Contes et romans de l’ancienne Égypte

Contes et romans de l’ancienne Égypte
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 7 (p. 791-830).
CONTES ET ROMANS
DE L’ANCIENNE ÉGYPTE

I. Chabas, Mélanges égyptologiques, 3e série, 1874. II. G. Maspero, Du Genre épistolaire chez les anciens Égyptiens, Paris 1873.


I

Pour que la fiction émeuve et charme, il faut, si j’ose dire, qu’elle soit sincère. Tels sont les contes, vieux mythes naturalistes tombés dans la conscience populaire, les légendes héroïques ou sacrées, et les romans de mœurs nationaux. Notre roman historique et archéologique est en art un genre faux. Une étude consacrée ici à l’œuvre de M. George Ebers, une Fille de roi d’Égypte, l’a peut-être prouvé d’abondance. Pour montrer combien les œuvres sincères et vraies dépassent l’artifice des érudits, on voudrait rappeler le sujet et la manière de quelques romans ou contes égyptiens originaux, tels que le roman des Deux Frères, le conte du Prince prédestiné, le Roman de Setna et l’Épisode du Jardin des fleurs, sans oublier la belle légende hébraïque de Joseph, de style égyptisant, sinon égyptien.

De la vallée du Nil, qui plus qu’aucune autre contrée est la terre sainte, la patrie vénérable de la civilisation, on ne connaît guère encore que les inscriptions monumentales gravées sur les murailles des temples, des pylônes et des hypogées. L’Égypte des pharaons se dresse ainsi pour nous solennelle et formidable, non sans austère tristesse, dans un mystérieux éloignement. On imagine que ces peuples n’ont songé qu’à conquérir la terre, à creuser les montagnes ou à construire des pyramides pour assurer à leurs momies un repos éternel. C’est par une illusion du même genre qu’on se représente les Hébreux toujours en prière, offrant des sacrifices ou chantant des psaumes à Jahvé (Jéhovah), et cela quand Amos et Isaïe nous parlent des chansons à boire qu’entonnaient à pleine voix, au son du kinnor, des luths et des tambourins, les convives couchés sur des lits d’ivoire, étendus sur des divans, près des cratères et des coupes couronnées de fleurs, — quand le Cantique des cantiques, fort galant libretto, atteste chez ce peuple l’existence d’une poésie érotique, — quand les plus vieux poèmes ou fragmens de poèmes conservés dans les livres historiques, le chant de Deborah, les dires populaires sur les tribus d’Israël, etc., n’ont aucun caractère religieux.

Il en faut dire autant de la grave et hiératique Égypte des historiens grecs : à côté des inscriptions historiques et funéraires, et d’une littérature sacrée des plus riches, on possède toute une bibliothèque où presque chaque genre littéraire, poème épique, ode, satire, annales, romans, lettres, amplification de rhétorique, traités de morale ou de sciences, instructions judiciaires, rapports de police, registres de comptabilité, etc., se trouve déjà représenté. Quand cette littérature sera mieux connue, on parlera peut-être du siècle de Ramsès II, le Sésostris des Hellènes, comme du siècle de Périclès ou d’Auguste, car c’est surtout au temps de la XIXe dynastie qu’elle a fleuri et s’est largement épanouie. Les noms de Pentaour, d’Amenemapt, d’Hora, sont sortis de l’oubli ; après Pentaour, le plus célèbre des écrivains de cette époque est Enna, qui composa entre autres le roman des Deux Frères, œuvre aujourd’hui connue de l’Europe savante. Un jeune égyptologue, M. G. Maspero, a tracé dans une biographie idéale du scribe Enna le portrait du littérateur égyptien au XVe siècle avant notre ère[1]. Pour acquérir le titre et les fonctions d’un lettré, d’un scribe, dont « le métier prime tous les autres et n’est primé par aucun, » il suffisait d’avoir reçu une éducation libérale. Le fils d’un laboureur pouvait aussi bien que l’enfant d’un prince ou d’un hiérogrammate s’élever à cette dignité, et parvenir ainsi à toutes les charges dans l’administration ou dans l’armée. Le fils d’un batelier du Nil, parti simple soldat, revenait parfois général, décoré du collier d’or de la vaillance. Le régime des castes, les monumens l’attestent, a été fort exagéré par Hérodote et par Diodore. En Égypte comme ailleurs, il y avait des classes, des corporations, où les métiers et les fonctions étaient plus ou moins héréditaires ; voilà tout. Ce qui est vrai, c’est que chez une nation aussi fortement organisée que l’Égypte, où les coutumes des ancêtres dominaient toute la vie politique et sociale, si bien que l’individu comptait, à peine, la hiérarchie civile et domestique retenait mieux et plus, longtemps chacun dans sa condition native. « Sorti du sein de sa mère, lit-on dans un papyrus, l’homme se courbe devant son supérieur : le conscrit sert le capitaine, le cadet le commandant, le goujat le cultivateur. »

De bonne heure on mettait l’enfant en discipline. Tel papyrus nous a conservé un trait de mœurs d’une naïveté touchante qu’on croirait emprunté à nos écoles primaires. « Et lorsque j’ai dit : Allons, il faut le mettre à l’école, lorsque tu apprenais les écritures, chaque jour ta mère était chez ton maître, apportant les pains et les boissons de la maison. » A côté des écoles privées, il y avait sans doute de hautes écoles ; on y apprenait les élémens des lettres, l’écriture égyptienne, les règles de la grammaire et de l’orthographe, l’art de cadencer le langage, la symétrie du style et des idées, puis la géométrie, l’arithmétique, l’astronomie, la médecine, l’exégèse des saintes écritures. On possède des monumens littéraires et scientifiques qui ne permettent point de douter de la réalité d’une telle culture. Il y avait, comme au moyen âge, une sorte de trivium et de quadrivium, un cours d’étude des sept arts qu’il fallait avoir parcouru pour être maître et docteur. Et de fait rien ne ressemble tant à un clerc thomiste ou scotiste qu’un scribe bavard et raisonneur comme au moyen âge encore, la discipline corporelle était au moins aussi forte que la discipline intellectuelle : le bâton, « ce don du ciel, » disent les fellahs, était un des plus puissans argumens des maîtres. Arrivé à l’âge d’homme, l’étudiant avait « ses os rompus comme ceux d’un âne. » — « Les oreilles d’un jeune homme sont sur son dos, » disaient les sages. « O scribe, point de paresse, ou tu seras battu vertement… Il y a un dos chez le jeune hommes il écoute quand il est frappé ! » Et ailleurs, à la fin d’une lettre : « Tu es pour moi comme un âne qu’on bâtonne vertement chaque jour ; tu es pour moi comme un nègre stupide qu’on amène en tribut. On fait nicher le vautour ; on apprend à voler à l’épervier. Je ferai un homme de toi, méchant garçon, sache-le bien[2]. »

En dépit de ces sévérités, les scribes avaient volontiers l’esprit. vif et railleur, la verve ironique et moqueuse[3]. Le scribe accroupi » du musée égyptien du Louvre, de la ve ou vie dynastie, témoigne de cette humeur caustique. Le peuple égyptien lui-même, si opprimé. par l’effroyable despotisme des pharaons, si accablé de tailles et de corvées, si souvent roué par le bâton des percepteurs de l’impôt, ce peuple-là était gai, industrieux, doucement résigné comme le fellah. A certains jours, aux grandes panégyries, surtout aux fêtes des déesses Bast et Hathor, le forgeron éteignait son four, le tailleur de pierres, courbé dès le lever du soleil, redressait son échine, le barbier ne courait pas de quartier en quartier, le batelier laissait sa longue barque amarrée dans les roseaux, le maçon descendait de son échafaudage, le tisserand, amolli comme une femme par sa vie sédentaire, sortait de sa maison, le teinturier laissait ses haillons et ses eaux puantes, le blanchisseur déposait son battoir sur le quai, le chasseur d’oiseaux aquatiques accrochait son filet à une poutre, et le pêcheur oubliait les crocodiles immobiles sous les touffes de papyrus[4]. Tout ce bon peuple se livrait alors aux instincts débridés de la brute cynique qui rue et hennit au cœur de l’homme le plus durement maté par la civilisation. Hérodote les a vus courir par milliers à ces fêtes : tous, hommes, femmes et enfans, soufflaient dans des instrumens ou accompagnaient les chants en battant des mains, comme sur les bas-reliefs ; les barques passaient-elles devant une ville, on envoyait des lazzis aux riverains. Les femmes se démènent, crient, dansent, se troussent sans pudeur. Après les sacrifices, on se donne de bons coups, en riant d’abord, puis quelques crânes se fendent ou éclatent sous le bâton dans la mêlée : ce sont là jeux de plèbe. Le dieu qui mène l’orgie de ce peuple le plus policé de la terre, c’est la liqueur rouge ou blanche de la vigne, cultivée en Égypte dès les temps les plus reculés. Les scènes d’ivresse ne sont pas très rares sur les monumens de l’ancien empire. Les scribes recommandent souvent à leurs élèves de s’abstenir de boissons enivrantes. Voici une piquante peinture de la vie des jeunes débauchés égyptiens : « On me dit que tu abandonnes les lettres, que tu cours de rue en rue, fleurant la bière. Toutes les fois qu’on abuse de la bière, elle fait sortir un homme de soi-même ; c’est elle qui met ton âme en pièces. Tu es comme une rame arrachée de sa place et qui n’obéit plus d’aucun côté ; tu es comme une chapelle sans son dieu, comme une maison sans pain dont le mur est trouvé vacillant et la poutre branlante ; les gens se sauvent devant toi, car tu leur lances de la boue et des huées. Sachant que le vin est une abomination, abstiens-toi des outres, ne mets pas les cruches devant ton cœur, ignore les jarres. Instruit à chanter avec accompagnement de flûte, à réciter avec accompagnement de chalumeau, à moduler avec accompagnement de kinnor, à chanter avec accompagnement de lyre, tu es assis dans une chambre, entouré de vieilles dames, et tu te mets à dodeliner du cou ; tu es assis en présence de jeunes filles, oint d’essence, ta guirlande de menthe au cou, et tu te mets à te battre le ventre, tu te balances comme une oie, tu tombes sur le ventre, tu te salis comme un crocodile. »

M. Lauth, M. Brugsch, bien d’autres encore en ont fait la remarque : aussi loin qu’on remonte dans les tombes de l’ancien empire, sur les fins bas-reliefs aux vives couleurs ou sur les papyrus, partout en Égypte éclatent la joie et le bonheur de vivre. Qui n’a vu au musée égyptien du Louvre, sur le palier du grand escalier, les trois statues archaïques d’une si prodigieuse antiquité, peut-être de la IIIe dynastie ? Ces bonnes et dignes figures ne respirent-elles pas la joyeuse sérénité, le suprême contentement du fonctionnaire ou du bourgeois qui a conscience d’avoir observé les lois de l’état, voire les ordonnances de l’édilité ? Rien de plus caractéristique que la tête petite, le nez court et rond, les joues pleines, la bouche un peu épaisse et bienveillante des antiques et fortunés habitans de la vallée du Nil. Dès l’ancien empire, on retrouve le corps svelte et élancé du fellah moderne, ses larges épaules, ses bras nerveux, ses jambes sèches, ses pieds aplatis par l’habitude de marcher sans chaussures[5].

Le moyen d’être triste sous ce ciel bleu d’Égypte aux ardentes pâleurs, dans cette lumière élyséenne, douce et légère comme une caresse, qui semble moins faite pour des hommes que pour des ombres heureuses ? L’oppression et la misère n’y faisaient rien. On oubliait le poids du jour à contempler le dieu suprême, le soleil, descendant chaque soir vers l’occident mystérieux, sans laisser derrière lui d’autre trace qu’une lueur rouge rapidement évanouie. Grâce à la merveilleuse transparence de l’air, les tons verts et roses du paysage brillaient comme des flammes à l’heure incandescente de midi. Puis l’ombre tombait des collines libyques, et les milliers de barques qui couvraient le Nil s’approchaient des rives plantées de palmiers, de sycomores aux troncs noueux, de mimosas et de tamaris au feuillage gracieux ; on écartait les roseaux, on amarrait les embarcations à ces pierres dont il est parlé au Livre des morts ; on prenait terre dans les bas quartiers des villes, dans ces villages devant lesquels étaient rangés de lourds bateaux chargés de meules de blé.

C’est surtout en Égypte que le berceau touchait à la tombe : on songeait de bonne heure, et sans mélancolie aucune, à la « demeure éternelle ; » on la voulait élégante et de bon goût, sinon somptueuse. Les gens des villes avaient, comme à Thèbes, leurs immenses nécropoles, leurs Memnonia, où les momies des pauvres s’entassaient dans les hypogées communs, près des chapelles funéraires des riches[6]. Parfois la table d’offrandes où les enfans, les frères, portaient à certains jours les dons funèbres, se dressait sur la lisière d’un champ, entre un bouquet d’acacias et de dattiers au tronc grêle. Quant aux habitations de cette vie, elles étaient légères et fragiles comme des tentes : quelques briques du Nil, deux ou trois troncs de palmier ou de sycomore à peine équarris, tels étaient les matériaux. « Les peintures d’hypogées, écrit M. Mariette, nous laissent deviner ce que pouvait être une maison égyptienne : de l’eau, des arbres, des champs fermés de murs, des jardins, quelques parlions de bois ouverts à tous les vents, les meubles les plus indispensables. »

Il n’y a pas jusqu’à l’idée fixe de la mort, à la méditation des choses d’outre-tombe, qui ne prît en Égypte un tour de douce et sereine gravité. Quelque séduisant que fût le mirage des joies élyséennes, on tenait fortement à cette vie, d’où l’on ne désirait sortir « qu’à l’âge parfait de cent dix ans ; » au Nil céleste, au labourage mystique des champs d’Aâlu, à la compagnie des dieux lumineux, on préférait en somme la chasse et la pêche dans les marais et sur les rives du Nil terrestre, la culture des terres fécondées par le limon des eaux, et la société de simples mortels avec lesquels l’Égyptien pouvait chanter, boire, railler et se gaudir. Aux peintures mêmes des tombeaux, sous l’ancien empire, il badine et se moque, regarde les baladins. Nul désir de la mort chez ces naïves et souciantes créatures. Le contentement intime, le bonheur de vivre, de se tenir soi-même en haute estime, perce en cette épitaphe d’un fonctionnaire de la Ve dynastie : « Ayant vu les choses, je suis sorti de ce lieu (le monde), où j’ai dit la vérité, où j’ai fait la justice. Soyez bons pour moi, vous qui viendrez après, rendez témoignage à votre ancêtre. « C’est le bien qu’il a fait, puissions-nous agir de même en ce monde ! » qu’ainsi disent ceux qui viendront après ! Jamais je n’ai soulevé de plainte, jamais je n’ai mis à mort. O Seigneur du ciel, maître universel ! je suis qui passe en paix, pratiquant le dévoûment, ami de son père, ami de sa mère, dévoué à quiconque était avec lui, la joie de ses frères, l’amour de ses serviteurs, qui n’a jamais soulevé de plaintes[7]. »

On retrouve ici un écho de cette antique morale égyptienne, morale toute pratique et sans visées idéales, qui nous a été conservée dans les Maximes de Ptahhotep, contenues au papyrus Prisse, « le plus ancien livre du monde, » et dans celles du scribe Ani. Après MM. de Rougé, Brugsch et Maspero, mais en reprenant en sous-œuvre la traduction et le commentaire de ce dernier livre, M. Chabas étudie avec sa profonde connaissance de la langue égyptienne ce précieux recueil de maximes sur la religion, la sagesse et le savoir-vivre, adressées par Ani à son fils Khonshotep[8]. En racontant l’Épisode du Jardin des fleurs, nous citerons une sentence fort piquante du vieux scribe sur une classe de femmes dont parlent presque dans les mêmes termes les Proverbes de Salomon. Certain chapitre du Livre des morts, dont les défunts avaient sous leurs bandelettes ou dans la boîte à momie un exemplaire plus ou moins complet, renferme une morale plus relevée, et telle, dirais-je avec MM. Chabas et Brugsch, qu’elle ne le cède en rien aux doctrines chrétiennes. Les idées d’amour et de charité envers le prochain apparaissent déjà dans la fameuse apologie ou confession négative du défunt devant le tribunal d’Osiris et le jury infernal. Le mort ne se défend pas seulement, entre autres choses, de n’avoir ni altéré les mesures de grain, ni pesé à faux poids, ni tourmenté la veuve, ni surchargé de travaux ses esclaves, ni distrait les offrandes ou les gâteaux des dieux, ni pris dans ses filets les oiseaux divins ou les poissons sacrés : il soutient qu’il n’a ni menti, ni commis l’iniquité, qu’il est pur. « Accordez au défunt de venir à vous… Il a semé partout la joie ; ce qu’il a fait, les hommes en parlent et les dieux s’en réjouissent. Il s’est concilié Dieu par son amour, il a donné des pains à l’affamé, de l’eau à l’altéré, des vêtemens au nu, il a donné une barque à qui était arrêté dans son voyage. »

Avec les siècles, il semble que la mort fût devenue moins facile : la tristesse et le doute envahirent certaines âmes. A l’éveil de la raison, les joies des élus s’évanouirent comme un songe. L’amère expérience des choses, le lent travail de la réflexion, l’universelle caducité qui atteint les dieux eux-mêmes avant le calcaire et le granit de leurs sanctuaires, avaient rendu pensifs les lointains descendans des vieux pères de la race. Ce monde, si mauvais qu’il fût, paraissait encore préférable au pays silencieux des ombres. Avec la foi des jours antiques, l’homme perd toute fraîcheur d’imagination, mais trouve une grande douceur en son désenchantement même : une poésie nouvelle, intime et familière, se dégage de toutes les choses qu’il avait dédaignées, une vie abondante et facile, des sens plus affinés, un tact plus exquis. Les affections domestiques, l’amitié, l’amour, ont une étrange puissance, je ne sais quoi de sombre et d’ardent, quand on ne rêve point pour ceux qu’on aime une immortalité bienheureuse, quand on songe avec anxiété au sein du bonheur même que chaque battement de cœur nous rapproche peu à peu de la séparation suprême, quand on se prend à penser tout en causant et en riant que ce visage, ces yeux, cette voix qui nous parle, passeront et se dissiperont bientôt dans l’éternité comme une nuée légère sous l’azur des cieux. Quelque épanouie en sa fleur que soit la vie de l’être cher, on ne peut s’empêcher de songer au ver rongeur qui dévore en silence le fruit de l’arbre. Il y a ainsi au fond de toutes les joies de l’existence quelque chose de triste et d’austère qui rend plus âpre la volupté d’aimer. Je ne sais rien de plus touchant, d’une mélancolie plus amère que ce long soupir harmonieux, sorte de mélopée grave et plaintive, d’une Égyptienne défunte, Ta-Imhotep, prêtresse de Memphis, à son frère et époux : « O mon frère, ô mon ami, ô mon mari, ne cesse pas de boire, de manger, de vider la coupe de la joie, de faire l’amour et de célébrer des fêtes, suis toujours ton désir et ne laisse jamais entrer le chagrin en ton cœur, si longtemps que tu es sur la terre ! car l’Amenti est le pays du sourd sommeil et des ténèbres, une demeure de deuil pour ceux qui y restent. Ils dorment dans leurs formes incorporelles, ils ne s’éveillent pas pour voir leurs frères, ils ne reconnaissent plus père et mère, leur cœur ne s’émeut plus vers leur femme ni vers leurs enfans. Chacun se rassasie de l’eau de vie, moi seule j’ai soif. L’eau vient à qui demeure sur la terre ; où je suis, l’eau me donne soif. Je ne sais plus où je suis depuis que je suis entrée dans ce pays ; je pleure après l’eau qui a jailli de là-haut ! — Je pleure après la brise, au bord du courant, afin qu’elle rafraîchisse mon cœur en son chagrin, car ici demeure le dieu dont le nom est Toute Mort. Il appelle tout le monde à lui, et tout le monde vient se soumettre à lui, tremblant devant sa colère. Peu lui importent et les dieux et les hommes, grands et petits sont égaux pour lui. Chacun tremble de le prier, car il n’écoute pas. Personne ne vient le louer, car il n’est pas bienveillant pour qui l’adore : il ne regarde aucune offrande qu’on lui tend. »


II

« Il y avait une fois deux frères nés d’une même mère et d’un seul père : Anepu était le nom de l’aîné, Bataou le nom du cadet… » C’est ainsi que commence, à la manière d’un conte de Perrault, le conte égyptien des Deux Frères, récit d’il y a trois mille ans, composé par le scribe Enna pour amuser l’enfance de Séti II. Le manuscrit hiératique sur papyrus qu’en possède le British Muséum est l’exemplaire même qui appartint au jeune prince ; on y lit encore sa légende : « le flabellifère à la gauche du roi, scribe royal, général d’infanterie, fils aîné du roi, Séti Meri-Ptah. » Après les savans essais d’interprétation ou d’exégèse de MM. de Rougé, Goodwin, Lepage-Renouf, Chabas et Brugsch, M. G. Maspero a repris la traduction de ce précieux monument de la littérature pharaonique du XVe siècle avant notre ère : nous nous servirons de sa version, regardée comme à peu près définitive, en notre analyse sommaire. Ce n’est pas sans raison qu’on vient de rappeler le nom de Charles Perrault. Le scribe Enna n’a pas plus inventé que le premier commis de Colbert le conte populaire rédigé par lui en belle prose de lettré. Cette naïve et merveilleuse histoire était sue de tous les paysans d’Égypte ; chacun la racontait naturellement à sa façon, avec force variantes, ainsi qu’il convient pour ces sortes de petits poèmes ondoyans et divers, véritable littérature anonyme. Le conte des Deux Frères n’est pas un roman inventé à plaisir : comme dans Peau-d’Ane ou la Belle au bois dormant, on aperçoit encore le phénomène naturel, le mythe religieux, la légende sacrée, sous la fiction légère et transparente. Dès le commencement de cette étude, on trouve qu’il n’en va pas autrement dans la vallée du Nil que chez les différentes familles slave, germanique, celtique, etc., de la race aryenne : un conte est un mythe transformé dans la conscience populaire ; le héros est encore ou a été un dieu, et ses aventures divines ont été célébrées dans les hymnes religieux d’une ou de plusieurs nations, avant de divertir ou de toucher jusqu’aux larmes les bonnes âmes des petits et des simples.

Il y avait donc une fois deux frères, Anepû et Bataou. L’aîné, Anepû, avait une maison et une femme ; le cadet demeurait chez son frère, tissait les vêtemens, conduisait les bêtes aux champs, labourait, battait le blé et n’avait point son pareil comme fermier sur la terre d’Égypte. Chaque soir, il ramenait les bœufs à la ferme, s’asseyait avec la femme de son frère, buvait, mangeait et se retirait dans l’étable. Le matin, dès que les pains étaient cuits, il les plaçait devant l’aîné ; puis il poussait devant lui les bœufs, qui lui disaient : « L’herbe est bonne en tel endroit. » Il les y menait. Aussi ses bœufs prospérèrent et se multiplièrent beaucoup. Quand survint le temps du labourage, le frère aîné dit : « Prenons nos attelages pour labourer, car la terre est sortie des eaux… Viens aux champs avec les semences. » Les deux frères étaient aux champs et labouraient, fort contens de leur ouvrage, quand l’aîné dépêcha son cadet en lui disant : « Retourne au village et rapporte-nous-en des semences. » Le cadet trouva la femme de son frère assise à se peigner. Il lui dit : « Debout ! et donne-moi des semences, que je retourne aux champs. » Elle lui dit : « Va, ouvre le grenier, prends toi-même ce qui te plaira, de peur que ma coiffure ne se défasse en chemin. » Le jeune homme prit une grande jarre, la chargea de blé et d’orge, et sortit sous le faix. La jeune femme lui dit : « Combien de choses as-tu sur l’épaule ? » Il lui dit : « Trois mesures d’orge, deux de blé, en tout cinq mesures, voilà ce que j’ai sur mon épaule. — Quelle est donc la force qui est en toi ? fit-elle. Or j’ai vu ta vigueur chaque jour. » Elle se leva, le saisit et lui dit : « Viens, reposons ensemble une heure durant. Pare-toi, je vais te donner de beaux vêtemens. » Le jeune homme entra en furie comme une panthère du midi, et elle fut remplie de crainte. « Mais tu es pour moi comme une mère ! mais ton mari est pour moi comme un père ! Il est mon aîné, et c’est lui qui me fait exister. Oh ! la chose abominable que tu m’as dite, ne me la répète plus ! Moi, de mon côté, je ne la répéterai à personne et je ne la ferai pas courir dans la bouche des gens. » Il reprit sa jarre et s’en fut aux champs.

Cependant la femme fut effrayée des paroles qu’elle avait dites ; elle se mit dans l’état d’une personne à qui un malfaiteur a fait violence, afin de pouvoir dire le soir à son mari : « C’est ton frère qui m’a fait violence. » Le frère aîné, en arrivant à sa maison, trouva sa femme étendue à terre, toute souillée, dans les ténèbres ; elle ne lui versa point de l’eau sur les mains, ne plaça point de lampe devant lui. « Qui donc a parlé avec toi ? — Personne, si ce n’est ton frère. Lorsqu’il vint pour t’apporter des semences, il me trouva assise toute seule et me dit : « Viens, reposons ensemble une heure durant ; pare ta chevelure. » Il me parla ainsi ; mais moi je ne l’écoutai point. « Ne suis-je pas ta mère ? et ton frère aîné n’est-il pas un père pour toi ? » Voilà ce que je lui dis. Lui, il fut saisi de crainte, il me battit afin que je ne te fisse point de rapport. Or, s’il vit, je suis morte. Vois, lorsqu’il viendra ce soir, il me tuera. » Le frère aîné devint comme une panthère du midi, aiguisa son couteau et se tint derrière la porte de l’étable.

Quand le soleil fut couché, et que le cadet, chargé de toutes les herbes des champs, ramena son troupeau à la maison, la vache qui marchait en tête, à l’entrée de l’étable, dit à son gardien : « Attention ! ton frère aîné se tient devant toi, avec son couteau pour te tuer. Sauve-toi. » Une seconde vache lui parla comme la première. Il regarda dessous la porte de l’étable, vit les pieds de son frère, qui se tenait derrière, le couteau à la main, posa son fardeau sur le sol et se mit à courir. Le frère aîné le suivit. « O mon bon maître ! cria le cadet en invoquant le dieu Soleil, tu es celui qui distingue le faux du vrai ! » Et voilà que le Soleil écouta sa plainte et jeta une eau pleine de crocodiles entre les deux frères : l’un était sur une rive, l’autre sur l’autre rive. « Attends au matin, dit le cadet. Quand le soleil se lèvera, je plaiderai avec toi devant lui, et je rétablirai la vérité, car désormais je ne serai plus avec toi, je ne me trouverai plus dans aucun des endroits où tu seras : j’irai à la vallée du Cèdre. »

Le lendemain matin, lorsque chacun d’eux aperçut l’autre, le jeune frère dit à l’aîné : « Pourquoi es-tu venu après moi pour me tuer en fraude, sans avoir entendu la parole de ma bouche ? Moi, je suis en fait ton frère cadet ; tu es pour moi comme un père ; ta femme est pour moi comme une mère. Ne serait-ce pas qu’après que tu m’eusses envoyé pour nous apporter des semences, et que ta femme m’eût dit : Viens, reposons ensemble, une heure durant ; alors voici qu’elle a changé cela en autre chose ? » Il mit sous les yeux de l’aîné tout ce qui s’était passé, fit serment par Râ-Harmachis, le dieu Soleil dans les deux horizons, et s’écria : « Être venu pour me tuer en fraude, ton couteau à la main, à la porte de l’étable, en embuscade, c’est une infamie ! » Il saisit un couteau bien affilé, se mutila et jeta dans le fleuve l’organe sanglant de la force mâle, qu’un oxyrrhynque dévora. Le frère aîné s’en affligea beaucoup et se mit à pleurer tout haut. Le cadet lui rappelle tout ce qu’il avait fait pour lui, il ajoute : « J’irai à la vallée du Cèdre, et alors voici ce que tu feras pour moi : tu viendras prendre soin de moi quand tu sauras qu’il m’est arrivé quelque chose. J’enchanterai mon cœur, je le placerai sur le sommet de la fleur du Cèdre, et si l’on coupe le Cèdre et que mon cœur tombe à terre, tu viendras le chercher ; si tu fais sept années de recherches, ne te dégoûte pas pour cela. Une fois que tu l’auras trouvé, tu le mettras dans un vase d’eau fraîche, et alors je reviendrai à la vie… Or tu sauras que quelque chose m’est arrivé lorsqu’on te mettra dans la main une cruche de bière et qu’elle donnera de l’écume. » Il s’en alla vers la vallée du Cèdre ; le frère aîné retourna dans sa maison, la main sur sa tête couverte de poussière ; il tua sa femme et la jeta aux chiens.

Dans la vallée du Cèdre, Bataou passe ses journées à chasser et revient chaque soir se coucher sous l’arbre. Comme il sortait de la villa qu’il s’était construite, il rencontra le cycle des dieux qui s’en allait régler les destinées de la terre entière[9]. « Ah ! Bataou, dirent les dieux, demeureras-tu toujours seul pour avoir quitté ton pays devant les accusations de la femme d’Anepû, ton frère aîné ? » Leur cœur en devint malade, et Râ-Harmachis dit à Chnoum : « Allons ! fabrique une femme à Bataou, afin qu’il ne reste plus seul. » Chnoum lui fit donc une compagne pour demeurer avec lui, belle dans ses membres plus que toute femme de la terre entière, car tous les dieux étaient en elle. Survinrent les sept Hathors, qui l’examinèrent et dirent d’une seule bouche : « Elle mourra d’une mort violente. » Bataou l’aima beaucoup. « Ne sors pas de la maison, lui recommanda-t-il, de peur que le fleuve ne t’enlève. Je ne saurais te délivrer, car je suis une femme comme toi, mon cœur est sur le sommet de la fleur du Cèdre, et si quelqu’un découvrait cela, je me battrais avec lui. »

Un jour qu’il était à la chasse suivant son habitude, la jeune femme, sortie pour se promener sous le Cèdre, aperçut le fleuve qui montait derrière elle ; elle se réfugia dans la maison, mais le fleuve dit au Cèdre : « Que je m’empare d’elle ! » Le Cèdre lui livra seulement une boucle de cheveux. Le fleuve l’emporta en Égypte et la déposa dans l’endroit où se tenaient les blanchisseurs du pharaon : les vêtemens du roi furent bientôt tout pénétrés de l’odeur de cette boucle, et le chef des blanchisseurs la porta au pharaon. On fit venir les magiciens, qui dirent : « La boucle de cheveux appartient à une fille de Râ-Harmachis… O toi, à qui la terre rend hommage ! que des messagers aillent vers toute terre pour chercher cette femme vers la vallée du Cèdre. » Sa majesté dit : « C’est très bien ! » Les hommes partis vers la vallée du Cèdre ne revinrent pas, car Bataou les tua ; un seul échappa pour faire rapport au pharaon. Des archers furent alors envoyés avec des hommes de char, et surtout une femme qui portait des bijoux précieux. Cette fois l’épouse de Bataou vint en Égypte, et le pharaon fit d’elle une princesse auguste. Elle consentit à révéler la condition de son mari, et dit à sa majesté : « Qu’on coupe le Cèdre et le renverse ! » Des archers allèrent avec des outils, et le Cèdre fut coupé, ainsi que la fleur où était le cœur de Bataou.

Le lendemain de ce jour, comme Anepû, le frère aîné de Bataou, entrait dans sa maison et s’asseyait pour se laver les mains, on lui apporta une cruche de bière qui se mit à écumer. Il prit son bâton et ses sandales, partit pour la vallée du Cèdre et entra dans la villa où gisait inanimé son jeune frère. À cette vue, il pleura, et s’en alla sous le cèdre à la recherche du cœur de son frère. Depuis quatre ans, il cherchait en vain, lorsque Bataou désira venir en Égypte, et dit : « J’irai demain matin. » Le soir de ce jour, en revenant, Anepû découvrit un cône de cèdre, le retourna : dessous était le cœur de son jeune frère ! Il le plaça dans une écuellée d’eau fraîche. La nuit venue, lorsque le cœur eut bu toute l’eau, Bataou tressaillit dans tous ses membres, regarda fixement son frère aîné, puis tomba en défaillance. Anepû saisit l’écuelle où était le cœur : Bataou but l’eau, son cœur reprit sa place, et il redevint ce qu’il avait été. Les deux frères s’embrassèrent et se mirent à causer. « Voici, dit Bataou à l’aîné, je vais me changer en un grand taureau qui aura toutes les bonnes marques[10]. Toi, assieds-toi sur mon dos. » Ils vont au lieu où se trouve la femme de Bataou, à la cour du pharaon, qui entre en liesse à la vue du taureau. On se réjouit du miracle dans la terre entière. Le frère aîné retourna dans son bourg avec beaucoup d’or et d’argent et un grand nombre de serviteurs.

Le taureau entra au harem du pharaon, se tint dans l’endroit où se trouvait la princesse, et lui dit : « Vois, je vis en réalité. — Toi, qui donc es-tu ? fit-elle. — Moi, je suis Bataou ; tu avais comploté de faire abattre le cèdre par le pharaon qui occupe ma place près de toi, afin que je ne vécusse plus, et, vois, je vis en réalité, et j’ai forme de taureau. » Puis il sortit du harem, laissant la princesse très effrayée. Sa majesté étant venue passer un heureux jour avec la favorite, elle lui dit : « Jure-moi ; ce que me dira la favorite, je l’exaucerai. » Il l’écouta. « Puissé-je manger le foie du taureau, dit-elle, car il ne sert de rien. » Ce fut une affliction universelle ; le cœur du pharaon en fut malade. On célébra une grande fête en l’honneur du taureau ; mais, comme on regorgeait, il secoua le cou et lança deux gouttes de sang : il en naquit deux perséas de chaque côté de la grande porte du pharaon. On alla le dire à sa majesté ; le pays entier se réjouit à cause d’eux et leur fit des offrandes. Le pharaon sortit de son alcôve de lapis-lazuli, le cou ceint de guirlandes fleuries, et, monté sur son char d’airain, il alla voir les perséas, s’asseoir sous l’un d’eux. La princesse le suivit sur son char à deux chevaux. « Ah ! perfide, dit l’arbre ; je suis Bataou, et je vis… » Quelques jours après, la favorite étant à la table du pharaon : « Jure-moi ! fit-elle ; ce que dira la favorite, je l’exaucerai. » Il l’écouta. Elle dit donc : « Qu’on abatte les deux perséas et qu’on en fasse de bonnes planches. » Sa majesté envoya des ouvriers habiles, on coupa les deux perséas en présence de la royale épouse, la vénérable ; mais un copeau s’envola, entra dans la bouche de la princesse, et elle conçut. Quand elle eut mis au monde un enfant mâle, on l’alla dire à sa majesté, on fit venir des nourrices et des berceuses, et l’on se réjouit dans la terre entière. L’enfant fut élevé au rang de fils royal de Coush et devint héritier présomptif. Le pharaon s’envola vers le ciel. Bataou dit : « Qu’on m’amène les grands conseillers de sa majesté, que je leur révèle tous les faits qui se sont passés entre moi et la princesse. » On lui amena sa femme ; il plaida contre elle devant ces juges, et l’on fit exécuter leur sentence. Vingt ans Bataou fut roi d’Égypte. Anepû, son frère aîné, lui succéda le jour des funérailles.

Qu’est-ce que Bataou, le héros de ce conte, dont l’oxyrrhynque dévore la dépouille sanglante, et qui renaît sous la forme du taureau Apis ? Tout le monde a reconnu Osiris. Au temps du nouvel empire égyptien, on racontait que les restes du dieu jetés à la mer dans un coffre et portés mollement par les vagues au rivage de la sainte Byblos, sur une bruyère en fleurs, avaient bientôt été enveloppés et dérobés aux yeux par une végétation luxuriante. Le roi du pays, admirant la poussée merveilleuse d’un tamaris, en coupa le tronc, qui contenait le coffre d’Osiris, et en fit une colonne pour soutenir le toit de son palais. Isis le sut, vint à la ville des mystères, et, assise près d’une fontaine, elle pleurait son frère et son époux. La nuit, devenue hirondelle, elle voltigeait avec des cris plaintifs autour du pilier de bois. Elle apparut enfin déesse, enleva cette colonne où gisait le bon Osiris, et gémit amoureusement sur le coffre funèbre. Les Égyptiens de la XVIIIe dynastie invoquaient l’âme sainte d’Osiris, qui réside dans l’arbre Nâr. Sur un bas-relief sculpté sous un des rois de la XXIIe dynastie, on voit l’arbuste au pied duquel le flot poussa le coffre d’Osiris : c’est « l’arbuste du coffre, » disent les hiéroglyphes ; le coffre lui-même porte cette inscription : « arrivée d’Osiris. »

Toutefois on ne saurait douter que les légendes d’autres jeunes dieux solaires ne fussent venues d’Asie, — de la Syrie, de la Phénicie et de l’Asie-Mineure, — vers l’époque de la XVIIIe et de la XIXe dynastie, se mêler au mythe d’Osiris, quand les Thoutmès et les Ramsès firent la conquête du monde, que les guerres et le commerce produisirent une pénétration réciproque du génie égyptien et du génie asiatique, que les idées et la langue des Araméens envahirent toute la vallée du Nil. Selon la remarque de M. Maspero, les raffinés de Thèbes et de Memphis trouvaient alors autant de plaisir à sémitiser que nos élégans à semer la langue française de mots anglais mal prononcés. Les dieux et les déesses de ces Asiatiques, dont les pères avaient régné cinq siècles dans la Basse-Égypte, Soutech, Baal, Reshpou, Bes, Anata, Kedesch, Astart, entrèrent au panthéon des fils.de Mitsraïm. Astarté eut un sanctuaire à Memphis comme à Sidon. Ramsès II, le Sésostris des Grecs, lui fit construire un temple en sa ville éponyme de Ramsès, à Tanis. De leur côté, les nations de l’Asie antérieure adoptèrent entre autres le culte d’Osiris : dans le dieu le plus populaire des bords du Nil, qui meurt et ressuscite éternellement sous les larmes et les baisers des femmes, ils crurent reconnaître l’Adonis de Syrie et l’Atys de Phrygie. D’après M. François Lenormant, ce serait même avec le mythe phrygien que le conte égyptien des Deux Frères aurait les plus nombreuses affinités. On sait aujourd’hui en effet que les peuples de l’Asie-Mineure et des îles de la Méditerranée envahirent plusieurs fois les plaines du Delta à la suite des nations araméennes ou libyennes coalisées contre les Ramsès. Peut-être le mythe d’Atys, dépouillé de son caractère religieux, a-t-il été importé en Égypte par des marchands phéniciens. Quoi qu’il en soit de cette hypothèse, et sans nier la vraisemblance d’une influence asiatique, elle ne nous paraît pas nécessaire à l’intelligence du conte des Deux Frères, qu’explique très bien en ses principaux traits le mythe osirien.

La légende hébraïque de Joseph n’est-elle pas parfois un écho du conte des Deux Frères ? Le scribe d’Israël qui a composé l’histoire mythique du héros d’Ephraïm connaissait-il l’œuvre du scribe Enna et s’en est-il servi pour orner son récit ? Depuis longtemps, les égyptologues, M. Ebers entre autres, se sont adressé cette question. Il ne nous appartient pas d’y répondre ; toutefois on ne saurait être surpris de rencontrer un roman de plus dans cette grande littérature hébraïque où l’on en compte déjà cinq, j’entends les livres de Jonas, d’Esther, de Tobie et de Judith, et le troisième livre des Makkabées[11]. On peut y joindre le roman d’Aristée. Qu’Israël eût ses conteurs et ses fabulistes, le moyen d’en douter ? Dans le pays de Chanaan comme sur les bords du Nil, les arbres et les bêtes ont parlé. Qu’on songe à l’ânesse du devin Balaam qui voyait l’ange de Jéhovah, l’épée nue à la main, posté sur le chemin, et s’efforçait d’avertir son cavalier en lui serrant les jambes contre le mur du sentier des vignes ; elle s’abattit enfin sous Balaam, et, rouée de coups, cria : « Que t’ai-je fait pour m’avoir battue déjà trois fois ? .. Ne suis-je pas ton ânesse que, depuis que tu existes, tu as montée jusqu’aujourd’hui ? » Et Balaam aperçut enfin l’ange posté sur le chemin, l’épée nue à la main. On retrouverait partout l’idée fondamentale de cette fable, même dans les contes des Mille et une Nuits. Qu’est-ce d’ailleurs que le devin Balaam sinon le sage Lokman, l’auteur supposé des fables arabes ? L’identification des deux noms de Balaam et de Lokman, et partant des deux personnages, a été scientifiquement démontrée[12]. N’est-ce point par un apologue qui ne devait pas être moins familier aux enfans de Juda qu’à ceux d’Israël que Joas, roi d’Israël, répondit d’abord à la déclaration de guerre d’Amatsia, roi de Juda (II Chron. XXV, 18) : « L’épine du Liban députa vers le cèdre du Liban pour lui dire : « Donne ta fille à mon fils pour femme ! » Alors passèrent les bêtes sauvages du Liban, et elles écrasèrent l’épine. » Mais l’apologue hébreu le plus célèbre, et le plus digne de l’être, est celui de Jôtam (Jud., IX, 8-15) : « Les arbres se réunirent pour oindre un roi qui régnât sur eux. Et ils dirent à l’olivier : « Règne sur nous ! » Et l’olivier leur dit : « Renoncerais-je à mon huile qui m’attire l’estime des dieux et des hommes pour aller me balancer au-dessus des arbres ? » Alors les arbres dirent au figuier : « Eh bien ! toi, règne sur nous ! » Et le figuier leur dit : « Renoncerais-je à ma douceur et à mon fruit exquis pour aller me balancer au-dessus des arbres ? » Alors les arbres dirent à la vigne : « Eh bien ! toi, règne sur nous ! « La vigne leur dit : « Renoncerais-je à ma liqueur qui réjouit les dieux et les hommes pour aller me balancer au-dessus des arbres ? » Alors tous les arbres dirent au buisson d’épines : « Eh bien ! toi, règne sur nous ! » Et le buisson d’épines dit aux arbres : « Si en vérité vous voulez m’oindre pour m’établir roi sur vous, venez et abritez-vous sous mon ombrage ; sinon du buisson d’épines sortira un feu qui dévorera les cèdres du Liban. »

L’histoire de Joseph est dans toutes les mémoires ; nous ne la rappellerons pas. Les religions issues du judaïsme, le christianisme et l’islamisme, ont répandu presque sur toute la terre le nom et les aventures du héros hébreu. Dès l’enfance, on la sait par cœur ; cela dispense d’y songer plus tard. Cette histoire n’est-elle pas dans la Bible ? Or la Bible est un livre ecclésiastique. Clercs et laïques ne la lisaient guère au moyen âge ; on ne la lit pas davantage aujourd’hui dans les pays catholiques. Eh bien ! quelque sentiment qu’on professe à l’endroit de ce livre, on se prive en le négligeant d’une des sources les plus abondantes de félicité spirituelle. Ne parlons pas des croyans : ils ont déjà reçu leur récompense ; mais le plaisir, un plaisir sérieux et élevé, serait-il moins vif pour les autres ? Qui ne compte au nombre de ses plus heureux momens les heures consacrées à la lecture d’Hérodote ? La littérature historique des Hébreux, pour ne point parler de leur poésie, tient en réserve bien plus de surprises et de merveilles ! Depuis que la langue et les monumens de l’Égypte, de l’Assyrie et de la Phénicie nous ont livré une partie de leurs mystères, les études bibliques ont été transformées. Les plus grands esprits, un Esra, un Philon, un Jérôme, un Luther, n’ont pu avoir aucune idée exacte des antiquités hébraïques. Sur les bords du Jourdain comme sur les rives du Nil et de l’Euphrate, des peuples et des civilisations inconnus sont sortis de la poudre des vieux âges, évoqués par la science des philologues et des historiens de notre siècle.

Combien l’histoire de Joseph a plus d’attrait lorsqu’on l’éclaire des révélations de l’égyptologie ! Un commentaire de ce genre a été entrepris par M. George Ebers ; toutefois ce savant a montré moins de critique que de zèle. Depuis dix ans d’ailleurs, l’exégèse biblique a nécessairement progressé. Il n’y a plus que les personnes inattentives à ce qui se passe dans la science pour prendre la Bible en bloc, sans égard à l’âge et à la nature des divers documens qui la constituent. Auquel de ces documens appartient la légende de Joseph ? On admet aujourd’hui qu’un scribe hébreu a rédigé la Genèse et les autres livres du Pentateuque, en juxtaposant, souvent à la manière d’une mosaïque, des récits dérivés de deux grandes sources, le livre des origines[13] et un autre document fort étendu, réductible lui-même à deux élémens. Pour qui peut se donner le plaisir d’isoler par l’analyse les principes de cette admirable synthèse, rien n’est plus légitime que de telles distinctions, ordinaires d’ailleurs dans l’historiographie sémitique. Ainsi, pour ne rien dire ici des raisons de pure philologie, le document non homogène procède tout autrement dans le récit que le livre des origines : celui-là raconte beaucoup plus que celui-ci ; la légende héroïque et naïve tient plus de place dans le premier, les visées théoriques, l’image idéale du royaume et du culte israélite avec Jérusalem pour centre dominent dans le second. Pour l’écrivain du royaume du nord, l’Éphraïmite, qui a si bien raconté la légende de Joseph, toute l’histoire antémosaïque gravite autour de ce nom lumineux ; l’aïeule d’Ephraïm et de Manassé, Rachel, est la femme préférée de Jacob. Selon l’auteur du livre des origines, c’aurait été Léa, la mère de Juda. L’un célèbre Sichem, la vieille capitale de la tribu de Joseph ; l’autre exalte Ébron, l’antique ville de Juda. De Juda et d’Ephraïm, des royaumes ennemis de David et de Jéroboam, ont rayonné deux cycles légendaires dont Abraham et Jacob sont les héros. Au fond, il n’y a rien de plus que la lutte des sanctuaires de Jérusalem et de Beth-El[14]. Un moment unis sous le sceptre d’airain de David, les cantons fédérés d’Israël n’attendirent point la mort de Salomon pour sortir d’une monarchie insolente et fastueuse, si contraire aux instincts du Sémite. Dès lors au patriarche en faveur à Jérusalem et dans la maison de David, on opposa un autre patriarche honoré à Beth-El et dans les tribus du nord : Abraham et Jacob personnifièrent ces tendances politiques.

L’histoire de Joseph, rédigée par quelques écrivains éphraïmites d’un talent supérieur à l’art du scribe Enna, n’était qu’une des légendes populaires du royaume d’Israël. On a remarqué que les prophètes ne font aucune allusion à cette histoire, ce qui serait fort étonnant, s’ils y avaient vu autre chose qu’une fable flatteuse pour la vanité d’Éphraïm. On ne saurait nous demander plus de foi qu’Isaïe n’en a montré sur ce point. A la distance des événemens merveilleux qu’ils racontent, dans un pays si différent, étrangers d’ailleurs à la langue et à la civilisation des bords du Nil, que pouvaient faire les conteurs israélites ? Recueillir des traditions, composer un récit d’une édifiante moralité, de tous points agréable à leurs compatriotes. C’est ce qu’ils firent, mais à la manière des écrivains de leur race, en se contentant parfois de juxtaposer sans les fondre des documens qui se contredisent. Nous avons ainsi un double récit de l’événement capital de la vie de Joseph : d’une part, c’est suivant le conseil de Ruben qu’il est jeté dans une citerne, enlevé par des marchands madianites venant de Galaad, emmené en Égypte et vendu à Potiphar, eunuque du pharaon et maître de la prison d’état ; d’autre part, c’est selon le conseil de Juda que le fils bien-aimé de Jacob est vendu pour 20 sicles d’argent à des Ismaélites, qui le revendent à un Égyptien, nullement maître de la maison de force, dont la femme essaie de le corrompre. Enfin, d’après une autre version, celle d’Artapanos, conservée dans Eusèbe[15], Joseph devine les desseins de ses frères et se fait lui-même conduire en Égypte par des Arabes du voisinage ; mais n’insistons pas sur ces délicats problèmes d’exégèse : mieux vaut relever les traits de mœurs égyptiennes plus ou moins authentiques de cette dramatique légende.

De tout temps, les Égyptiens ont tenu en une singulière estime les services des esclaves sémites. Bien des siècles avant Aristophane, comme l’a écrit M. Chabas, les papyrus de l’âge des Ramsès mentionnent le classique « Syrien. » Ce n’était point seulement d’aromates et de baume qu’étaient chargées les caravanes qui traversaient la Palestine, pour se rendre en Égypte ; elles importaient aussi, pour les bazars de Memphis ou de Thèbes, des esclaves de choix, des sujets rares et de haut goût, véritables objets de luxe. Dans les rues populeuses des villes, des Syriens et des nègres couraient devant les chars des riches bourgeois vêtus de lin, une canne d’or ou un fouet à la main, guidant eux-mêmes leurs attelages de chevaux. Joseph administra les domaines de Potiphar, son maître, comme le scribe Enna ceux de Qagabou. Ce n’était pas une sinécure que l’administration d’une grande maison chez le peuple le plus paperassier de la terre. Partout où il y a du blé à mesurer, des métaux à peser, des têtes de bétail à compter, des travaux de construction ou de culture à faire exécuter, on est sûr en Égypte de rencontrer un intendant appuyé sur un bâton ou accroupi, une feuille de papyrus à la main, la tablette de scribe sous le bras.

Le nom de Potiphar ou Pitiphra, « don du soleil, » était vulgaire en ce pays ; ce personnage paraît avoir été chargé de la police du palais, et partant des exécutions capitales, ainsi qu’il arrive en Orient. Les conteurs d’Éphraïm, plus familiarisés avec les mœurs de la cour d’Assyrie qu’avec celles de la cour d’Égypte, ont fait des « eunuques » de tous les hauts fonctionnaires qui approchent de la personne royale, du chef des gardes comme du maître échanson et du maître panetier. A l’instar des monarques de Babylone, les rois de Juda et d’Israël avaient aussi des eunuques à leur cour ; c’étaient parfois des chambellans, des commandans militaires, qui, comme ceux des bas-reliefs assyriens, se tenaient aux côtés du roi, à cheval ou sur des chars de guerre, aux cérémonies religieuses ou dans les combats ; mais ici, en Égypte, hébraïsans et égyptologues reconnaissent que le nom « d’eunuque » ne désigne qu’un grand-officier du palais. Sur une stèle égyptienne du Louvre, on lit des titres équivalens à ceux qui, en hébreu, sont donnés à ces fonctionnaires. Le chef des boulangers y figure à côté du chef des échansons. Bien que les simples particuliers, comme les pharaons, eussent de véritables harems, les monumens ne parlent point d’eunuques. Nous ne pouvons voir, avec M. Ebers, des êtres de cette espèce dans un tombeau de Beni-Hassan. Avec le papyrus judiciaire de Turin, si bien étudié par M. Théodule Deveria, et les bas-reliefs du palais de Medinet-Abou, qu’habitait ordinairement Ramsès III, premier roi de la vingtième dynastie, on peut très bien se représenter le harem d’un pharaon : de jeunes filles nues, des fleurs dans les cheveux, agitent des chasse-mouches ou présentent des fruits au roi. Ramsès, l’urœus au front, la poitrine et les bras chargés de bracelets, a de longues sandales asiatiques à pointe relevée ; il est assis et paraît d’une taille et d’une beauté surhumaines. Ici, il passe son bras gauche au cou d’une jeune fille, lui caresse le menton, lui présente des fruits ; là il pousse les pions sur un échiquier, et la femme au corps svelte et pur qui joue avec lui, debout et sans voile, fait respirer à son seigneur le parfum d’une fleur. Cette scène a fourni à la verve satirique d’un scribe le sujet d’une excellente caricature contenue dans un papyrus du British Museum : le roi y est figuré en lion, les femmes du harem en gazelles ; un troupeau d’oies, conduit par des chiens et des chats, désigne clairement les nombreux enfans du pharaon, les eunuques, les précepteurs. Un, échiquier, sur une table basse, est entre le lion et la gazelle assis sur des tabourets ; l’un et l’autre a quatre pièces sur l’échiquier et en tient une cinquième dans sa patte.

Que l’épouse de Potiphar ait souvent rencontré Joseph, l’intendant des domaines de son mari, qu’elle ait jeté les yeux sur cet esclave à la taille souple et élancée, beau comme sa mère Rachel, et que, séduite par la grâce morbide du jeune Hébreu, elle lui ait tenu le même langage que la femme d’Anepû à Bataou, rien de plus vraisemblable, de plus conforme à ce que nous a déjà montré le roman des Deux Frères. « Repose avec moi ! » dit la femme. Joseph bondit, lui aussi, comme une panthère du midi, et s’écrie : « Vois ! mon maître ne me demande compte de rien dans la maison, et toutes ses affaires, il les a remises, en mes mains ; il n’est pas plus grand que moi dans cette maison, et il ne m’a rien défendu, sinon toi, parce que tu es sa femme, et comment puis-je commettre un si grand mal ? » Il veut fuir, elle le saisit, lui jette ses bras au cou comme a fait la femme du fellah. Joseph s’est échappé, abandonnant sa robe, — cette fameuse robe qui a déjà causé la jalousie de ses frères, l’a fait vendre comme esclave et fait passer pour mort. L’Égyptienne tremble de colère, d’effroi aussi, à la pensée que son mari peut tout apprendre ; elle feint d’avoir été victime de la violence de « l’Hébreu, » appelle ses gens, montre les vêtemens de l’esclave ; même scène quand Potiphar revient à la maison. L’Égyptien pourtant ne tue pas son esclave : en raison de la nature du crime, il avait légalement le droit de lui imposer le sacrifice sanglant que Bataou s’inflige lui-même sur la rive du fleuve rempli de crocodiles ; à tout le moins pouvait-il lui faire donner mille coups de bâton pour adultère (Diod., I, 78) ; mais les esclaves n’étaient guère traités plus durement en Égypte que chez les Hébreux. Dans les inscriptions des hypogées, les défunts se vantent souvent d’avoir traité les esclaves comme les maîtres ; puis, même en Égypte, terre classique de la bastonnade, les exécuteurs seraient morts à la peine, s’il eût fallu bâtonner tous les gens convaincus d’adultère. Il est peu de pays où les femmes soient accusées d’avoir si souvent violé la foi conjugale. Qui n’a lu dans Hérodote (II, 111) la piquante légende de ce pharaon, fils de Sésostris, devenu aveugle pour avoir lancé une javeline contre le Nil ? Sa guérison, annoncée par l’oracle, dépendait tout à fait de la rencontre d’une épouse fidèle ; il commença naturellement par la sienne, mais n’y vit pas davantage ; il ne fut pas plus heureux avec une multitude d’autres. A la fin, il les rassembla toutes dans une ville, hormis celle qui lui avait rendu la vue, et les brûla vives. Ce n’est qu’un conte, mais, rapproché de certain verset relatif à l’adultère dans le Livre des morts, il est significatif. Dans le plus ancien livre du monde, le papyrus Prisse, la femme est appelée « un amas de toute sorte d’iniquités, un sac de toute espèce de ruses et de mensonges ; » au papyrus magique Harris[16], la femme est énumérée parmi les animaux qui se nourrissent de chair et s’abreuvent de sang, tigres, léopards, lionnes ; on le voit, le Livre des Proverbes hébreux et l’Ecclésiastique étaient dépassés avant même que de naître.

Il ne faudrait pas croire que les Égyptiennes fussent reléguées dans l’ombre d’un harem comme les femmes turques ; elles allaient et venaient par la ville ou aux champs, sans voile, assistaient aux festins et aux concerts avec les hommes ; bref, elles étaient presque aussi libres que le sont les femmes des peuples de l’Europe moderne. Associée à la dignité de son mari pendant la vie, l’épouse légitime est assise à ses côtés sur les monumens funéraires. Dès l’ancien empire, la femme a dans la famille et dans la société une sorte de prééminence ; elle a le titre de « maîtresse de maison, » transmet à ses enfans les droits qu’elle tient de sa naissance, et, dans certaines généalogies, les fils portent le nom de la mère à l’exclusion de celui du père. Sous la IIe dynastie, le roi Baï-Neterou reconnaît aux femmes le droit de succession au trône ; ce ne sont pas seulement les fils, ce sont les filles du pharaon qui règnent sur la haute et la Basse-Égypte, qui jouissent des honneurs des fils du soleil et sont divinisées après leur mort. Tous les fondateurs de dynasties nouvelles, les grands-prêtres d’Ammon, les princes saïtes, n’ont rien de plus à cœur que de s’allier à des princesses royales, car c’était le sang même des dieux qui coulait dans leurs veines. Afin de légitimer la domination de Cambyse, la légende lui donna pour mère une fille d’Apriès.

Toutefois, pour être honorée dans la société, vénérée dans la famille, l’Égyptienne n’en était pas moins femme ; la grande liberté que lui laissaient les mœurs l’induisait souvent à pécher, la livrait sans défense, molle à la tentation. Les charmantes peintures des hypogées témoignent de leur goût pour la parure, pour toutes les élégances raffinées qui font de la vie une fête. La femme d’Anepû elle-même, une paysanne, ne passait-elle pas les longues heures de la matinée à se peigner ? C’était bien autre chose chez les riches matrones de Thèbes et de Memphis, quand les esclaves entraient dans le gynécée les mains chargées de fines tuniques brodées aux couleurs éclatantes, de boîtes à parfums, d’écrins remplis de colliers et de bracelets, de miroirs de bronze et de précieux coffrets aux hiéroglyphes, nous dirions aux armes de la maîtresse de maison[17] Étendue dans un fauteuil d’ébène incrusté d’ivoire, elle se fait accommoder et habiller par ses femmes : l’une tord ses noirs cheveux en tresses fines et nombreuses, non sans ajouter quelques fausses nattes ; une autre couvre ses bras, ses chevilles et sa poitrine d’anneaux, de pierreries et d’amulettes ; elle essaie quelques bagues d’or à chatons gravés, choisit les pendans d’oreilles qu’elle portera dans la journée, et, tandis qu’on ouvre les étuis à collyre, qu’on délaie dans les cuillers de toilette les divers ingrédiens employés à teindre les ongles, les sourcils et les cils, elle écoute vaguement, caressée par le souffle des chasse-mouches, une douce musique de luths, de harpes et de flûtes.

La rapide élévation de Joseph sous un roi de sa race, sous un hyksos, sa science merveilleuse d’interprète des songes, les honneurs dont jouit à la cour et dans la « terre entière » le fils aimé de Jacob, tout cela est bien imaginé et, comme on dit, dans la couleur du sujet. Ces hyksos, si maltraités par Manéthon, ont enfin obtenu, eux aussi, une sorte de réhabilitation tardive. Les historiens pour qui les annales de l’humanité ne sont qu’un thème à déclamations sentimentales auront désormais à oublier dix bonnes pages de leur répertoire. Knobel avait déjà noté, en son célèbre commentaire sur la Genèse, que le scribe égyptien devait avoir exagéré la rudesse et la brutalité des envahisseurs ; Mariette et Brugsch n’y contredisent point. Pour barbares, ils l’étaient, ces durs conquérans dans lesquels M. Brugsch voit des « cheiks d’Arabes pasteurs, » hak-sasu. Ce n’est pas une raison pour les accuser sans preuves d’avoir détruit, brûlé, ravagé les monumens indigènes ; ils ont laissé tomber en ruines les temples des dieux étrangers, ils ne les ont pas renversés. Les pharaons vainqueurs ont au contraire martelé les cartouches, brisé les statues, anéanti les édifices des hyksos. L’époque assignée par les traditions d’Éphraïm à la venue de Joseph et de sa famille sur les bords du Nil tombe au temps du roi pasteur Noub, vers 1750 avant notre ère. Le roi Apopi, sous lequel il aurait administré l’Égypte, est sans doute peu antérieur au grand roi Amosis, le pharaon victorieux de la XVIIIe dynastie. Or il est remarquable que les hyksos Noub et Apopi portent sur les monumens des noms et des titres égyptiens. Comme les barbares qui envahirent l’empire romain, comme les rois mérovingiens et carolingiens, les princes sémites s’étaient peu à peu laissé pénétrer par la vieille civilisation des vaincus ; à leur cour d’Avaris, ils avaient certainement des savans, des lettrés, des artistes égyptiens. Ainsi Charlemagne s’entourait dans son palais d’Aix-la-Chapelle de clercs venus d’Irlande et d’Italie.

Les devins et les interprètes de songes comme Joseph faisaient infailliblement fortune en un pays où la plus haute science, je n’ose dire la seule, était la magie. Le roi hyksos consulte les sages et les hiérogrammates sur ses rêves, ainsi que le pharaon du conte des Deux Frères sur la boucle de cheveux ravie par le Nil à la femme de Bataou. Un devin devait tout savoir, il devait aussi tout pouvoir. On accordait à ses invocations et incantations la vertu de rendre la santé aux malades, c’est-à-dire de chasser les démons. Une stèle provenant de Thèbes, conservée à la Bibliothèque nationale, traduite et commentée par M. Birch et par M. de Rougé, raconte une curieuse histoire d’exorcisme. Un prince asiatique de Bachtan, dont Ramsès XII avait épousé la fille vers le milieu du XIIe siècle, implore du pharaon un devin d’Égypte pour guérir la jeune sœur de la reine. Le pharaon était occupé à chanter dans un temple les louanges de son père Amoun-Ra, quand on lui annonça l’envoyé asiatique. « Je viens vers toi, roi suprême, ô mon seigneur ! pour Bint-Reschit, la jeune sœur de la reine Neferou-Ra. Un mal a pénétré en elle ; que ta majesté veuille envoyer un homme connaissant la science pour l’examiner. » Le roi dit alors : « Qu’on fasse venir le collège des hiérogrammates, les docteurs des mystères. » L’un d’eux partit pour Bachtan ; il trouva Bint-Reschit possédée d’un esprit, mais il se reconnut impuissant à l’expulser. Au bout de onze ans, nouvelle ambassade du prince de Mésopotamie ; c’est un dieu qui cette fois est demandé pour combattre l’esprit. Ramsès se présenta devant le dieu Chons : « Mon bon seigneur, je reviens pour t’implorer en faveur de la fille du prince de Bachtan. » Le dieu à tête d’épervier, coiffé du disque lunaire, partit dans son grand naos, escorté d’hommes de guerre à cheval. Le voyage dura un an et cinq mois. « Voici que le dieu vint à la demeure de Bint-Reschit, dit la stèle ; lui ayant communiqué sa vertu, elle fut soulagée à l’instant. L’esprit qui demeurait en elle dit en présence de Chons : « Sois le bienvenu, grand dieu qui expulses les rebelles… Je suis ton esclave… Je m’en retournerai vers les lieux d’où je suis venu… Que ta majesté veuille ordonner qu’une fête soit célébrée en mon honneur par le prince de Bachtan. » Le dieu Chons daigna dire à son prophète : « Il faut que le prince de Bachtan apporte une riche offrande à cet esprit. » Des présens furent offerts à l’esprit par le père de la princesse, après quoi l’esprit s’en alla paisiblement où il voulut ; mais le roi se dit bientôt tout bas : « Il faudrait que ce dieu Chons pût rester à Bachtan ; je ne le laisserai point retourner en Égypte. » Le dieu était depuis trois ans et neuf mois en Mésopotamie lorsque le prince, reposant sur son lit, eut un songe : il vit Chons quitter son naos, et, sous la forme d’un épervier d’or, prendre son vol vers l’Égypte. A son réveil, il fut pris d’un mal subit ; il dit alors au prêtre de Chons : « Le dieu veut nous quitter, retourner en Égypte ; faites partir son char. » Le dieu, comblé de présens, rentra heureusement à Thèbes dans la trente-troisième année de Ramsès XII. La domination de son grand ancêtre Sésostris sur la terre entière avait aussi été annoncée dans un rêve par le dieu Ptah. Sans parler du songe fameux de Sethon, prêtre de Ptah, si bien raconté par Hérodote (II, 141), on lit encore dans une inscription hiéroglyphique de Karnak, où sont relatés les exploits de Menephtah Ier contre les envahisseurs venus de la Méditerranée, que ce pharaon aperçut en songe comme une statue de Ptah : elle se dressa devant lui et l’empêcha d’avancer, de marcher avec ses armées[18]. De même, dans la stèle du songe, découverte parmi les ruines de Napata, l’ancienne capitale du royaume éthiopien, et qui a fourni à M. Maspero le sujet d’un curieux mémoire, le pharaon Nouât Maïamoun, l’année de son élévation au trône d’Égypte et d’Éthiopie, voit en songe la nuit deux serpens, l’un à sa gauche, l’autre à sa droite. Il s’éveille et ne les trouve pas. « Qu’on m’explique cela sur-le-champ, » fait-il, comme le roi hyksos de la légende de Joseph. On lui répondit : « Tu possèdes le pays du midi, soumets le pays du nord ; que les diadèmes des deux régions brillent sur ta tête, afin que tu aies tout le pays dans sa longueur et dans sa largeur. »

N’est-ce pas ainsi que Joseph interprète les songes du maître échanson et du maître panetier, emprisonnés avec lui dans la tour, puis ceux du pharaon ? Les sept jeunes vaches qui sortent du Nil et paissent dans les marécages ont été rapprochées par M. Ebers des sept Hathors, figurées sous la forme de vaches en un chapitre du Livre des morts. Ces déesses assistent à la naissance de la femme de Bataou ainsi qu’à celle du prince prédestiné ; comme les parques et les fées, elles prédisent ce qui sera dans l’avenir. Aussi bien les songes de Joseph semblent appartenir à un cycle de la littérature d’Israël. Les dieux visitent en rêve Jacob et Laban. Le songe dans lequel il semble à Joseph que le soleil, la lune et onze étoiles se prosternent devant lui est une fiction astronomique née de la connaissance du zodiaque asiatique : Joseph est la douzième étoile ; les choses du ciel et de la terre obéissent à celui qui devait être « le sauveur du monde. » Une version de la légende conservée dans Justin (36, 2) présente surtout Joseph comme savant dans les « arts magiques ; » il fait de lui le fondateur de l’oniromantie.

Quand l’esclave hébreu de Potiphar sortit de la tour pour paraître devant le pharaon, on le fit quitter la schenti, sorte de pagne bridée sur les hanches que portaient les gens de cette condition, on le rasa et on lui mit de blancs vêtemens de lin. Après la cérémonie de l’investiture du collier d’or, scène souvent figurée sur les monumens, Joseph devint comme un des samerou qui étaient les yeux, les oreilles, la bouche des pharaons. Il monta sur le second char royal, et l’on criait devant lui : Abrek ! « tête basse ! » Il avait reçu le nom égyptien de Tsephnt-p-ankh, « abondance de la vie : » nous donnons d’abord l’interprétation de M. Chabas ; M. Brugsch lit Zaphnat-paneach, « le gouverneur du district de la ville de la vie, » pays situé près de Tanis, où Joseph et les Beni-Israël habitèrent ; M. Mariette enfin traduit : « l’approvisionneur du monde. » Le fils de Jacob épouse la fille d’un prêtre d’On du nord, ou Héliopolis, appelé aussi Potiphar : la jeune fille a nom Asnath, c’est-à-dire, suivant M. Chabas, « le siège de Neith, » la grande déesse de Saïs. Que Joseph ait rendu son seigneur et maître propriétaire de toutes les terres d’Égypte, c’est un conte merveilleux qui n’a pu éclore que dans l’imagination d’un Éphraïmite. Artapanos prétendait même qu’avant Joseph le sol de la vallée du Nil n’avait jamais été partagé, que d’immenses domaines étaient en friche, que les plus faibles subissaient la violence des plus forts ; les Égyptiens lui auraient surtout été reconnaissans d’avoir inventé les « mesures » et les bornes indiquant la limite des champs. Est-il besoin de rappeler que les Égyptiens de toutes les époques connues étaient propriétaires de leurs biens et payaient les impôts en nature (la monnaie étant inconnue), perçus par des scribes escortés de recors armés du classique bâton ? « Ne t’es-tu pas retracé la condition du cultivateur ? écrit Amenemapt à Pentaour. Le scribe de la douane est sur le quai à recueillir la dîme des moissons ; les gardiens des ports avec leurs bâtons, les nègres avec leurs lattes de palmier crient : « Çà, des grains ! » S’il n’y en a pas, ils le jettent à terre tout de son long ; lié, traîné au canal, il y est plongé la tête la première. Tandis que sa femme est enchaînée devant lui et que ses enfans sont garrottés, ses voisins les abandonnent et se sauvent pour veiller à leurs récoltes. » D’ailleurs, et quoique l’Égypte ait toujours été le grenier de l’Asie occidentale, si bien que tel pharaon témoigne d’avoir envoyé des grains aux Chananéens[19], les famines y étaient fréquentes : l’abondance ou la disette dépendait de la hauteur des eaux du Nil pendant les mois de la crue. Aussi les fonctionnaires égyptiens se vantent-ils souvent dans leurs épitaphes d’avoir prévenu les famines ou du moins secouru les victimes du fléau. Nous citerons seulement en ce genre une bien curieuse inscription funéraire de El-Kab traduite par M. Brugsch ; on y fait mention d’une famine qui arriva précisément vers l’époque où la légende place Joseph, vers la fin de la XVIIe dynastie. Baba, le maître du tombeau, fut peut-être le père d’Ahmès, chef des nautoniers, contemporain d’Amosis et de ses successeurs jusqu’à Thoutmès III. Voici le texte gravé sur la muraille : « J’ai été d’un cœur doux, sans colère, les dieux m’ont accordé là prospérité sur la terre, mes concitoyens m’ont souhaité la santé et la vie dans la ville de Kab. J’ai appliqué la punition aux malfaiteurs. Des enfans étaient à moi, dans ma ville, pendant mes jours, car j’ai procréé, grands et petits, cinquante-deux enfans. Il y avait autant de lits, autant de chaises, autant de tables pour eux, le nombre du blé et du froment était de 120 boisseaux, le lait était tiré de 3 vaches, de 52 chèvres et de 8 ânesses ; le parfum consommé a été d’un hin et l’huile de deux bouteilles. Si quelqu’un s’oppose, en prétendant que c’est une plaisanterie ce que je dis, j’invoque le dieu Mont pour témoigner que j’ai dit la vérité. J’ai préparé tout cela dans ma maison. J’ai donné du lait caillé dans des cruches et de la bière dans la cave en plus de hin que suffisans. J’ai ramassé du blé, aimant le bon dieu, j’ai été attentif à l’époque de la semaille. Étant une famine survenue pendant beaucoup d’années, j’ai donné du blé à la ville pendant chaque famine. »


III

Le conte du Prince prédestiné, découvert récemment sur un papyrus hiératique du British Museum et traduit par M. Goodwin, est de la même époque que le conte des Deux Frères : c’est encore une œuvre de la XIXe dynastie. Le scribe qui l’a rédigé, quinze siècles ayant notre ère, est inconnu. D’ailleurs, autant qu’il est permis d’en juger par le fragment venu jusqu’à nous, ce conte fantastique n’a presque rien de littéraire dans la forme. Le style est celui d’un livre de la première enfance. Les petits Égyptiens apprenaient sans doute de la bouche de leurs nourrices et de leurs berceuses les merveilleuses aventures du Prince prédestiné. Qu’on songe à Riquet à la Houppe ou à la Belle au bois dormant. Les sept fées ne manquent même point au berceau de notre prince. La scène se passe tantôt en Égypte, tantôt en Mésopotamie, où nous a déjà transportés la stèle dite de Bachtan, à la suite du dieu thébain à tête d’épervier. Grâce à la politique constante des pharaons, qui depuis l’expulsion des hyksos fut de soumettre les peuples de la Syrie et de la vallée du Tigre et de l’Euphrate, les guerres séculaires des Thoutmès et des Ramsès tournèrent l’imagination populaire vers ces lointaines contrées d’où l’on rapportait de l’or, de l’argent, du lapis-lazuli, du cuivre, des bois précieux et odoriférans. Du XVIIe au XIVe siècle avant notre ère, les roitelets de Chaldée et d’Assyrie qui se disputaient l’empire de la Mésopotamie, les princes de Babylone et de Ninive, payèrent tribut et rendirent hommage aux pharaons. Ramsès XII lui-même, alors que la décadence de l’Égypte était irrévocable, quand l’empire du monde va passer pour des siècles au grand empire d’Assyrie, visite encore en suzerain les rives de l’Euphrate et épouse la fille d’un chef asiatique. On serait tenté de croire que l’histoire de ce pharaon est faite tout exprès pour servir de commentaire à un conte d’enfant. Voici l’analyse de ce naïf récit :

Il y avait une fois un roi qui n’avait point de fils. Il pria les dieux, et ils l’écoutèrent : la reine accoucha et mit au monde un enfant mâle. Quand les sept Hathors arrivèrent pour saluer sa naissance, elles prédirent qu’il périrait par un crocodile, par un serpent ou par un chien. Les gens qui étaient autour de l’enfant ouïrent cela, et ils allèrent raconter ces choses au roi. Sa majesté fut très affligée. Par son ordre, l’enfant fut enfermé dans une maison des champs, pourvue d’officiers du roi et de toute sorte de bonnes choses. Quand il fut devenu grand, l’enfant monta sur la terrasse de la maison, et il vit un chien qui suivait un homme allant son chemin. Il dit à son intendant : « Qu’est-ce là ? » L’intendant répondit : « C’est un chien. » L’enfant lui dit : « Qu’on m’en donne un ! » L’intendant alla et répéta ces choses au roi. Sa majesté dit : « Amenez-lui un chien qui coure devant lui. » On obéit. Quelque temps après, l’enfant étant devenu comme un prince dans tous ses membres, il envoya dire à son père : « Pourquoi resté-je seul enfermé ? je suis prédestiné… Que les dieux fassent à leur volonté. » On le munit de toute sorte d’armes pour le préserver. « Va maintenant où tu veux, » lui dit sa majesté. Il alla, et le chien avec lui. Il alla dans les contrées où il voulut, il arriva au pays du prince de Mésopotamie.

Le prince de Mésopotamie n’avait qu’une fille unique ; il l’avait mise dans une tour dont la fenêtre était élevée de beaucoup de coudées au-dessus du sol. Des messagers allèrent dire au nom du prince à tous les fils de princes du pays de Syrie : « Qui atteindra la fenêtre où est ma fille, il l’épousera. » Quelque temps après, le fils du roi d’Égypte arriva ; il fut reçu, on le baigna, on lui donna du fourrage pour son cheval et toute sorte de bonnes choses pour lui. En conversant, on lui dit : « D’où viens-tu, bon jeune homme ? » Il répondit : « Je suis le fils d’un des chevaliers du pays d’Égypte ; ma mère est morte, et mon père a pris une autre femme, une belle-mère ; elle me hait, et je fuis de devant elle. » Il se tut ; on l’embrassa. Il dit aux jeunes princes de Mésopotamie : « Que dois-je faire ? » Ils lui parlèrent de la fille du roi et de la fenêtre de la tour. Quelque temps après il leur dit : « Or çà, moi aussi, j’y monterai comme l’oiseau. » Quand les princes s’efforçaient chaque jour d’escalader la fenêtre, le jeune homme les regardait de loin. La servante de la fille du prince de Mésopotamie était sur la tour. Il grimpa enfin avec les autres princes et atteignit la fenêtre de la princesse. Elle le baisa, l’embrassa dans tous ses membres. Quelques-uns vinrent pour féliciter le père. « Un homme ; lui annonça-t-on, a escaladé la fenêtre de ta fille. — De quel prince est-il fils ? — C’est le fils d’un chevalier qui s’est enfui du pays d’Égypte, loin d’une belle-mère. » Le prince de Mésopotamie fut excessivement en colère. « Comment donnerais-je ma fille à un fugitif égyptien ? s’écria-t-il. Qu’il s’en retourne ! » On alla dire au jeune homme : « Retourne là d’où tu es venu ! » Mais la jeune fille s’attacha à lui de toutes ses forces et fit un serment, disant : « Par le nom du soleil, Horus ; si on me l’arrache, je ne mangerai ni ne boirai de ma vie. » Elle fut sur le point de mourir. Un messager vint répéter à son père tout ce qu’elle avait dit ; le prince envoya des émissaires pour faire périr le jeune homme. La jeune fille dit : « Par le soleil, s’il meurt, je mourrai sur l’heure. » On vint dire ces choses au père. Le prince de Mésopotamie fit alors venir le jeune homme, il l’embrassa et le baisa dans tous ses membres ; il l’appela son fils et lui donna sa fille avec un beau domaine.

Quelque temps après, le jeune homme dit à sa femme : « Je suis prédestiné à périr par un crocodile, par un serpent ou par un chien. — Prenez des précautions, lui dit-elle. — Pour cela, répliqua-t-il, je ne veux pas qu’on abatte mon chien. — Puis-il alla dans le pays d’Égypte pour prendre des oiseaux. Un crocodile sacré se trouva dans le village, à la porte de sa maison ; mais un géant était aussi là qui ne le laissa pas sortir. Quelque temps après, le jeune homme faisait un heureux jour en sa maison ; la nuit venue, il se coucha sur sa natte, et le sommeil dompta ses membres. Un serpent sortit d’un trou pour mordre le prince : sa femme était près de lui, éveillée. Les serviteurs présentèrent une liqueur enivrante au serpent, il en but, et tomba insensible. La princesse le tua et le jeta dans son bain. Alors on réveilla le prince, et il apprit ce qui était arrivé. « Vois, lui dit-elle, ton dieu t’a gardé d’un de tes sorts. » Il se mit à faire un sacrifice au dieu, à l’adorer et à l’exalter chaque jour. Il sortit bientôt pour se promener, à quelque distance de la maison, suivi de son chien. Le chien ayant saisi la tête de quelque animal, il accourut, approcha de la mer. Le chien se tenait près du crocodite. Il le conduisit où était le géant… Le crocodile dit au prince : « Je suis ta destinée, je suis venu après toi… »

Le fragment s’arrête ici. On n’échappe point à sa destinée. De quelle mort périt l’infortuné prince ? Il avait été préservé de la morsure du serpent, il fuira aussi, sans nul doute, les embûches du crocodile ; il périra donc par son chien, ce bon et fidèle animal qui l’avait amusé aux jours de son enfance, qui l’a suivi en Mésopotamie, et dont il n’a jamais voulu se séparer. Ainsi s’accomplira la prédiction des sept Hathors.

L’Épisode du Jardin des fleurs, tel est le titre donné par M. Chabas à un fragment d’une autre œuvre littéraire contemporaine des Ramsès. C’est sur un des papyrus du musée de Turin, publiés par MM. Pleyte et Rossi, que le savant et infatigable interprète des textes hiéroglyphiques et hiératiques de l’Égypte a découvert ce troisième petit poème en prose. Notre analyse reposera tout entière sur la traduction de M. Chabas. Toutefois la différence est grande entre les écrits précédens et celui-ci : la mythologie comparée n’a plus rien à revendiquer dans le domaine où nous entrons ; ce n’est ni d’une légende, ni d’un conte, ni d’une fable, ni d’un proverbe, qu’il s’agit, c’est d’un roman de mœurs nationales. Le héros, un prince allié à la famille royale, un haouti ou général d’armée, était peut-être un de ces rudes chefs de guerre revenus à Thèbes ou à Memphis enrichis du butin de Coush et du pillage des cités asiatiques. Les longues caravanes chargées de poudre d’or, de plumes d’autruche, de dents d’éléphant, d’armes rares et de vases précieux, étaient pour ces victorieux l’origine de rapides fortunes, d’une opulence fastueuse et magnifique. Il paraît bien que quelques-uns s’oubliaient, comme notre prince, à la poursuite des illusions d’amour et des molles rêveries voluptueuses. Il y avait certainement en Égypte, comme au pays de Chanaan, des femmes voilées assises aux carrefours des chemins ; mais ce qui convenait à un homme simple, à un patriarche hébreu, à Juda, lequel donnait un chevreau de son troupeau et laissait en gage son sceau et son bâton, eût paru trop agreste à un Égyptien de mœurs plus raffinées. Ce n’est pas que plus tard on n’ait rencontré dans les villes d’Israël comme dans celles de la vallée du Nil des charmeuses redoutables, aux grands yeux sombres et doux, des filles aux lèvres rouges de désir, attirantes et perfides comme les eaux profondes : « Étant à la fenêtre de ma maison, je regardais à travers mes jalousies, et je vis parmi les inconsidérés, je remarquai entre les fils un jeune homme sans raison. Il passait dans la rue près de l’angle où elle se tenait, et il prenait le chemin de sa demeure : c’était au crépuscule, au déclin du jour, quand la nuit est noire. Et voici, une femme vint au-devant de lui, parée comme une courtisane, le cœur décidé ; elle était bruyante et sans frein ; ses pieds ne se tenaient point dans sa maison ; tantôt dans la rue, tantôt sur les places, elle était aux aguets à chaque coin. Et elle le saisit et le baisa, et d’un air effronté lui dit : « Je devais un sacrifice d’action de grâces, aujourd’hui j’ai acquitté mon vœu. C’est pourquoi je suis sortie au-devant de toi, et je t’ai trouvé. Sur mon lit j’ai étendu des couvertures, des tapis diaprés de fin d’Égypte ; j’ai répandu sur ma couche la myrrhe, l’aloès et le cinnamome. Viens, enivrons-nous d’amour jusqu’au matin, rassasions-nous de caresses, car le mari n’est pas au logis, il voyage au loin ; il a pris avec lui la bourse contenant l’argent ; il revient à la maison au jour de la pleine lune. » (Proverbes de Salomon, VII, 6 sqq.) De cette page magnifique d’un La Bruyère hébreu, il convient de rapprocher une des maximes égyptiennes du scribe Ani, la huitième, si bien traduite par M. Chabas : « Garde-toi de la femme du dehors, inconnue dans sa ville ; ne la fréquente pas : elle est semblable à toutes ses pareilles ; n’aie point de commerce avec elle, c’est une eau profonde, et les détours en sont inconnus. Une femme dont le mari est éloigné te remet des écrits, t’appelle chaque jour ; si elle n’a pas de témoins, elle se tient debout, jetant son filet, et cela peut devenir un crime digne de mort quand le bruit s’en répand, même lorsqu’elle n’a pas accompli son dessein en réalité. L’homme commet toute sorte de crimes pour cela seul. »

Je ne sais si le héros de l’Épisode du Jardin des fleurs a commis des crimes, ce n’est guère probable ; mais ce fut, à n’en point douter, une ou plusieurs de ces aimées qui le tinrent douze longs mois sous le charme. Aussi bien peut-être se montra-t-il avisé en préférant au mirage lointain des campagnes élyséennes d’outre-tombe un aussi beau paradis terrestre que celui-ci : « Elle me conduisit ma main dans sa main. Nous allâmes dans son jardin pour causer. Elle m’y fit goûter d’un miel excellent. Ses joncs étaient verdoyans, ses arbrisseaux couverts de fleurs ; il y avait des groseilles et des cerises plus rouges que le rubis ; ses perséas en maturité ressemblaient à du bronze. » C’est sous ces frais ombrages, peuplés de songes voluptueux, que l’attire une messagère d’amour. « Viens ! lui avait-elle dit en le rencontrant, viens demeurer un jour dans la chambre d’une de mes jeunes filles. » Arrivée devant quelque villa peinte, elle dit à une almée en lui montrant le prince : « Les nobles hommes sont joyeux, ravis à ta vue ; laisse-les venir à ta demeure portant leurs précieux joyaux. Écoute ! ils viennent avec leurs richesses ; ils apportent de la bière pour toutes tes compagnes, toute espèce de pains pour les repas, des gâteaux frais de la veille et du jour, et tous les excellens fruits des parties joyeuses. Viens ! fais un jour de bonheur. » Trois jours durant, le prince et l’aimée reposent sous les fleurs ; la bière coule à flots dans les coupes d’or, et l’Égyptienne, reproduit au naturel, avec une naïve vérité, les scènes d’ivresse qu’on voit aux peintures des hypogées. Alors la messagère d’amour, s’adressant au prince : « Fais-lui présent d’un collier de lapis avec des lis et des tulipes ; apporte les fleurs de l’allégresse, des liqueurs, des parfums. Qu’il y en ait pour toutes les compagnes ! Fais un jour de bonheur ! » Le prince écarte le feuillage et sort enfin de son lit de verdure. Son amie porte à sa bouche une figue de sycomore ; un esclave occupé au jardinage lui vient murmurer à l’oreille : « Attention ! c’est le frère de la régente ; tu es donc comparable à l’auguste princesse ! S’il n’y a pas de serviteurs, moi, je serai le domestique qui servira celui que tu as captivé. » Elle se fait porter dans un pavillon et remplit encore de vin de palmier la coupe du prince. « Elle ne m’offrit pas, dit-il, un fade breuvage à boire ; ce ne fut pas de l’eau qu’on puise à la rivière que j’emplis mes entrailles. Par ma vie ! ô ma bien-aimée, attire-moi près de toi. La figue de sycomore que ta bouche a goûtée, laisse-la-moi manger. »

Il vécut ainsi douze, mois, heureux et content d’être, parmi les femmes, les fleurs et les oiseaux, sans songer à dénouer les bras souples et nerveux de l’aimée suspendus à son cou : c’était là un collier qui valait bien peut-être le collier d’or de la vaillance qu’il portait sans doute. Mais il n’est point de félicité durable ; le bonheur même importune à la longue, et la joie finit par peser au cœur des voluptueux. Le prince se serait aperçu qu’on le trompait, et de dépit il aurait chargé le dieu Toum du soin de le venger. Il est regrettable que notre fragment s’arrête ici. Le chef militaire n’a pu se croire aimé comme un berger par sa bergère ! D’où peut bien venir son courroux ? Si ce n’est qu’un prétexte pour redevenir libre, à la bonne heure ! En amour comme en toute chose, un grain de scepticisme au moins est nécessaire. Le seul moyen de n’être pas dupe, c’est de ne se livrer jamais, de conserver le droit de sourire, d’écouter la musique des paroles sans trop prendre garde à leur sens ; mais la philosophie d’Horace ne paraît pas avoir été celle des égyptiens de l’époque pharaonique.

Un autre roman du même genre, recueilli sur les papyrus hiératiques du musée de Boulaq, est venu jusqu’à nous en trop mauvais état pour qu’on en puisse suivre les péripéties. Les dix-sept débris de papyrus, sans liaison apparente, qui les constituent ont du moins permis à M. Ghabas d’en découvrir la nature. C’est grâce à l’obligeance de ce savant, qui a bien voulu nous communiquer un essai de traduction inédite, que nous pouvons voir qu’il s’agit de « filet jeté, » comme dans la huitième maxime du scribe Ani, et d’Égyptien emmené par quelque messagère d’amour, ainsi que dans le roman précédent. L’homme suit la charmeuse et vit au milieu de gens couronnés de fleurs, étendus sur des lits. Entre autres détails que la mutilation du texte empêche d’entendre, tels que vêtemens emportés, comme dans l’histoire de Joseph peut-être, sermens, etc., on relève l’expression déjà toute romantique de « bonheur irréalisable. » De nombreux dialogues étaient remplis de plaintes, d’aveux, de ressouvenirs amers ou joyeux du passé, le tout mêlé d’histoire de vols et de gens roués de coups, la terre classique de la bastonnade ayant aussi été celle des voleurs. « C’était certainement, écrit M. Chabas, le roman le plus accidenté de tous ceux que l’on connaît parmi les débris de l’antique littérature égyptienne. »

Il reste à parler d’une cinquième et dernière œuvre d’imagination, d’un monument littéraire à tous égards considérable, et dont l’importance égale presque celle du conte des Deux Frères. Le Roman de Setna est encore un roman de mœurs nationales. Transcrit au IIe ou au IIIe siècle avant notre ère, ce papyrus démotique, aujourd’hui au musée de Boulaq, fut trouvé à Thèbes avec quelques autres manuscrits, dans une boîte en bois retirée du tombeau d’un moine copte : c’était évidemment la petite bibliothèque de cet Égyptien. Bien que séparé par un millier d’années du conte des Deux Frères, le langage et les habitudes du style se retrouvent presque les mêmes dans le Roman de Setna. M. Brugsch, qui n’a pas de rival dans la science des textes démotiques, témoigne que la grammaire n’a pas subi les moindres changemens. Nous suivrons l’interprétation magistrale qu’il a donnée de cette œuvre. On ignore le nom de l’auteur. Selon l’habitude des scribes égyptiens, le titre du livre est à la fin, comme l’explicit de nos manuscrits du moyen âge : « Ceci est la fin du manuscrit qui traite du roman de Setna-Chamus, et de Ptahneferka et d’Ahura sa femme et de Merhu son fils ; on a écrit ceci l’an 35, le… jour du mois de tybi. » C’est de l’an 35 de quelque Ptolémée qu’il s’agit. Ces noms ne sont pas inconnus : Setna-Chamus est par deux fois appelé « le fils du roi Usermât. » Or Usermât est l’abrégé du nom officiel de Ramsès II, le Sésostris des Grecs, dans les listes royales ; le prince Charnus était un des fils de ce pharaon : les monumens, surtout ceux de Memphis, font souvent mention de lui. Ptahneferka et Ahura, frère et sœur mariés ensemble, sont les enfans d’un vieux roi Mernebptah. La scène du roman est tantôt à Memphis, capitale de la Basse-Égypte, tantôt à Coptos dans la Haute-Égypte. Tous ces personnages sont des morts, des momies véritables, qui, au fond de leurs hypogées, se racontent ce qu’ils ont fait lorsqu’ils étaient sur la terre. Toutefois, en dépit de leurs bandelettes et des lourds couvercles de granit et de basalte des sarcophages, ces défunts quittent volontiers leurs tombeaux pour se. mêler à la société des vivans. Je ne connais point de livre plus essentiellement égyptien. Quoique l’un des morts joue à l’autre des tours assez comiques et triche même au jeu, on se sent à la longue pénétré de je ne sais quelle odeur de sépulcre et d’embaumement. L’Égypte hiératique et superstitieuse des basses époques, obsédée d’hallucinations mystiques et de rêves terribles, l’Égypte affaiblie et comme minée par la fièvre des spéculations surnaturelles, des pratiques théurgiques et des opérations magiques, revit tout entière dans ces fragmens de papyrus. Ce n’est plus l’Égypte de l’ancien empire, heureuse et souriante sous son ciel bleu, couverte d’épis mûrs et de villes populeuses : c’est Kemi, « le noir pays, » au sens où l’aurait entendu l’esprit subtil et faux d’un Jamblique, la terre des morts et des épouvantemens. Cette fantaisie funéraire est d’un bien autre effet sur des âmes modernes, nourries de Shakspeare, que le conte des Deux Frères. L’inaltérable douceur de ces Égyptiens est la chose du monde la plus poignante : ils passent comme dans un rêve, silencieux et sourians d’un étrange sourire, l’œil rempli de clartés mystérieuses.

Les deux premières pages du papyrus n’ont pas été retrouvées. Ahura, sœur et épouse de Ptahneferka, raconte au prince Setna l’histoire de son mariage et des événemens qui l’ont suivi.

L’heure vint de commencer les réjouissances devant le roi. Voici qu’on alla me chercher. J’étais très parée. Le roi ne me dit-il pas : « Ahura, ce n’est pas toi qui les a envoyés près de moi pour dire : Je voudrais me marier avec le fils d’un grand personnage ? » Je lui dis : « Je voudrais me marier avec le fils d’un chef de troupes. Il voudrait se marier avec la fille d’un autre chef de troupes, comme c’est l’usage dans notre famille depuis longtemps. » Je ris. Le roi rit. Alors le roi ordonna au majordome : « Que l’on conduise Ahura à la maison de Ptahneferka pendant la nuit et qu’on y apporte toute espèce de bonnes choses. » On fit mon mariage dans la maison de Ptahneferka ; on m’apporta des cadeaux en argent, en or et en habits de byssus. Ptahneferka fit un heureux jour avec moi. Le temps de mon accouchement arriva, et je mis au monde ce fils qui est devant toi et qu’on nomma du nom de Merhu. On le fit inscrire dans le registre de la maison des hiérogrammates. Ptahneferka, mon frère, restait sur la terre ; étant allé à la nécropole de Memphis, il lut les écritures qui sont dans les tombeaux des rois et les stèles en caractères hiéroglyphiques, car il était très savant ; il allait au temple faire sa prière, et lisait les inscriptions des chapelles des dieux lorsqu’il rencontra un prêtre. Le prêtre rit. « Pourquoi te ris-tu de moi ? » lui demanda Ptahneferka. « Si tu désires lire un écrit, fit le prêtre, viens avec moi. Je te conduirai à l’endroit où se trouve le livre que le dieu Thoth a écrit de sa main. Deux pages de l’écrit, si tu les récites, tu pourras charmer le ciel, la terre, l’abîme, les montagnes, les mers. Tu connaîtras ce qui se rapporte aux oiseaux du ciel et aux reptiles, et tout ce qu’on en dit. Tu verras les poissons de l’eau, et la force divine les fera monter à la surface. Si tu récites la seconde page, il arrivera que, si tu es dans l’Amenti, tu pourras reprendre la forme que tu avais sur la terre. Tu verras le dieu Râ (le soleil) qui s’élève au ciel, et le cycle de ses neuf dieux, et la lune dans sa forme à son lever. — Ce que tu me demanderas, je te le donnerai ; envoie-moi à l’endroit où se trouve le livre. » Le prêtre répondit : « Je le ferai à la condition que tu me donnes cent pièces d’argent pour mon ensevelissement. » Ptahneferka appela un jeune serviteur, il fit donner les cent pièces d’argent. Alors le prêtre dit à Ptahneferka : « Le livre se trouve au milieu du fleuve de Coptos, dans une caisse de fer ; dans la caisse de fer est une caisse d’airain, dans la caisse d’airain une caisse de bronze, dans la caisse de bronze une caisse d’ivoire et d’ébène, dans la caisse d’ivoire et d’ébène une caisse d’argent, dans la caisse d’argent une caisse d’or, et le livre est dans celle-ci. Dans la caisse où est le livre, il y a un serpent, un scorpion et toute espèce de reptiles. » Ptahneferka sortit du temple. « Que je retienne, pensa-t-il, toutes les paroles qu’il a dites. J’irai à Coptos, j’apporterai ce livre. »

Ptahneferka n’écouta aucune parole, et devant le roi répéta tout ce que lui avait dit le prêtre : « Que désires-tu ? » demanda le roi. « Qu’on me donne une barque royale avec tout son équipage ; qu’on me permette de conduire Ahura et Merhu, son jeune enfant, vers le sud avec moi. Je rapporterai ce livre ; je ne m’arrêterai pas. » Nous montâmes au port sur la barque, nous naviguâmes, nous arrivâmes à Coptos. Voici que les prêtres de la déesse Isis de Coptos et le grand-prêtre d’Isis descendirent devant nous. Ils ne tardèrent pas à se présenter devant Ptahneferka ; leurs femmes descendirent devant moi. Nous entrâmes dans le temple d’Isis et d’Harpocrate. Ptahneferka fit apporter un bœuf, une oie et du vin pour faire un holocauste et une libation devant Isis de Coptos et Harpocrate. Nous fûmes conduits dans une très belle maison ; Ptahneferka y resta quatre jours ; il fit un heureux jour avec les prêtres d’Isis de Coptos ; les femmes des prêtres d’Isis firent un heureux jour avec moi, devant moi. Arriva le matin du cinquième jour : Ptahneferka donna l’ordre au grand-prêtre de rassembler ses ouvriers ; il leur récita l’écrit, les fit vivre, leur donna le souffle. Il les fit descendre du côté de la mer, vers le port. Je m’approchai jusqu’à la face du fleuve de Coptos, car je voulais savoir ce qui était dedans. Il dit : « Ouvriers, travaillez pour moi jusqu’à l’endroit où se trouve le livre. » Ils travaillaient nuit et jour. On rencontra le serpent, le scorpion et tous les reptiles. Ptahneferka récita l’écrit à la rencontre du serpent, du scorpion et de tous les autres reptiles, mais il ne put les faire sortir. Il saisit le petit serpent qui était dans la caisse : avec un couteau, il le tua ; le serpent ressuscita ; avec un sabre, il le tua encore ; le serpent ressuscita ; il le tua une troisième fois, plaça du sable entre les deux tronçons : le serpent ne ressuscita pas. Il ouvrit la caisse de fer et trouva dedans une caisse d’airain, puis une caisse de bronze, d’ivoire et d’ébène, d’argent et enfin d’or : le livre y était. Ptahneferka récita une page de l’écrit : il charma le ciel, la terre, l’abîme, les montagnes, les mers ; il connut ce qui se rapportait aux oiseaux du ciel et aux poissons de l’eau et aux quadrupèdes de la montagne. Il récita une autre page de l’écrit : il vit le soleil se levant au ciel et le cycle de ses neufs dieux, et la lune qui se levait et les étoiles dans leurs formes. La force divine fit monter les poissons au-dessus de l’eau. Je dis à Ptahneferka : « Il faut absolument que je voie ce livre. » Il mit le livre dans ma main ; j’en récitai une page, je charmai à mon tour. Ptahneferka, mon frère aîné, était un bon écrivain et un homme très savant : il apporta un morceau de papyrus neuf ; il copia chaque mot qui se trouvait sur le rouleau devant lui ; il le fit ensuite dissoudre dans de l’eau ; quand il le vit dissous, il le but. Il sut tout ce qu’il renfermait.

Nous montâmes ensuite au port, nous naviguâmes, nous arrivâmes au nord de Coptos, à la rencontre subite du dieu Thoth, qui sut tout ce qui s’était passé quant à Ptahneferka au sujet du livre. Thoth ne tarda pas, il en fit communication à Râ, disant : « Sache que ma loi et ma science sont avec Ptahneferka, fils du roi Mernebptah. Il est allé dans ma grande demeure ; il les a volés ; il a pris ma caisse ; il a pris ma garde, qui la surveillait. » Râ lui dit : « Il est abandonné à toi avec tous les siens. » Une heure passa. Merhu, le jeune enfant, sortit de dessous l’ombre de la barque royale ; il tomba dans l’eau, invoquant Râ, appelant tout le monde resté sur le port. Ptahneferka lui récita l’écrit : la force divine le poussa vers la surface de l’eau. Il le fit parler devant lui de tout ce qui lui était arrivé, et aussi de ce que Thoth avait dit à Râ. Nous retournâmes à Coptos avec lui, nous le conduisîmes à la bonne demeure[20] et nous fîmes des rites pour lui ; nous l’embaumâmes comme il convenait à la grandeur d’un haut personnage, nous l’enterrâmes dans une caisse en la nécropole de Coptos. Ptahneferka, mon frère, dit : « Embarquons-nous et ne tardons, de peur que le roi n’apprenne tout ce qui s’est passé, et que son cœur ne devienne triste à cause de cela ; » Nous montâmes au port, nous nous embarquâmes : arrivé à l’endroit de la chute qu’avait faite Merhu, le jeune enfant, dans le fleuve, je sortis de dessous l’ombre de la barque royale, je tombai dans l’eau, invoquant Râ, appelant tout le monde resté sur le port. Ptahneferka récita l’écrit sur moi : la force divine me poussa vers la surface de l’eau. Il me fit parler devant lui de tout ce qui m’était arrivé. Il retourna à Coptos avec moi, me fit conduire à la bonne demeure, fit des rites pour moi, et me fit embaumer comme il convenait à la grandeur d’un très haut personnage. Il me fit enterrer dans la tombe où était Merhu, le jeune enfant. Il monta au port, s’embarqua ; arrivé à l’endroit de notre chute dans le fleuve, il parla avec lui-même, disant : « Dois-je aller à Coptos pour que je m’unisse avec eux ? Si je vais à Memphis, le roi me demandera ses enfans. Que lui dirai-je ? Je ne peux pas lui parler ainsi : J’ai conduit tes enfans à la Thébaïde ; je les ai tués et je suis vivant ! Si je vais à Memphis, vivrai-je encore ? » Il fit apporter des bandelettes de lin pour en faire une ceinture ; il en enveloppa le livre et le mit sur ses flancs. Ptahneferka sortit de dessous l’ombre de la barque royale, tomba dans le fleuve, invoquant Râ, appelant tout le monde resté sur le port. On dit : « Un grand malheur, un malheur affreux ! Ne va-t-il pas revenir, le bon scribe, qui n’a pas son pareil ? » On fit naviguer la barque royale sans que personne connût l’endroit où était Ptahneferka. On arriva à Memphis. Le roi descendit au-devant de la barque royale, vêtu d’un costume de lin, et les gardes, qui tous avaient pris des vêtemens de lin, et les prêtres de Ptah avec leur grand-prêtre, et tous les officiers du palais. Ptahneferka occupait l’intérieur de la barque royale ; il avait le livre à ses flancs. Le roi dit : « Qu’on enlève ce livre de ses flancs. » Les officiers du palais et les prêtres de Ptah avec leur grand-prêtre dirent devant le roi : « Notre grand maître et roi, auquel soit donnée la durée de Râ ! Ptahneferka était un bon scribe et un homme très savant. » Le roi le fit conduire à la bonne demeure jusqu’au seizième jour, le fit orner jusqu’au trente-cinquième, embaumer jusqu’au soixante-dixième jour. On l’enterra dans sa tombe.

Ici finit le récit de la dame Ahura ; elle ajoute seulement, pour dissuader le prince Setna, qui brûlait de posséder le livre sacré du dieu Thoth :

« J’ai passé par ces malheurs à cause de ce livre dont tu dis : « Qu’on me le donne ! » Ne m’en parle pas, car à cause de lui nous avons perdu la durée de notre vie sur la terre. — Ahura, répond Setna, qu’on me donne ce livre pour que je le voie, sinon je le saisirai de force ! » Alors Ptahneferka se dressant sur sa couche funéraire : « N’es-tu pas Setna, auquel cette femme a raconté toute l’histoire malheureuse ? Garde-toi de prendre ce livre. Comment pourrais-tu le tenir à cause de la force de son excellent contenu ? »

Setna insiste et propose de jouer le livre en une partie composée de cinquante-deux points[21]. On joue. Ptahneferka triche et est néanmoins battu. Le prince s’empare du livre, il va sortir du tombeau et reprendre la forme qu’il avait sur la terre.

Setna appelle alors son frère, qui était auprès de lui. « Ne tarde pas, lui dit-il, va sur la terre, tu raconteras au roi tout ce qui s’est passé ; apporte les talismans de Ptah appartenant à mon père et mes livres magiques. » Le frère du prince alla sur la terre et raconta tout. Le roi lui dit de prendre les talismans de Ptah et les livres magiques ; il redescendit dans le tombeau et appliqua les talismans au corps de Setna. Le prince, muni du livre de Thoth, sortit du tombeau, et la lumière marcha devant lui, et l’obscurité marcha derrière lui. Ahura pleura après lui, disant : « Gloire à toi, roi de l’humanité ! gloire à toi, roi de la lumière ! .. » Ptahneferka dit à Ahura : « Que ton cœur ne soit pas triste ! Je ferai qu’il rapporte ce livre : un couteau et un bâton seront dans sa main, et un brasier de feu sur sa tête. » Setna alla devant le roi ; il lui raconta qu’il possédait le livre. Le roi dit : « Ce livre est pris du tombeau de Ptahneferka ; sois un homme prudent. Il sera un couteau et un bâton dans ta main, un brasier de feu sur ta tête. » Setna l’entendit, mais ce n’était nullement le dessein de Setna de se séparer du livre ; il le lisait en présence de tout le monde.

Un jour que Setna se promenait devant le temple de Ptah, il aperçut une très belle femme : il y avait beaucoup d’or sur elle, et cinquante-deux jeunes filles marchaient derrière elle. Dès l’heure que Setna la vit, il ne sut plus l’endroit du monde où il se trouvait. Il appela son jeune serviteur. « Va, cherche à savoir qui est cette femme. » Le jeune serviteur appela la jeune servante qui marchait derrière la femme. « Qui est cette femme ? demanda-t-il. — C’est Tabubu, la fille du prêtre de la déesse Bast, la dame du quartier Anch-ta (de Memphis), qui entre au temple pour faire sa prière devant Ptah, le grand dieu. » Le jeune page retourna vers Setna, lui rapporta tout ce qu’il avait appris. « Va dire à cette fille : C’est Setna-Chamus, le fils du roi Usermât, qui m’envoie, disant : « Je te donnerai dix pièces d’argent pour que je passe une heure avec toi ; sinon, on t’avertit qu’on usera de violence. » Le jeune page retourna, appela la jeune servante et causa avec elle. Elle parut confuse de ses paroles, comme si c’était honteux, ce qu’il avait dit. Mais Tabubu s’adressant au jeune homme : « Cesse de parler à cette sotte fille. Viens et parle avec moi. Répète à Setna ce que je dis : Moi je suis sage, je ne suis pas une personne vile ; si tu désires faire ta volonté, viens au temple de Bast, à la maison ; tout y est préparé ; tu feras tout ce que tu voudras de moi. Personne au monde ne le saura. Je n’en dirai rien dans la rue. » Le jeune page alla tout répéter à Setna. Setna fit conduire une barque pour lui, s’embarqua au port et se rendit au temple de Bast. Il marcha jusqu’à ce qu’il vît une maison bien construite ; il y avait une muraille de même grandeur et un jardin au milieu. « A qui est cette maison ? demanda Setna. — C’est la maison de Tabubu, » lui fut-il répondu. Setna entra dans l’enclos pour se placer en face de la salle du jardin. On avertit Tabubu : elle descendit, saisit la main de Setna et lui dit : « La magnificence de la maison du prêtre de Bast, dame d’Anch-ta, où tu es entré, c’est une bien belle chose. Monte en haut avec moi ! » Setna monta par le perron de la maison. La salle était ornée de vrai lapis-lazuli et de vraies turquoises ; il y avait des lits nombreux drapés d’étoffe de fin lin. Beaucoup de coupes d’or étaient disposées sur un buffet, et chaque coupe était remplie de vin. On les plaça dans la main de Setna. Elle lui dit : « Qu’il te plaise manger ! » Il lui dit : « Ce n’est pas cela que je demande. » On lui présenta du pain cuit et on apporta de l’huile, selon les usages de la nourriture royale, devant lui. Setna fit un heureux jour avec Tabubu, mais il ne vit pas encore son visage. Alors il lui dit : « Finissons, allons à l’intérieur ! » Elle lui dit : « Moi, je suis sage, je ne suis pas une personne vile ; si tu désires faire ce que tu veux avec moi, il faut me céder par contrat tous tes biens. » Setna dit : « Qu’on amène le scribe ! » Il fit faire en sa faveur un contrat de cession pour tous ses biens. Une heure se passa ; on vint dire à Setna : « Tes enfans sont en bas. — Qu’on les fasse monter ! » fit-il. Tabubu se leva ; elle s’habilla d’un habit de lin ; Setna vit tous ses membres à travers l’étoffe, et son amour grandit encore. Il dit à Tabubu : « Finissons, allons à l’intérieur. — Moi, je suis sage, je ne suis pas une personne vile ; si tu désires faire ce que tu veux avec moi, fais signer tes enfans au-dessous de mon contrat pour qu’ils ne contestent pas tes biens à mes enfans. » Les enfans entrèrent, signèrent au-dessous de l’écrit. Setna reprit alors : « Finissons, allons à l’intérieur. — Moi, je suis sage, je ne suis pas une personne vile ; si tu désires faire ce que tu veux avec moi, fais tuer tes enfans pour qu’ils ne disputent pas un jour avec les miens. » Setna dit : « Qu’on fasse cette méchante action. » Devant lui, elle fit tuer ses enfans, les fit jeter en bas par la fenêtre, devant les chiens et les chats, qui mangèrent leur chair. Setna les entendit en buvant avec Tabubu. « Finissons, allons à l’intérieur ! Tout ce que tu m’as dit, je l’ai fait. — Entre dans cette salle. » Il entra dans la salle, se coucha sur un lit d’ivoire et d’ébène, et étendit la main vers Tabubu.

Ici un passage fort difficile à entendre dont M. Brugsch donne la transcription hiéroglyphique. Setna a été le jouet d’une illusion terrible, née sans doute de l’ivresse.

Une heure se passe. À son réveil, Setna aperçoit un génie de grande taille ; il se voit nu, n’ose par pudeur se lever. Le génie lui dit : « Setna, dans quel état es-tu ? — C’est Ptahneferka, répond le prince, qui m’a fait tout cela. — Va, lui dit le génie, à Memphis ; tes enfans te demandent. — Mon grand maître, à qui soit accordée la durée du soleil ! comment pourrais-je aller à Memphis, n’ayant pas d’habits ? » On fit donner des habits à Setna, qui alla et embrassa ses enfans à Memphis. « Est-ce que ce n’est pas l’ivresse, demanda le roi, qui t’a fait faire tout cela ? » Setna raconta tout. « Setna, je t’avais dit de ne pas enlever ce livre de l’endroit où tu l’as pris ; tu m’as désobéi. Qu’on emporte ce livre de Ptahneferka ! Un couteau et un bâton doivent être en ta main, un brasier de feu sur ta tête. »

Le prince sortit de la présence du roi. Il redescendit dans le tombeau où se trouvait Ptahneferka. Ahura lui dit : « Setna, que Ptah, le grand dieu, te conserve ! » Ptahneferka rit, disant : « C’est l’histoire que je t’avais prédite. » Setna en convint, et dit : « Ptahneferka, n’est-ce pas une mauvaise histoire ? » Ptahneferka répondit : « Setna, tu l’as fait connaître en disant : « Ahura et Merhu, son fils, se trouvent à Coptos, en un tombeau. » Rends-toi donc à Coptos. » Setna sortit de la tombe, il se présenta devant le roi et lui répéta les paroles de Ptahneferka. Le roi dit : « Setna, pars pour Coptos afin de retrouver Ahura et Merhu, son fils. » Il monta vers le port, s’embarqua dans la barque royale et parvint à Coptos. Les prêtres et le grand-prêtre d’Isis de Coptos descendirent au-devant de lui et saisirent sa main pour le saluer à son arrivée. Il se rendit au temple d’Isis de Coptos et d’Harpocrate, et fit apporter une oie et du vin pour un holocauste et une libation ; puis il prit le chemin de la nécropole avec les prêtres d’Isis. Durant trois jours et trois nuits, ils cherchèrent dans tous les tombeaux de la nécropole, examinèrent les stèles et lurent les écritures hiéroglyphiques : les sépultures d’Ahura et de Merhu, son fils, restèrent inconnues. Ptahneferka savait qu’ils ne les retrouveraient point. Il se montra à eux sous la figure d’un vieillard très âgé. Il marcha au-devant de Setna, qui lui dit : « Tu as l’air d’un homme très âgé ; ne connais-tu pas les sépultures d’Ahura et de son fils Merhu ? » Le vieillard dit à Setna : « Le père du père de mon père a dit au père de mon père, et le père de mon père a dit à mon père ainsi : Les sépultures d’Ahura et de Merhu se trouvent en un coin du territoire sud du lieu appelé Pe-he-Mato. » Le prince dit au vieillard : « Fais fouiller le Pe-he-Mato. — Qu’on me donne une garantie, répliqua le vieillard, afin qu’on ne me fasse aucun mal, si l’on ne trouve pas là les sépultures de Ahura et de Merhu, son fils. » On perça l’endroit du Pe-he-Mato, et on trouva les sépultures. Setna fit reconstruire les lieux comme ils étaient auparavant. Ptahneferka se fit reconnaître à Setna pour celui qui avait retrouvé les sépultures de Ahura et de Merhu, son fils. Le prince descendit au port, il s’embarqua, parvint à Memphis, et le roi s’avança pour le recevoir.


Notre étude des contes et romans nationaux de l’ancienne Égypte, conservés sur des papyrus authentiques des musées de Londres, de Boulaq et de Turin, est terminée. De nouvelles découvertes augmenteront encore sans nul doute ce chapitre de littérature antique. Nous n’avons rien dit du conte fameux de Rhampsinite : outre qu’il se trouve dans un texte grec classique, M. Gaston Paris ne le croit pas d’origine égyptienne. Les vignettes du XVIIe chapitre de certains exemplaires du Livre des morts, où le défunt est assis devant un damier, peuvent en quelque sorte servir d’illustrations, M. Birch l’a montré, à la légende très vraisemblablement égyptienne de la descente aux enfers de ce pharaon et de son jeu avec Isis. Ces contes, ces légendes, ces romans de mœurs nationales, peuvent être diversement appréciés quant à leur valeur esthétique. Des considérations de ce genre, qui seules avaient le don d’intéresser l’ancienne critique, nous touchent très peu aujourd’hui : nous n’instituerons aucun parallèle littéraire entre le scribe Enna et le bon La Fontaine. Ce qui nous attire vers de telles œuvres, naïves et spontanées à l’origine comme tout ce qui sort du sein de la nature, c’est qu’elles sont d’inappréciables documens historiques. Dans ces vieux mythes divins transformés en contes et en légendes par l’imagination populaire, dans l’évolution séculaire des sentimens et des idées d’une race, dans le développement des croyances, des mœurs et de la vie nationale, la mythologie, la psychologie et l’archéologie comparées recueillent une multitude de faits et d’observations authentiques, germes féconds d’un prodigieux passé, qui, doucement sollicités par quelque génie sympathique, se reprendront un jour à s’agiter confusément, à palpiter, à ressusciter dans la conscience humaine, et feront passer dans nos âmes quelque chose de l’âme de la vieille Égypte.


JULES SOURY.

  1. Hymne au Nil, publié et traduit d’après les deux textes du Musée britannique, p. 1-17 ; Paris 1874.
  2. G. Maspero, Du Genre épistolaire chez les anciens Égyptiens de l’époque pharaonique, p. 74-75 ; Paris 1873.
  3. Chabas, Mélanges égyptologiques, 3° série, t. II, p. 77.
  4. Voyez le petit traité fort ancien, dédié par un scribe à son fils, où ces métiers sont énumérés avec leurs inconvéniens et leurs misères, dans Maspero, l. I, p. 48-73.
  5. Mariette-Boy, Notice des principaux monumens du musée de Boulaq, 3e édition, p. 209.
  6. Maspero, une Enquête judiciaire à Thèbes au temps de la XXe dynastie, p. 62 -sqq. ; Paris 1872, in-4o.
  7. Lepsius, Denkmaler, t. II, p. 43. Nous donnons la traduction de M. Maspero, de même pour l’inscription funéraire de Ta-Imhotep, déjà traduite par Brugsch.
  8. Chabas, l’Egyptologie, journal mensuel publié à Chalon-sur-Saône.
  9. Un des noms les plus ordinaires de l’Égypte.
  10. C’est-à-dire en taureau Apis.
  11. Voyez Noeldeke, Histoire littéraire de l’Ancien-Testament, p. 103 et suivantes de notre traduction, Paris 1873.
  12. Dr J. Derenbourg, Fables de Loqman le Sage, Berlin 1850.
  13. Le plus ancien document élohiste du Pentateuque.
  14. A. Bernstein, Ursprung der Sagen von Abraham, Isaak und Jacob, Berlin 1871, p. 32.
  15. Prœpar. evang., IX, 23.
  16. Voyez la nouvelle traduction que vient d’en donner M. Chabas, après sa publication de 1860, dans ses Mélanges égyptologiques, 3e série, t. II.
  17. Champollion, Monum., t. III, pi. 397 ; Prisse d’Avennes, Monumens égyptiens, pl. 45.
  18. Chabas, Études sur l’antiquité historique, p. 214, 2e édit. Paris 1873.
  19. Chabas, Etudes sur l’antiquité historique, p. 194 et 213.
  20. Au tombeau.
  21. On jouait dans l’Amenti des Égyptiens. Voyez les vignettes de quelques exemplaires du Livre des morts au chapitre XVII ; cf. Herod., t. II, 122.