Contes et légendes annamites/Légendes/022 Histoire de con Tam et de con Cam


XXII

HISTOIRE DE CON TAM ET DE CON CAM[1].



Un mari et sa femme avaient chacun une fille ; la fille du mari s’appelait Câm, la fille de la femme s’appelait Tâm[2]. Elles étaient de même taille et l’on ne savait qui était l’aînée, qui la cadette. Leurs parents leur donnèrent à chacune un panier tressé et les envoyèrent prendre du poisson ; celle qui en prendrait le plus serait l’aînée. Ce fut Câm qui en prit le plus. Tàm alors s’avisa d’un stratagème. Elle dit à sa sœur d’aller cueillir une fleur de nénuphar[3] de l’autre côté du fleuve ; pendant ce temps, elle mit tous les poissons dans son panier et s’en alla. Lorsque Câm revint, elle ne trouva plus de tous ses poissons qu’un bông mù[4]. Elle s’assit sur la place et se mit à pleurer. Un génie, ému de sa douleur, descendit du ciel et lui demanda ce qu’elle avait. Elle lui raconta comment elle avait été trompée par sa sœur. Le génie demanda si elle n’avait rien laissé et, voyant le bông mù, ordonna à Cam de le garder et de le mettre dans un puits pour le nourrir. À chaque repas elle devait lui donner a manger en l’appelant : « Ô Mù ! ô Mù ! voici du riz blanc et du poisson frais ! voici des restes de riz et de poisson, viens en manger[5]. »

Elle lui donna ainsi à manger quelque temps ; mais un jour, pendant qu’elle gardait les buffles, Tàm, qui avait épié ses actions, vint au puits et appela le poisson qu’elle fit cuire. Lorsque Câm revint des champs elle ne le retrouva plus et se mit à pleurer. Le coq lui dit : Ô ! ô ! o ! donne-moi trois grains de riz, je le montrerai ses arêtes »[6]. Câm lui donna du riz, et le coq lui montra les arêtes que l’on avait jetées derrière la maison.

Câm les ramassa et pleurait. Le génie lui apparut de nouveau, lui dit d’aller acheter quatre petits pots () pour y mettre ces arêtes, et de les enterrer aux quatre coins de son lit. Au bout de trois mois et dix jours elle y trouverait tout ce qu’elle désirerait. Quand elle ouvrit les pots elle y trouva un habit, un pantalon et une paire de souliers. Elle alla les vêtir dans les champs, mais les souliers furent mouillés et elle les fit sécher. Un corbeau enleva un de ces souliers et alla le porter dans le palais du prince héritier. Le prince fit proclamer qu’il prendrait pour femme celle qui pourrait chausser ce soulier.

La marâtre ne permit pas à Câm de se rendre au palais pour essayer le soulier ; elle y alla d’abord avec sa fille, mais sans succès. Câm, cependant, se plaignait et demandait à tenter l’aventure à son tour. La marâtre mêla des haricots et du sésame[7] et lui dit que lorsqu’elle les aurait triés elle pourrait y aller. Le génie envoya une troupe de pigeons pour l’aider dans cette opération ; mais la marâtre ne voulut pas encore la laisser aller, prétendant que les pigeons avaient mangé son grain. Le génie fit rendre par les pigeons le grain qu’ils avaient mangé, et la marâtre permit enfin à Câm de se rendre au palais. Là elle essaya le soulier qui se trouva juste à son pied et le fils du roi la prit pour femme.

Un jour on lui fit dire de venir à la maison de son père qui était malade. Le père était couché et sa femme avait mis sur le lit des oublies[8] qu’il brisait en se retournant. La marâtre dit à Câm que ce bruit était produit par le froissement des os de son père, qu’il était accablé par la maladie et avait fantaisie tantôt d’une chose, tantôt d’une autre ; pour le moment, il voulait de l’arec frais et elle ordonna à Câm d’aller en cueillir sur l’arbre. Câm se dépouilla de ses vêtements de princesse et grimpa sur un aréquier. Mais Tàm coupa l’aréquier[9] sur lequel elle était montée, de sorte qu’elle tomba et se tua,

Tam revêtit les habits de Câm et alla se présenter à sa place au fils du roi, mais celui-ci ne voulait pas d’elle et regrettait toujours sa première femme[10].

Tam avait lavé les habits de son mari et les mettait sécher, Câm, transformée en hoành hoach[11], se mit à crier : « Hoành hoach ! lave proprement ces habits, fais-les sécher sur une perche, ne les fais pas sécher sur une palissade pour les déchirer, ces habits de mon mari. » Le fils du roi dit au hoành hoach : « Si je suis ton mari, entre dans ma manche ; si je ne suis pas ton mari, sors de ma manche. » La hoành hoach entra dans la manche de l’habit du fils du roi ; celui-ci prit l’oiseau et le nourrit ; mais un jour qu’il était absent, Tàm s’en empara, le tua et le mangea. Quand le fils du roi revint, il demanda où était l’oiseau. Tâm lui répondit : « Je suis enceinte, j’ai eu une envie et j’ai mangé l’oiseau. » Le fils du roi lui demanda : « Puisque tu as mangé l’oiseau, où as-tu jeté ses plumes ? » Elle lui répondit qu’elle les avait jetées derrière la palissade. Le fils du roi alla en cet endroit et vit qu’il avait poussé une pousse de bambou fraîche et forte.

Un jour, pendant que le fils du roi était à la chasse, Tam coupa la pousse de bambou, la fit cuire et la mangea. Elle jeta l’écorce et de cette écorce naquit un thi[12]  ; le thi porta un beau fruit. Tàm voulait le manger, mais elle ne put le cueillir.

Une vieille mendiante avait l’habitude de venir s’asseoir sous ce thi. Voyant ce beau fruit, elle en eut envie et dit : « Ô thi ! puisse-t-il se faire que ce thi tombe dans la besace de la vieille ! » Le fruit tomba dans la besace de la vieille ; elle le rapporta chez elle et le mit dans un pot avec du riz. Pendant que la vieille était dehors à mendier, Cam sortait du fruit, faisait cuire du riz et nettoyait la maison. La vieille étonnée de ce prodige se cacha et la surprit. Câm alors lui raconta son histoire, et la vieille la garda comme sa fille adoptive. Vint le jour anniversaire de la mort du mari de la mendiante. Celle-ci dit à Câm : « Je ne sais comment faire pour offrir le sacrifice à ton père (adoptif), je n’ai pas d’argent pour rien acheter. » Câm lui dit : « Ma mère, ne vous inquiétez pas ; lorsque viendra le terme, il y aura tout ce qu’il faudra. » Pendant la nuit, elle éleva un autel en plein air et adressa ses vœux au génie (qui l’avait protégée antérieurement). Celui-ci lui donna immédiatement tout ce qu’elle désirait.

Après l’offrande, Câm dit à la vieille d’aller inviter le fils du roi à venir prendre part à son festin. Le fils du roi se moqua de la vieille mendiante, lui demandant ce qu’elle avait de beau pour venir ainsi l’inviter, « Si vous voulez que je vienne, lui dit-il, tapissez-moi tout le chemin de soie brodée, couvrez la porte d’ornements d’or. » La vieille alla rapporter à Câm ce que lui avait dit le fils du roi. Celle-ci répondit : « Peu importe ! invitez-le à venir. Il sera fait comme il a dit. » Elle adressa ses vœux au génie qui tapissa le chemin de soie, couvrit la porte d’ornements d’or.

Quand le fils du roi arriva dans la maison de la vieille il vit une boîte qui contenait des chiques de bétel parfaitement confectionnées[13]. Il demanda à la vieille qui les avait faites. Celle-ci entra dans l’appartement intérieur et demanda à Câm ce qu’il fallait répondre. Câm lui ordonna de répondre qu’elle avait fait les chiques elle-même. Le fils du roi alors lui ordonna d’en faire une pour voir. Câm se transforma en mouche et se mit à voler autour de la vieille pour l’aider à faire la chique. Le fils du roi voyant cette mouche reconnut que c’était elle qui donnait cette faculté à la vieille, il la chassa donc d’un coup d’éventail et la vieille se trouva incapable d’aller plus avant.

Le fils du roi fit de nouvelles questions à la vieille, et celle-ci, effrayée, avoua la vérité et dit que c’était sa fille qui avait fait les chiques. Le fils du roi lui ordonna de faire venir sa fille et en elle il reconnut aussitôt la femme qu’il avait perdue. Câm lui raconta toutes ses aventures et le fils du roi ordonna à la vieille de la ramener chez lui.

Lorsque Tàm vit revenir sa sœur, elle feignit une grande joie. « Où avez-vous été depuis si longtemps, lui demanda-t-elle ? Comment faites-vous pour être si jolie ? Dites-le-moi que je fasse comme vous. » — « Si vous voulez être aussi jolie que moi, lui répondit Câm, faites bouillir de l’eau et jetez-vous dedans ». Tàm la crut, elle se jeta dans de l’eau bouillante et mourut. Câm fit saler sa chair et l’envoya à sa mère. Celle-ci crut que c’était du porc et se mit à en manger. Un corbeau perché sur un arbre cria : « Le corbeau vorace mange la chair de son enfant et fait craquer ses ossements. » La mère de Tàm entendant ce corbeau se mit en colère et lui dit : « C’est ma fille qui m’a envoyé de la viande, pourquoi dis-tu que je mange la chair de ma fille. » Mais quand elle eut fini la provision, elle trouva la tête de Tàm et sut ainsi qu’elle était morte.



  1. *Il a déjà été publié une analyse de ce conte dans les Excursions et Reconnaissances, IV, p. 275.
  2. Câm est le son, tâm les brisures de riz.
  3. Du jasmin suivant d’autres.
  4. Ce nom désigne les gobiudés, le gobius biocellatus est le plus commun.
  5. Bo mû ! mû hoi com trang, ca tuoi ! com thua, ca can ! Len ma an.
  6. Ô ô ô ! cho bu hôt tûa, chi xuong cho.
  7. D’autres disent du riz glutineux.
  8. Banh tran. Ce sont ces gâteaux minces et ronds en forme de crêpes que l’on voit partout sur les marchés. Ils sont secs et cassants.
  9. D’après une autre version, à mesure que l’on coupait un aréquier, Câm sautait sur un autre, les arbres étant assez rapprochés dans les plantations, de sorte qu’il fallut couper tous les aréquiers du jardin pour venir à bout de la tuer. C’est là sans doute un enjolivement ou une réponse à quelque objection.
  10. Il y a ici des variations assez considérables. D’après les uns, ces deux jeunes filles sont sœurs de père, et il est admis implicitement qu’elles se ressemblent assez pour que Tàm puisse tenter de se substituer à sa sœur. Dans notre texte, au contraire, elles sont étrangères l’une à l’autre, mais on ne voit pas pourquoi le fils du roi accueille Tàm tout en restant fidèle au souvenir de Câm ; cela se comprend d’autant moins que les mariages avec une belle-sœur sont très mal vus et même interdits. L’autre version nous paraît donc plus plausible.
  11. Ou quành quach ; c’est le nom d’un oiseau (Ixos analis), tiré de son cri.
  12. Diospyros chenaster, diospyros decandra (d’après Taberd). C’est un fruit jaune, d’une odeur pénétrante, qui a de l’analogie avec celle du coing. L’on en voit sur les marchés deux et même trois variétés ; deux d’entre elles, qui ont la forme aplatie de la pomme et ne diffèrent que par leur grandeur, n’ont pas de pépins, la chair est compacte. L’autre variété plus grosse, globuleuse, a une espèce de pulpe au milieu de laquelle se trouvent de gros noyaux dont la chair blanche et nacrée est très dure. Le germe apparaît à l’une des extrémités de la graine. Quand on l’en a dégagé avec soin, il ressemble, disent les Annamites, à une silhouette de femme. On pourrait mieux le comparer à un insecte (une cicindèle par exemple, moins les antennes) vu de dos. Lorsque des enfants passent sous un thi, ils tendent un pan de leur robe, sifflent pour appeler le vent et crient : « Trai thi ! rot bi ba già ! » (Thi, tombe dans la besace de la vieille !)
  13. C’est un grand art et qui n’est pas donné à tous de confectionner une chique de bétel qui réponde à toutes les exigences. Dans l’Annam on fait les chiques de forme régulière et beaucoup plus petites que dans nos provinces. L’on n’offre pas non plus tout un plateau de feuilles et d’arec, mais un petit nombre de chiques ; à leur élégance on reconnaît la main des demoiselles de bonne maison.