Contes et légendes annamites/Légendes/013 Histoire de Cao bien

Contes et légendes annamitesImprimerie coloniale (p. 25-29).


XIII

HISTOIRE DE CAO BIÉN.



Cao bién[1] était un habile devin chinois (thây dia ly)[2]. Il fut employé par l’Empereur qui voulait le récompenser, mais Cao bién refusa or et argent, demandant que, les yeux fermés on le laissât désigner au hasard un des magasins impériaux dont on lui donnerait le contenu. L’Empereur accepta, et Cao bién désigna le magasin des pinceaux. Il prit alors une pierre, la plaça devant la porte du magasin et se fit porter les pinceaux amassés dans l’intérieur. À mesure qu’on les lui portait, il en frappait la pierre, et continua ainsi pendant plusieurs jours, les détériorant tous. Comme la provision était presque épuisée, l’un de ces pinceaux pénétra au travers de la pierre. Cao bién le prit, rentra chez lui, fit un cerf-volant en forme d’aigle (con dêu), se servit de ce pinceau pour dessiner les yeux à l’aigle, l’aigle alors put voler. Cao bién lui monta sur le dos et se rendit dans le royaume d’Annam, où se trouvaient beaucoup de cavernes impériales[3].

Il voulait chercher un moyen de se faire roi, mais il réfléchit et se dit : « Je suis vieux et je n’ai pas de fils. » Là-dessus, il résolut de donner la couronne à son gendre. Il retourna donc en Chine, ordonna à son gendre d’exhumer le corps de son père et de le briûler, afin d’en porter les cendres dans l’Annam, dans un lieu où se trouvait la gueule du dragon.

La crémation opérée, ils partirent pour l’Annam et se rendirent dans la province de Quâng binh, où se trouvait une gueule de dragon dans une rivière. Gao bien prit les os du père de son gendre, les donna à l’un de ses disciples et lui ordonna de plonger dans la rivière, de déposer les ossements dans la gueule du dragon et de remonter lorsque la gueule les aurait saisis. Mais ce disciple avait de l’ambition, et ayant deviné de quoi il s’agissait, il avait exhumé les ossements de son propre père et les avait cachés près de là. Il plongea, mit les ossements de son père dans la gueule du dragon et suspendit aux ouïes ceux que lui avait donnés Cao bién.

Cao bién pensant qu’il avait exécuté ses ordres s’en retourna. Il ordonna à son gendre de prendre un boisseau de cinq espèces de riz, puis il le mena à l’épaule du dragon et fit trois fosses dans lesquelles il enterra les cinq boisseaux de riz, dont tous les grains devaient devenir des soldats enchantés. Il dit à son gendre : « Vous attendrez trois ans neuf mois et dix jours, et à l’expiration de ce délai, vous reviendrez devant ces tombeaux et vous crierez à haute voix : Père, levez-vous pour régner ! » Cao bién s’en revint ensuite en Chine.

Mais le Ciel ne favorisait point ses desseins. Le disciple avait suspendu les ossements du père de son gendre aux ouïes du dragon ; ils furent dispersés par le courant. Au bout de trois ans et neuf mois, comme il manquait encore dix jours pour atteindre le terme fixé, la fille de Cao bién accoucha de trois garçons. Le premier, à la face rouge, tenait en main un sabre et un sceau ; le second, à la face couleur de fer, le troisième, à la face verte, tenaient chacun un sabre. Dès leur naissance, ils savaient marcher et ils allèrent s’asseoir sur l’autel domestique. Leur père fut étonné et, effrayé, il dit à sa femme : « Comment as-tu donné le jour à des démons ? je vais les tuer, de peur qu’il ne nous arrive malheur. » Il saisit les trois enfants et leur coupa la tête. Il dit ensuite à sa femme : « Ton père m’a fait faire de mauvaises choses, c’est pourquoi fu as donné le jour à ces démons. »

Là-dessus, il courut à l’endroit où il avait enterré le riz et cria une fois : « Père, lève-toi pour régner ! » Alors se levèrent de la terre en tumulte des espèces de formes humaines ; mais comme il manquait encore dix jours pour l’accomplissement du charme, elles n’avaient aucune force et retombaient sans vie.

Le gendre de Cao bién s’enfuit épouvanté. Cao bién à ce moment se trouvait en Chine, où il avait été retenu par les vents contraires de sorte qu’il n’avait pu empêcher son gendre de tout gâter. Quand il apprit ce qui était arrivé, il se mit en fureur et coupa la tête à son gendre et à son disciple. Il remonta ensuite sur son aigle et chercha dans tout l’Annam toutes les cavernes propices pour leur faire perdre leur vertu magique.

Dans l’endroit où il avait déposé les os du père de son gendre, au fleuve de Trà khùc, dans la province de Quàng ngâi, il tua le dragon, disant : « Si je ne puis être roi, que nul ne le soit. » Depuis ce meurtre, les eaux du fleuve de Trà khùc sont teintes de rouge. Gao bien alla ensuite dans le Nghè an, où sur le sommet d’une montagne appelée la Tête du dragon, se trouvait une des cavernes miraculeuses. Cao bién l’exorcisa au moyen d’une pièce d’airain, et, depuis, un souffle de mort règne sur cette montagne et rien ne peut y pousser.

Dans le Thanh hoa aussi, se trouvait une caverne, mais Cao bién en dédaigna le dragon parce qu’il était boiteux et, pensait-il, ne pouvait faire de roi, il le laissa donc intact. C’est pour cette raison que toutes les dynasties annamites ont pris naissance dans le Thanh hoa.

Dans le Phù yen, près du bord de la mer, se trouve un monticule de sable qui a la forme d’un tombeau ; les gens des bateaux qui fréquentent ces parages l’appellent le Tombeau de Cao bién. Il présente cette particularité que, malgré l’effort des vents et des flots, il reste toujours intact et semblable à un tombeau. L’on dit que c’est le tombeau de Cao bién, mais je ne sais ce qui en est.



  1. Cao bién était un général qui vint à la tête d’une armée chinoise délivrer l’Annam tombé au pouvoir des Nam chièn. Après la pacification il se proclama roi, sans doute sous la suzeraineté de la Chine. Le Khâm dinh Viet Suc cang mue contient, à la cinquième année Hàm thông (860-874 A. D.) des Duong (de Chine), un récit assez étendu des exploits de ce personnage. Sous la septième année, il est raconté que Cao bién fit détruire des roches qui formaient obstacle à la navigation. Quatre d’entre elles surtout, qui défiaient les moyens ordinaires, furent pulvérisées par cent traits de foudre. C’est là sans doute ce qui a donné naissance à l’opinion qu’il avait voulu stériliser dans l’Annam les veines du dragon, et assurer ainsi à jamais la dépendance de ce pays. (Cf. Truong vïnh Ky. Histoire annamite, I, pages 39-41.)
  2. Thay dia ly. Géomancien ; devin qui étudie la configuration des lieux à l’effet de reconnaître les emplacements favorables à l’érection des maisons et des tombeaux.
  3. Huyêt de vwong. Tombeaux impériaux et royaux, c’est-à-dire ici emplacements dont la possession assure l’empire à la postérité des occupants. — Le dragon azuré et le tigre blanc, représentants eux-mêmes les principes mâle et femelle de la nature, sont pour ainsi dire universellement présents dans la constitution géologique de notre globe. La situation des différentes parties de leurs corps est indiquée à l’œil du devin par les sinuosités des montagnes et des rivières ; certaines influences astronomiques, la respiration de la nature (khi), les accidents du terrain, viennent favoriser ou combattre l’action de ces éléments primordiaux. [In devin exercé reconnaît en tous lieux le corps et les membres du dragon et jusqu’aux veines de son corps, partant de son cœur sous la forme de chaînes de collines. En général, il y a accumulation de force vitale auprès de la poitrine du dragon, tandis qu’aux extrémités l’énergie du souffle de la nature est à peu près épuisée. Mais, même au cœur du dragon, des influences contraires, les vents soufflant librement, un cours d’eau coulant en ligne droite vers la plaine ouverte peuvent disperser le fluide propice et en détruire l’effet. Les meilleurs sites sont ceux où le dragon et le tigre sont enchevêtrés, tout proche du point de jonction de leurs corps. L’on doit avoir soin de laisser le dragon à gauche, le tigre à droite de l’édifice à construire.
    Les Chinois, et d’après eux les Annamites, croient que les âmes des morts restent, dans leur partie matérielle, attachées pour un temps à la tombe, tandis que la partie céleste et éthérée de ces âmes aime à errer autour des demeures de leurs descendants. Ils en concluent que la fortune des vivants dépend, dans une large mesure, de la situation favorable des tombes des ancêtres. Si une tombe est ainsi placée que la partie animale de l’esprit du mort soit à l’aise, libre de toute entrave, l’ancêtre se sentira bien disposé envers ses descendants, pourra veiller sans cesse sur eux et les combler de toutes les prospérités. Tout Chinois prend donc le plus grand soin de placer les tombeaux de ses parents dans une telle situation qu’aucune étoile ou planète dans le ciel, aucun élément terrestre, aucun souffle, aucune subtile influence de la nature, aucune configuration funeste des montagnes et des vallées ne puisse troubler le profond repos du mort et menacer ainsi la fortune de la famille. Cette situation peut être telle qu’une longue suite d’honneurs et l’empire même deviennent son patrimoine. (Eitel. Feng shui or the rudiments of natural science in China, passim.)
    Huyêt. Littéralement : caverne, trou souterrain, tombeau, désigne en termes de géomancie l’emplacement favorable à l’érection d’un tombeau.