Contes et légendes annamites/Légendes/011 Le saint de bronze noir


XI

LE SAINT DE BRONZE NOIR.



L’on ne sait au juste quand vivait ce génie, mais on raconte que c’était du temps de l’empereur Oai vuong, de la dynastie des Chàu[1]. Il avait deux tru’ong de haut[2] et était tellement habile que nul ne l’égalait. Or, un jour qu’il avait rendu à l’empereur on ne sait quel service, celui-ci lui demanda ce qu’il voulait pour sa récompense. Le génie le pria de lui donner tout un trésor de bronze noir pour l’emporter dans l’Annam et s’en faire une statue. L’empereur lui accorda sa demande.

De ce bronze, le génie fit fondre une statue de lui-même et une autre du fondeur, un tigre et un lit. Il plaça le tigre sur le lit et s’assit sur le tigre. Les prunelles de la statue du génie sont en or, et le blanc des yeux en argent. Le forgeron est assis au pied du lit, il tient à la main un maillet de bronze de quinze thirô’c de long. La figure du génie a une expression menaçante ; elle épouvante tous ceux qui viennent l’adorer, mais sa protection est très efficace, et on peut avoir recours à lui pour tous les cas, aussi bien pour les affaires de l’État que pour celles des particuliers.

Le roi Quang trung[3], qui ne respectait rien, voulut détruire cette statue. Il la fit serrer de crochets de fer sur lesquels trois mille hommes tiraient pour l’abattre. Il avait fait venir des forgerons avec leurs soufflets de forge pour en fondre l’airain, mais, aussitôt qu’il eut donné le signal de l’effort, la statue poussa un rugissement et vomit des flammes. Quang trung fut renversé, ainsi que ses trois mille hommes. À partir de ce moment, il fut pris de maladie et, pour recouvrer la santé, dut faire au génie un sacrifice de trois victimes.

Voici la description que fait de cette statue M. P. Truong vinh Ky : « Au delà de la porte de Buoi, j’allai voir, sur la rive du lac occidental, la pagode de Tràn vô quan, vulgairement appelé le saint de bronze noir. Cette statue est une statue assise, dont la tête touche au faîte de l’édifice ; elle est en bronze noir massif. Ses cheveux sont crépus comme ceux du Bouddha ; sa figure aussi lui ressemble. Quant au reste du corps, il est représenté, comme saint Paul, une main appuyée sur son sabre, qui repose sur l’écailie d’une tortue ; l’autre étend un doigt vers le ciel ; les pieds sont chaussés de sandales. Cette statue porte une inscription que le temps a rendue illisible. » (Truong vinh Ky, Voyage au Tong-king, p. 7.) L’on remarquera que cette description de la statue ne répond pas à celle qu’en donne notre légende. D’après des témoins oculaires, le tigre n’existe pas, et le glaive du génie repose bien sur l’écaille d’une tortue. C’est cette épée qui l’a fait comparer à saint Paul, dont les chrétiens tonquinois lui donnent le nom. La statue du fondeur est en pierre. L’on raconte que lorsque Minh mang alla recevoir l’investiture, il fit un salut au génie ; celui-ci fut couvert de sueur. Il n’était, en effet, qu’un génie comme beaucoup d’autres, tandis que le roi d’Annam était un tout-puissant ; aussi le génie devait-il être confus et effrayé d’un tel honneur.



  1. Dynastie chinoise de 1122 à 255 avant notre ère. L’empereur Oai lièt Vuong régna de 425 à 401.
  2. Le Tru’ong vaut dix thiro’c.
  3. Nguyên vân Huè, l’un des Tày son, conquit le Tonquin (1786).