans des conditions tout à fait pareilles. L’injustice de mes prétentions serait, en ce cas, surabondamment démontrée par le catalogue des principaux recueils publiés en France, depuis 1867 jusqu’en 1885.

Dès 1869, mon vaillant ami Luzel imprimait, dans les Breuriez Breiz-Izel, le texte breton de la légende intitulée Les deux Bossus ou la Danse des Nains. Il donnait, la même année, des Contes et récits populaires à la Revue de Bretagne et de Vendée. En 1870, paraissait son volume de Contes bretons.

Poursuivons la nomenclature.

Cerquand. Légendes et récits populaires du Pays Basque. 1 vol. gr. in-8o. Pau, 1876-1882. Tirage à part du Bulletin de la Société des lettres, sciences et arts de Pau.

Lespy. Proverbes du pays de Béarn, énigmes et contes populaires. 1 vol. in-8o. Paris, 1876.

Webster. Basque Legends collected chiefly in the Labourd. 1 vol. in-8o. Londres, 1877.

Sébillot. Littérature orale de la Haute-Bretagne. 1 vol. pet. in-8o. Paris, 1881.

Sébillot. Contes populaires de la Haute-Bretagne. 1 vol. in-12. Paris, 1880.

Luzel. Légendes chrétiennes de la Basse-Bretagne. 2 vol. pet. in-8o. Paris, 1881.

Sébillot. Contes de paysans et de pêcheurs. 1 vol. in-18. Paris, 1881.

Sébillot. Contes des marins. 1 vol. in-18. Paris, 1882.

Fleury. Littérature orale de la Basse-Normandie, 1 vol. pet. in-8o. Paris, 1883.

Carnoy. Littérature orale de la Picardie. 1 vol. pet. in-8o. Paris, 1883.

Ortoli. Contes populaires de l’île de Corse. 1 vol. pet. in-8o. Paris, 1883.

Vinson. Folk-lore du Pays basque. 1 vol. pet. in-8o. Paris, 1883[14].

Docteur Dejeanne. Contes de la Bigorre, dans la Romania, no d’octobre 1883.

Sébillot. Contes des provinces de France. 1 vol. in-8o. Paris, 1884[15].

Je n’ai pas à signaler ici divers recueils provinciaux actuellement en préparation. Mais il serait absolument injuste de passer sous silence les Contes populaires de la Lorraine, donnés, avec gloses magistrales, à la Romania, par M.  Cosquin, de 1876 à 1882. Ce recueil contient aussi, de même que la Mélusine, la Revue celtique, la Revue des langues romanes, l’Armana prouvençau, etc., etc., quantité de traditions orales en prose, généralement recueillies avec l’exactitude et la sincérité que réclame la science contemporaine.

Tels sont, en somme, et sans compter mes propres essais, postérieurs à 1867, les principaux recueils de contes publiés en France, depuis cette date jusqu’à nos jours.

Ceci dit, je reprends l’exposé des longs tâtonnements par lesquels j’ai tâché de me préparer le moins mal possible à la présente entreprise.

Vers la fin de 1855, j’avais tout au plus en portefeuille, sept à huit Contes, déjà notés avec le ferme propos de réduire strictement mon rôle à celui de simple sténographe, et de traducteur fidèle. Il va sans dire que je retenais le droit de choisir le texte le meilleur et le plus complet, dans chaque groupe de narrations similaires, mais de provenances diverses.

Ce programme n’a de simple que l’apparence. Pour me réduire à cette tâche de simple greffier, j’ai dû tâtonner longtemps et souvent. J’ai dû recueillir bien des dépositions, plus tard anéanties par les dires, en tout supérieurs, du petit nombre de témoins définitifs que je laisse parler ici.

Chaque pièce du présent recueil porte le nom du fournisseur, ou des fournisseurs responsables. J’indique aussi, mais une fois pour toutes, le lieu de leur naissance et de leur résidence, leur âge actuel, leur degré de culture littéraire. Enfin, je note s’ils sont déjà morts ; et j’appelle, en cas pareils, de nouveaux garants, qui certes ne valent pas en général les premiers conteurs, mais qui suffisent amplement à me couvrir, pour la sincérité du fond.

Ces précautions ont leur prix ; mais il ne faudrait pas s’en exagérer l’importance et l’efficacité. Je ne serais pas embarrassé de le prouver, par bien des raisons. Une simple anecdote suffira.

Bon nombre de mes narrations patoises, consignées en 1867, dans mes Contes et Proverbes populaires recueillis en Armagnac, étaient alors absolument inconnues dans certaines communes du Gers et du Lot-et-Garonne, par exemple Le Saumont, Moncaut, Lamontjoie, Le Pergain-Taillac, Berrac, Saint-Mézard, Ligardes, etc., etc. Il en est tout autrement aujourd’hui, grâce à des lectures faites, par certains de mes amis, à de petits paysans, qui ont propagé ces traditions, aujourd’hui très vivantes dans ces contrées, sans que la plupart des narrateurs actuels sachent quand et comment elles y ont pénétré.

Supposons qu’un critique, ignorant ce qui s’est passé, fût venu contrôler mes aptitudes et ma sincérité de collecteur, dans les communes susnommées, et que son enquête eût précisément porté sur les textes popularisés d’après mon premier recueil. Ce critique m’aurait à coup sûr loué sans réserves, sur de simples apparences, sur des images fidèles, mais non des réalités. Il aurait pris de simples échos, pour des bruits de première origine.

Je n’insiste plus. Pour moi, la garantie de tout collecteur gît, avant tout, dans son aptitude et dans son honneur scientifiques, attestés par le public compétent de la province, parlant par la voix des Académies régionales, surtout par la voix des critiques indigènes et spéciaux, comme le sont, en Gascogne, MM.  Léonce Couture, Ad. Magen, V. Lespy, l’abbé Paul Tallez[16].

Ma longue pratique me permet d’affirmer, au moins pour mon domaine, qu’en règle très générale, les narrations les plus faibles, les plus altérées, proviennent des demi-lettrés, notamment des instituteurs primaires, qui en savent trop pour rester naïfs, et pas assez pour le redevenir. J’aurai pourtant à signaler quelques exceptions. Mais cela n’empêche pas que c’est principalement parmi ceux qui ne savent pas lire, qu’il faut chercher les vrais témoins ; car ceux-là ne comptent pas sur ce que Montaigne appelle « une mémoire de papier. »

Au début de mes recherches, j’étais tombé, comme beaucoup de mes confrères, sur une classe de conteurs, qui sont assurément les plus nombreux, mais qui ne méritent qu’une confiance fort restreinte. Pour eux, l’intégrité du récit n’est sauvegardée par aucune forme sacramentelle. Peu soucieux du style, et préoccupés surtout des idées et des faits, ils sont toujours longs, diffus, et tout à fait incapables de recommencer leur narration dans les mêmes termes. Ce sont là des guides très dangereux, bons tout au plus à mettre sur la trace de narrations plus sobres et plus exactes. Ceux qui les possèdent, marchent au but par la voie la plus brève. Si on les prie de recommencer, chacun d’eux le fait constamment dans les mêmes termes. Quand on leur fait traiter séparément le même thème, on ne relève, dans les faits, qu’un petit nombre de variantes, et on constate, dans le style, de nombreuses similitudes.

À ce propos, une réflexion à la fois applicable à certains de mes confrères, qui ont déjà exploré mon propre domaine, comme à plusieurs autres, qui ont opéré dans d’autres parties de la France.

Il m’est plusieurs fois arrivé de rencontrer, en dehors de la Gascogne, des conteurs de grand style, dont les récits pouvaient, sans faiblir, supporter la comparaison avec les textes que je dois à mes fournisseurs les plus recommandables, par exemple à Pauline Lacaze, de Panassac (Gers), et même à feu Cazaux, de Lectoure (Gers). Ces narrations, d’une si fière tournure, je les ai retrouvées plus tard, identiques pour le fond, dans certains recueils provinciaux. Par malheur, l’inadmissible souvenir de la belle forme orale, contrastait cruellement avec la faiblesse et la pâleur du texte imprimé. De là j’ai conclu que, pour les contes, le grand style est beaucoup moins rare que certains ne semblent le croire. C’est pourquoi j’estime que les bons collecteurs demeurent rigoureusement tenus de bien choisir, tant pour la forme que pour le fond, et de n’accorder qu’à bon escient leurs définitives préférences.

Cette fixité de souvenirs, cette propriété habituelle, et au besoin cette élévation du langage, m’ont plus particulièrement frappé chez certains de mes narrateurs.

Marianne Bense, du Passage-d’Agen (Lot-et-Garonne), a maintenant dépassé soixante-quinze ans. C’est une femme encore alerte, qui, pendant dix-sept ans, a servi mon oncle, l’abbé Bladé, curé du Pergain-Taillac (Gers). Les facultés de Marianne n’ont pas faibli. Mais pas de distinction native. Partant, ni grâce, ni haute mysticité personnelles. De ce double chef, elle doit absolument tout à la netteté de ses souvenirs. Entêtée, d’ailleurs, et capricieuse, comme toutes les servantes de curés, ne parlant qu’à ses heures, et niant savoir, sauf à se rétracter plus tard, ce qu’il ne lui plaît pas actuellement de conter.

Pauline Lacaze, de Panassac (Gers), s’achemine vers la soixantaine. Je n’ai pas trouvé d’auxiliaire plus docile à me dicter, en toute probité, ce qu’elle savait, plus active à chercher pour moi d’autres narrateurs.

Catherine Sustrac, de Sainte-Eulalie, commune de Cauzac, canton de Beauville (Lot-et-Garonne), aura tantôt quarante ans. Je l’ai connue jeune, simple, naïve. De ses lèvres, les beaux contes s’échappaient alors, dans leur clarté virginale, dans leur allure fière et rythmique. À courir le monde, Catherine devait perdre le plus précieux de ses dons. Chez elle, le souvenir des faits vit toujours ; mais, avec les croyances premières, la belle forme s’en est allée pour jamais.

Pendant quinze ans, Cadette Saint-Avit, de Cazeneuve, commune du Castéra-Lectourois (Gers), fut ma fidèle et digne servante. C’était une fille pâle, un peu maladive, d’éducation tout à fait rustique, un grand cœur, plein de foi, d’espérance, de charité. Jusqu’à sa mort, advenue à près de cinquante ans, Cadette garda ce respect inviolé, ce profond sentiment des traditions populaires, dont j’ai recueilli l’héritage. Et maintenant elle dort, non loin de mon père et de ma mère, dans ce tranquille cimetière de Lectoure, que domine le château ruiné de nos comtes d’Armagnac.

Isidore Escarnot, actuellement boulanger à Bivès (Gers), a dépassé la quarantaine. Quand j’écrivis, sous sa dictée, c’était un jeune et vigoureux bouvier, au service de feu M. Roussel, médecin au Pergain-Taillac (Gers). Je dois beaucoup à cet illettré, qui, du premier coup, devina pleinement ce que je cherchais et me dit : « Moussu Bladè, boulètz pas cansous hèitos. Boulètz pas countes hèitz. — Monsieur Bladé, vous ne voulez pas des chansons faites. Vous ne voulez pas des contes faits. » Dans sa pensée, le mot « faits » excluait absolument les créations littéraires, même en dialecte gascon.

Tel fut, tel est encore Escarnot, l’un de mes plus intelligents, de mes plus dociles fournisseurs. Cazaux me donna bien plus de mal.

C’était un vieillard, assez replet, à la face terreuse, et couturée de mille rides, avec de petits yeux ternes et voilés, vêtu, selon la saison, de bure grise ou de droguet bleu, en tout temps coiffé d’une vénérable casquette de loutre. À travailler de ses mains, pendant plus de soixante ans, cet octogénaire illettré avait amassé de quoi payer un jardinet, et vivre sobrement en sa maisonnette, sise à Lectoure, dans une des petites rues voisines de la Place d’Armes. Après la mort de mon pauvre père, je gérai bénévolement les intérêts de Cazaux, qui ne manquait jamais de venir, le surlendemain de chaque échéance, me réclamer les petites rentes que je recouvrais pour lui. Dans une de ces visites, je constatai fortuitement que j’étais en face d’un conteur tout à fait hors ligne, renseigné largement, superstitieux en toute bonne foi, mais plus défiant, à lui seul, que tous mes témoins antérieurs. Pour l’apprivoiser, je prodiguai les soumissions de toutes sortes, et les trésors d’une diplomatie conquise par dix ans de pratique. Mais Cazaux ne parla jamais qu’à sa volonté.

Durant la belle saison, nous nous rencontrions, chaque soir, au tournant de la route qui débouche de l’Esplanade, et domine le vaste paysage, fermé, tout au loin, par la ligne vague et bleue des Pyrénées. Une fois assuré que nous étions tous deux bien seuls, Cazaux rajeunissait de trente ans. Son regard s’éclairait. De sa voix lente et grave, il dictait, avec d’amples et sobres gestes, se taisant quelquefois, pour se recueillir, ou promener autour de nous un regard soupçonneux. Moi, j’écrivais rapidement, sauf à corriger plus tard les textes, sous le contrôle souvent tyrannique de mon narrateur. Je tiens néanmoins pour certain que Cazaux s’est tu sur bien des choses, et qu’il est mort sans me juger digne de noter la moitié de ce qu’il savait.

Tels ont été, sans préjudice de bien d’autres, les principaux conteurs par moi consultés. À mesure qu’ils parlaient, j’écrivais vite, vite, dans le dialecte natal, sauf à collationner ensuite, en attendant de traduire, avec un parti pris de fidélité brutale.

De 1855 à 1867, je recueillis patiemment, sans rien publier, bornant alors mes recherches et mon ambition aux anciens comtés de Fezensac, d’Armagnac, d’Astarac, de Pardiac, de Gaure, de L’Isle-Jourdain, aux vicomtés de Lomagne, de Fezensaguet et de Gimoëz, dont l’ensemble correspond à peu près au département actuel du Gers, un moment appelé le Département d’Armagnac, quand on créa les circonscriptions nouvelles, en 1789.

Mon premier essai, cantonné dans ces limites, parut, je l’ai déjà dit, en 1867, sous le titre de Contes et Proverbes populaires recueillis en Armagnac. En faisant imprimer à petit nombre ces textes gascons introduits, j’aspirais uniquement à provoquer des communications et des critiques profitables, tout en pressentant le goût d’un public encore fort peu nombreux.

Le succès dépassa mon attente. Mes compatriotes attestèrent unanimement ma pleine sincérité. En France, comme à l’étranger, des érudits de première compétence me sommèrent obligeamment d’activer et d’étendre mes recherches. Mais je tenais à ne travailler qu’à loisir. C’est pourquoi mes Contes populaires recueillis en Agenais, traduction française et texte agenais, avec gloses magistrales, de M.  Reinhold Köhler, ne parurent qu’en 1874[17].

Peu de temps avant cette époque, je tenais encore à borner à peu près mes recherches comme j’ai dit. Mais je cherchais déjà des variantes de faits pour mes contes, dans les régions limitrophes de mon premier domaine, dans les Landes, le Béarn, la Bigorre, le Comminges, le pays de Rivière-Verdun, surtout dans l’Agenais, le Bazadais, le Condomois et le Bruilhois. Je trouvai, dans ces contrées, des indications nouvelles, qui me permirent bientôt de suivre et d’atteindre, sur mon domaine originel et restreint, absolument toutes les variantes récoltées des régions voisines.

En même temps, je rapportais du dehors, et principalement de l’Agenais et de ses dépendances, un certain nombre de contes que je supposais alors, et bien à tort, ne pas exister dans l’Armagnac, où je devais plus tard les retrouver tous. Plusieurs de ces textes, d’abord restitués par voie de juxtaposition, se trouvèrent plus tard concorder très généralement avec les souvenirs complets de quelques vieillards.

Les grands obstacles étaient désormais aplanis. Néanmoins pour lever quelques scrupules d’inégale importance, je lus d’abord à mes confrères de la Société des Sciences, Lettres et Arts d’Agen, et je publiai ensuite les cinq petits recueils de traditions, dont j’ai donné plus haut les titres.

Ces tâtonnements attestent assez, je l’espère, que je me suis préparé de mon mieux, et de longue main, à donner enfin le présent recueil. Toutes les pièces déjà publiées y ont trouvé place, sous une forme généralement identique, et parfois supérieure aux textes primitifs. Quant aux pièces jusqu’à ce jour inédites, je n’en ai irrévocablement arrêté le texte qu’après avoir épuisé les moyens d’information.

On trouvera çà et là, dans ces trois volumes, quelques termes, quelques détails un peu crus, mais pas une véritable obscénité. Je me félicite de ce résultat, où ma volonté n’est pour rien. Si le contraire était arrivé, j’aurais aisément trouvé moyen de contenter les savants, sans souiller mon nom par le scandale d’une publicité démesurée. Quelques gens, curieux de Κρυπτἀδια, se sont étonnés, quand j’ai constaté, devant eux, l’absence de contes vraiment obscènes dans notre Sud-Ouest. À leurs objections, j’ai riposté que, dans mes recueils de Poésies et de Proverbes et Devinettes populaires, je n’avais pas reculé devant certaines parties scabreuses, et qu’il n’y avait donc pas lieu de croire, de ma part, à des omissions volontaires. Agacé par de nouvelles insistances, j’ai procédé, avec le concours de mes amis, à une enquête nouvelle, qui a donné, comme la première, un résultat négatif. Il faut d’ailleurs convenir que cette absence de contes obscènes est surprenante, car le Sabbat, drame réel et luxurieux entre tous, le Sabbat, tel que l’ont décrit Pierre de Lancre, et quelques autres démonographes, a jadis sévi particulièrement eu Gascogne. Mais en voilà, sur ce point, au moins autant qu’il le faut.



Maintenant, le lecteur sait comment j’ai recherché, transcrit, éprouvé, traduit, les pièces réunies dans ces trois volumes. Voici comment j’ai cru devoir les classer.

Et d’abord, les titres de ces nombreuses pièces n’ont absolument rien d’arbitraire. Ils sont tirés de la pratique même des conteurs ruraux.

Cette pratique désigne aussi, sous le nom collectif de Contes, toutes les traditions orales en prose ; mais nos paysans les distinguent instinctivement en Contes proprement dits, en Superstitions, et en Récits.

Les Contes proprement dits, sont les narrations plus ou moins empreintes de merveilleux, et dont la fausseté n’est douteuse ni pour celui qui parle, ni pour ceux qui l’écoutent. Ils correspondent aux Märchen allemands, et sont matériellement caractérisés, au début et à la fin, par des formulettes dont il sera question plus bas.

Les Superstitions, généralement acceptées comme vraies, par le narrateur et les auditeurs, ne comportent pas de formulettes initiales et finales.

Ces formulettes font aussi défaut dans les Récits, c’est-à-dire dans les anecdotes vraies, ou tout au moins vraisemblables, n’ayant par conséquent rien de merveilleux, et généralement plaisantes, à peu près comme les Schwenke d’Outre-Rhin.

Telle fut la classification que je proposai, et que je suivis, dès 1867, dans mes Contes et Proverbes populaires recueillis en Armagnac. Un critique fort autorisé, M. Gaston Paris, la déclara « heureuse et juste », et la proposa même, comme exemple, aux futurs collecteurs de traditions en prose. Je ne vois pas que cette recommandation ait encore porté de grands fruits. Mais je tiens à déclarer qu’en distinguant nos Contes comme j’ai dit, je m’étais tout simplement inspiré des habitudes instinctives de nos paysans. J’ai constaté depuis, à ce sujet, quelques petites difficultés, et je tiens à les proposer contre moi-même.

À raison de l’absence de merveilleux, les Récits formeront toujours une classe nette et distincte. Mais j’ai reconnu, depuis 1867, que la communauté de ce merveilleux, entre les Contes et les Superstitions, produit certains cas d’ambiguïté.

Il arrive parfois, en effet, que tel narrateur croit à la réalité d’un Conte. Alors, il supprime les formulettes initiale et finale, et voici une Superstition. Tel autre narrateur, au contraire, ne croit pas à la vérité d’une Superstition. Il ajoute les formulettes, et voilà un Conte.

Ces difficultés, d’ailleurs minimes, n’ont pas modifié ma classification de 1867. Je crois avoir paré à tout, en signalant les pièces ambiguës, et en les classant d’après les habitudes de la majorité des conteurs.

Et maintenant, je dois m’expliquer sur les formulettes qui caractérisent matériellement les Contes proprement dits.

Dans les Avertissements de mes Contes et Proverbes populaires recueillis en Armagnac, et de mes Contes populaires recueillis en Agenais, j’ai dit là-dessus tout ce que je savais alors. Mais, depuis j’en ai appris davantage.

La formulette initiale est à peu près invariable.

« Jou sabi un counte. — Je sais un conte. »

Les formulettes finales n’ont pas la même fixité. Voici celle qui prévaut généralement dans le centre de la Gascogne :

« E tric tric,
Moun counte es finit.
E tric trac,
Moun counte es acabat. »

C’est-à-dire :

« Et tric tric.
Mon conte est fini.
Et tric trac,
Mon conte est achevé. »

Dans l’Agenais et la Gascogne Toulousaine, j’ai recueilli les formulettes ci-après :

« Cric crac,
Moun counte es acabat.
Per un ardit,
Digo-n’en un mai poulit. »

Traduction :

« Cric crac,
Mon conte est achevé.
Pour un liard,
Dis-en un plus joli. »

Autre :

« E cric crac,
Moun counte es acabat.
Éi passat per un prat.
Éi près no lampado de fé, e m’en séi anat. »

Traduction :

« Et cric crac,
Mon conte est achevé.
Je suis passé par un pré.
J’y ai pris une lampée de foin, et je m’en suis allé.

Autre :

« En passan dins un prat,
Marchèri sur la cûeto d’un gat,
Que fasquèt : « Couic ! couic ! couac ! couac ! »
E moun counte es acabat. »

Traduction :

« En passant dans un pré,
Je marchai sur la queue d’un chat.
Qui fit : « Couic ! couic ! couac ! couac !
Et mon conte est achevé. »

Autre :

« Cric cric,
Moun counte es finit.
Cric crac,
Moun counte es acabat.
Passèri per un prat.
I troubéri ua gat.
Lèuo-li la cûo, boufo-l’i debat. »

Traduction :

« Cric crac,
Mon conte est fini.
Cric crac,
Mon conte est achevé.
Je passai par un pré.
J’y trouvai un chat.
Lève-lui la queue, souffle-lui dessous. »

Autre :

« E cric cric,
Moun counte es finit.
E cric crac,
Moun counte es acabat.
Passi per moun prat,
Damb’ uno cuillèro de fabos que m’au dounat. »

Traduction :

« Et cric cric,
Mon conte est fini.
Et cric crac,
Mon conte est achevé.
Je passe par mon pré,
Avec une cuillerée de fèves qu’on m’a donnée. »

Autre :

« E cric crac,
Moun counte es acabat.
Passan per un prat,
Éy traupit la cûo d’un rat.
Lou rat à féit : « couic ! couic ! »
Moun counte es finit. »

Traduction :

« Et cric crac,
Mon conte est achevé.
Passant par un pré,
J’ai marché sur la queue d’un rat.
Le rat a fait : « couic ! couic ! »
Mon conte est fini. »

Autre :

 " E cric crac,
Moun counte es acabat.
Passèi per un prat.
Pourtabi souliès de beire.
Lous coupèri sense lous beire. »

Traduction :

« Et cric crac,
Mon conte est achevé,
Je passai par un pré.
Je portais des souliers de verre.
Je les cassai sans les voir. »

Il demeure bien entendu qu’ici, je signale ces formulettes une fois pour toutes, et qu’elles ne reparaîtront pas dans le corps de mes trois volumes.

Cela dit, je complète l’exposé de ma méthode de classement, en traitant des subdivisions.

Dans les assemblées rustiques, où les narrateurs se trouvent en nombre, j’ai reconnu très souvent qu’ils cherchent à se surpasser devant l’auditoire. Quand le premier se tait, un second, puis un troisième, etc., continuent volontiers, par des narrations de même ordre. Si, par exemple, tel conteur débute par un récit de « Vengeance » ou de « Châtiment », soyez à peu près certain que, sur ce thème, les rivaux ne manqueront pas. Pareille chose adviendra, s’il commence en parlant des « Belles persécutées », des « Niais » ou des « Gens habiles », du « Renard », du « Loup », du « Sabbat », etc., etc.

C’est dans ces habitudes instinctives que j’ai pris mes subdivisions. Je n’en excepte que les Traditions gréco-latines, rapprochées à raison des souvenirs qu’elles réveillent, et les groupes intitulés Divers, où j’ai fait entrer toutes les pièces que je ne pouvais mettre ailleurs.



Telles sont les divisions et subdivisions, pour la plupart naturelles, des nombreux éléments de ce recueil.

Quant à leur distribution dans ces trois volumes, je l’ai réglée tout à la fois sur le fond et sur la forme des pièces, en partant du sublime, pour descendre jusqu’au familier.

C’est pourquoi mon premier tome est réservé tout entier aux Contes, qui, par la grandiose simplicité des données, par l’héroïsme des caractères, comme par la hauteur du style, relèvent visiblement de l’épopée. Ce sont les Contes épiques, titre que j’ai longtemps repoussé, comme prétentieux, mais que j’accepte enfin, pour obéir à ceux dont je subis volontiers l’experte et amicale autorité.

Après ces textes de premier ordre, viennent d’autres Contes, mystiques pour la plupart, et dont le style, élevé, se retrouve très généralement dans les traditions superstitieuses. J’ai réuni le tout dans le tome II, intitulé Contes mystiques et Superstitions.

Enfin, l’uniformité du ton des Contes familiers et Récits m’a décidé à leur réserver le troisième et dernier tome. Ici, je le confesse, les lecteurs exclusivement curieux de contes de haut vol, n’auront guère contentement. Je les prie de se souvenir qu’un simple collecteur, tel que moi, est tenu de ne rien négliger de ce qui profite aux mythographes de profession, sauf à distinguer et classer, au seul point de vue de l’esthétique, les diamants de grand prix, les gemmes encore précieuses, et les pierreries plus communes.

Aux textes qui composent chacun de ces trois volumes, je comptais annexer des recherches tout à fait supérieures de mythographie comparée. Cela revient à dire que M. Reinhold Köhler, de Weimar, s’était chargé de cette tâche éminemment difficile, en réclamant le concours de M. Gaster, de Bucharest. Mais les gloses promises ne sont pas encore complètement rédigées, et mon éditeur est plus impatient que moi de publier ce recueil. Assurément, je pourrais, tout comme un autre, fournir, de seconde main, force gloses comparatives. Mais ce semblant de tricherie me répugne. Tout ou rien. C’est pourquoi j’imprime mes textes sans commentaires, en attendant que mes doctes collaborateurs leur consacrent, sans long retard, une étude spéciale et distincte. Le public savant ne perdra donc rien pour attendre ; et je compte qu’il me saura gré de ne point fournir, en apparence, ce que je suis hors d’état de donner réellement.



Certes, voilà une bien longue Préface. Mais je tenais fort à présenter, jusque dans ses moindres détails, mon appareil technique et critique.

Est-il besoin d’ajouter que cette méthode se trouve entachée de maints défauts, et que je les connais mieux que personne ? Je m’abstiendrai pourtant de les signaler ; car je tiens à ne point frustrer les censeurs résolus des voluptés de la découverte personnelle. Si je reste à jamais l’obligé de la critique loyale et féconde, il y a beau temps que l’autre a perdu sur moi tout pouvoir. C’est pourquoi je laisserai dire les gens nés pour tout défaire, et pour ne rien faire. Supposé, par impossible, qu’ils m’accordent leur clémence, je n’en serai pas autrement fier.

La profonde, l’irrémédiable pauvreté des œuvres, marche souvent de pair avec la stricte observance des règles, bonnes contre le mal, impuissantes pour le bien. La vie, tout est là. La vie dans les créations personnelles des vrais artistes ; la vie dans les vieux récits populaires, retrouvés par les patients collecteurs. On m’a dit parfois que ce recueil compterait dans l’avenir ; car les images évoquées se meuvent et parlent comme des hommes de chair et d’os. Si c’est vrai, j’aurais tort d’en être vain ; et l’honneur sera gratuit, comme le don que j’ai reçu. Quid habes quod non accepisti ?

Toujours est-il que l’impression du présent recueil, porte maintenant à huit le nombre des volumes par moi consacrés à la littérature populaire de la Gascogne. Quoi qu’il advienne des rééditions et des recherches complémentaires, le principal de ma tâche est accompli.

En finissant, je remercie de grand cœur mes nombreux auxiliaires, conteurs, conseillers, et critiques. Je me déclare surtout l’obligé des censeurs malveillants, à qui je dois la concentration, la régularité de mes efforts, la perception plus nette de mon but. Grâce à tous ces concours, comme à mon labeur personnel, je puis désormais me vanter d’avoir fait, bien ou mal, mais d’avoir fait, au moins une fois dans ma vie, selon ma tenace volonté.

C’est quelque chose. Mais, Dieu merci, je dois à ma tâche de plus nobles contentements. À l’étranger, comme en France, j’ai trouvé toujours, chez mes maîtres, souvent chez mes égaux, des conseillers bienveillants, des critiques loyaux, au besoin des appuis fermes et discrets. À l’âge où l’on ne fait guère d’amitiés nouvelles, il m’a été ainsi donné d’en nouer plus d’une. Parmi le monde pâle des souvenirs, j’ai cheminé plus d’un quart de siècle, hanté par les visions des ancêtres. Bien des fois, les rêves du passé m’ont consolé des tristesses du présent. Aux rares élus, les œuvres personnelles et géniales. Moi, je suis un témoin. J’écoute et je redis les vieilles chansons, les légendes d’autrefois. C’est assez pour dorer ma vie qui décline, pour hausser parfois un pauvre chercheur jusqu’aux joies puissantes et calmes des grands poètes.

— « Et maintenant, va, mon livre. Va sans crainte. Va tout droit. Porte les contes des aïeux à ceux qui sont encore à naître. Laisseras-tu sans honneur le scribe intègre et pieux ? »

Agen, ce 2 novembre 1885, jour de la Fête des Morts.
J.-F. B.

  1. Jean-François Bladé. Poésies populaires de la Gascogne, texte gascon et traduction française en regard, avec musique notée. 3 vol. in-8o écu. Paris, Maisonneuve, 1881-1882.
  2. Pour la délimitation du domaine de mes recherches, voir mes Poésies populaires de la Gascogne, t. I, Préface, p. i-iii.
  3. C’est déjà fait en grande partie, depuis que j’ai arrêté le manuscrit du présent recueil, que je tiens fort à ne pas grossir outre mesure, et surtout avec précipitation.
  4. J.-F. Bladé. Dissertation sur les chants héroïques des Basques, broch. in-8o. Paris, 1866. J’ai prouvé, dans ce mémoire, la fausseté du Chant des Cantabres, publié pour la première fois, en 1810, par Guillaume de Humboldt, celle du Chant d’Altabiscar, fabriqué, en 1835, par Garay de Monglave, et celle du Chant d’Annibal, confectionné en 1845 par Mary Lafon. Dès 1866, M.  Gaston Paris approuva mon argumentation, dans la Revue critique (p. 217-222), à l’exception de quelques points très secondaires. J’ai tenu compte de ces critiques, dans mes Études sur l’origine des Basques, p. 444 et 448. Au concours des Antiquités de la France, l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres décerna une mention honorable à ma Dissertation. C’est pourquoi j’ai éprouvé quelque surprise, en lisant le passage ci-après dans l’Histoire de la littérature française depuis ses origines jusqu’à nos jours, par J. Demogeot, 17e édition, Paris, 1880, p. 13, note 5 : « Ce poème (le Chant des Cantabres) fut découvert en 1590, par Ibañez de Ibarguen, et publié pour la première fois en 1817, par G. de Humboldt, dans le Mithridate. Mon ami Julien Vinson, jeune et savant linguiste, croit que ce chant ne remonte pas au delà du XVIe siècle. » M. Vinson, et ses deux collaborateurs, MM. Hovelacque et Picot, m’ont rendu plus de justice dans leurs Mélanges de linguistique et d’anthropologie, publiés en 1880. Relativement au Chant d’Altabiscar, présenté comme authentique par Garay de Monglave (Journal de l’Institut historique, de 1834, p. 174-179), M. Vinson s’explique aussi comme il convient, à mon égard, dans un travail publié dans la Revue de linguistique, et intitulé Bibliographie du Folk-lore basque. Ce travail a paru dans les numéros du 15 octobre 1883 et du 15 janvier 1884. Tout ce qui concerne le Chant d’Altabiscar se trouve dans le no de janvier, p. 45-72. La fausseté de ce document n’est plus aujourd’hui déniable. Quand j’écrivis ma Dissertation, j’ignorais que la question eût été discutée entre MM. Antoine d’Abbadie et Francisque-Michel, dans le Gentleman’s Magazine, nos d’octobre 1858, p. 381, col. 1 ; mars 1859, p. 226, col. 1-2, et 338, col. 2. M.  d’Abbadie n’a complètement expliqué la supercherie qu’en 1883, dans une lettre à M. Webster, insérée dans l’Academy de Londres, no de juin 1883, et reproduite par divers recueils périodiques. Dans la Revue de Gascogne, no d’avril 1884, p. 196, M.  Léonce Couture, s’expliquant à ce sujet, termine ainsi son article : « C’est ainsi qu’une confidence un peu tardive achève de mettre dans tout son jour le bien fondé des conclusions de notre savant ami Bladé. » Je ne suis certes pas un « savant » ; mais j’avais raison. Le témoignage de M.  d’Abbadie n’aurait pas dû me manquer en 1866, et surtout en 1869, où mes Études sur l’origine des Basques déchaînèrent sur ma tête les tonnerres et les carreaux de la critique. Par bonheur, je n’en suis pas tout à fait mort. Les juges compétents ont même fini par accepter l’essentiel de mes objections contre le système qui prédominait alors. Mais où sont maintenant mes tribulations de débutant en histoire provinciale ? Où sont les neiges d’antan ?
  5. La circulaire de Crétet avait été devancée d’un an (1806) dans le Lot-et-Garonne, grâce à l’initiative du préfet Pieyre, ainsi qu’il appert d’un recueil sans titre, conservé aux archives du département, série T : Langue vulgaire, proverbes et chansons populaires, textes divers et notices. Ce manuscrit, de 22 pages, petit format, contient des proverbes, des poésies populaires, et des poésies littéraires, le tout en sous-dialecte de l’Agenais, pays compris dans le domaine du dialecte languedocien. J’ai déjà tiré parti des proverbes, dans mes Proverbes et Devinettes populaires recueillis dans l’Armagnac et l’Agenais (1 vol. in-8°. Paris, Champion, 1880), et des poésies vraiment populaires, dans mes Poésies populaires de la Gascogne (3 vol. pet. in-8° écu. Paris, Maisonneuve, 1882-1883). Les poésies de ce recueil anonyme ne sont guère antérieures au XVIIIe siècle. En l’adressant au préfet Pieyre, l’auteur, qui demeurait à Tournon (Lot-et-Garonne), signe « le vieux invalide Charbel ». Le même dossier, dont il ne faudrait pas d’ailleurs s’exagérer l’importance, contient quelques airs notés, et d’autres poésies, les unes populaires, et les autres littéraires.
  6. Moniteur universel de 1853, Nos des 19 mars, 23 et 27 avril, 27 mai, 15 juin, 26 et 27 août.
  7. Moniteur universel de 1853, Nos des 19, 21, 23 et 25 octobre. Les Instructions d’Ampère reparurent bientôt en brochure.
  8. Je parlerai plus bas des Poésies Béarnaises imprimées dès 1827 (1 vol. in-8°. Pau, Vignancour), La seconde édition (2 vol. in-8°. Pau, Vignancour, 1852-1860) a pour titre : Poésies Béarnaises recueillies avec la traduction française, lithographies et musique.
  9. F. M. Luzel. De l’authenticité des chants du Barzaz-Breiz, br. in-8o. Saint-Brieuc, 1872. On trouvera, dans la Revue celtique, tome V, article Bibliographie des traditions de la littérature populaire de la Bretagne, p. 277-338, le catalogue des publications à consulter sur la question de l’authenticité du Barzaz-Breiz. Il est aux pages 308-9.
  10. Revue de Gascogne de 1880, p. 325 et suiv.
  11. Voir notamment, dans la Revue de Gascogne de 1882, p. 439 et 546, l’article de M.  Léonce Couture ; dans la Revue de l’Agenais de 1882, p. 178, l’article de M.  Ad. Magen ; dans la Revue des Bibliophiles de 1882, publiée à Bordeaux, p. 9 et 359, l’article de M.  Tholin.
  12. Voir notamment, dans la Revue de Gascogne de 1879, page 421, l’article de M. Léonce Couture et page 512 l’article de M. l’abbé Paul Tallez.
  13. Voir notamment les articles de MM.  Léonce Couture, Revue de Gascogne, 1867, p. 166, 373, 552 ; Gaston Paris, Revue critique, 1867, art. 81 ; Reinhold Köhler, Göttingische Geleherte Anzeigen, No d’août 1868 ; de Reimberg-Duringsfeld, Jahrbuch für romanische Literatur, t. IX.
  14. Il a été publié, en outre, pour le Pays Basque espagnol, trois recueils dont les auteurs ont plus ou moins défiguré des légendes à base incontestablement populaire. C’est pourquoi j’exclus du catalogue ci-dessus, uniquement composé d’ouvrages scientifiques, les publications dont voici les titres : Goizueta. Leyendas Vascongadas. 1 vol. pet. in-8o. Madrid, 1857. Araquistain. Tradiciones Vasco-Cantabras. 1 vol. in-8o. Tolosa, 1866 ; Arana. Los ultimos Iberos. 1 vol. in-8o. Madrid, 1882.
  15. Plusieurs recueils de traditions populaires contiennent des poésies et des narrations en prose. Voilà pourquoi je les ai déjà signalés (p. xiii-xvii) comme collections poétiques, et je les signale encore ici comme collections prosaïques.
  16. Sur ce point, je suis pleinement d’accord avec mon vieil ami V. Lespy, romaniste et folk-loriste dès longtemps autorisé. Nous avons causé là-dessus, lors de mon dernier voyage à Pau. Je garde fidèle souvenir des contes béarnais, encore inédits, et si consciencieusement rédigés, que Lespy me lut, la veille de mon départ. Pourquoi donc ne les fait-il pas imprimer ?
  17. Voici la liste des autres essais, tirés à fort petit nombre, par lesquels je me suis lentement préparé à donner enfin le présent recueil. L’Homme de toutes couleurs, traduction française d’un conte gascon publié dans la Revue de l’Agenais de 1875, p. 448 et suiv.Trois contes populaires recueillis à Lectoure, traduction française et texte gascon, en patois de Lectoure, broch. in-8°. Bordeaux, 1877. — Trois nouveaux contes recueillis à Lectoure, traduction française, broch. in-8°. Agen, 1880. — Seize superstitions populaires de la Gascogne, traduction française, broch. in-8°, Agen, 1881. — Deux contes populaires de la Gascogne, traduction française, broch. in-8°. Agen, 1881. — Quatorze superstitions populaires de la Gascogne, traduction française, broch. in-8°. Agen, 1882. — Ces essais avaient surtout pour but de provoquer, de la part des juges compétents, des communications et des critiques profitables. Les Contes et Proverbes populaires recueillis en Armagnac (1867) fixent à suffisance l’état actuel du patois d’Auch et les Contes populaires recueillis en Agenais (1874), le patois de ce pays. Quant au langage de ma ville natale, il se manifeste surabondamment dans les Trois contes populaires recueillis à Lectoure, et dans mes Poésies populaires de la Gascogne. Ces deux dernières publications, et les Contes populaires recueillis en Agenais permettent aux romanistes de juger de mes aptitudes de traducteur.