Contes en vers (Voltaire)/Le Songe creux

Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 10 (p. 71-72).
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LE SONGE CREUX[1]


Je veux conter comment la nuit dernière,
D’un vin d’Arbois largement abreuvé,
Par passe-temps dans mon lit j’ai rêvé
Que j’étais mort, et ne me trompais guère.
Je vis d’abord notre portier Cerbère,
De trois gosiers aboyant à la fois ;
Il me fallut traverser trois rivières ;
On me montra les trois sœurs filandières,
Qui font le sort des peuples et des rois.
Je fus conduit vers trois juges sournois,
Qu’accompagnaient trois gaupes effroyables,
Filles d’enfer et geôlières des diables ;
Car, Dieu merci, tout se faisait par trois.
Ces lieux d’horreur effarouchaient ma vue,
Je frémissais à la sombre étendue
Du vaste abîme où des esprits pervers
Semblaient avoir englouti l’univers.
Je réclamais la clémence infinie
Des puissants dieux, auteurs de tous les biens.
Je l’accusais, lorsqu’un heureux génie
Me conduisit aux champs élysiens,
Au doux séjour de la paix éternelle.
Et des plaisirs, qui, dit-on, sont nés d’elle.
On me montra, sous des ombrages frais,
Mille héros connus par les bienfaits
Qu’ils ont versés sur la race mortelle,
Et qui pourtant n’existèrent jamais :

Le grand Bacchus, digne en tout de son père ;
Bellérophon, vainqueur de la Chimère ;
Cent demi-dieux des Grecs et des Romains.
En tous les temps tout pays eut ses saints.
Or, mes amis, il faut que je déclare
Que si j’étais rebuté du Tartare,
Cet Élysée et sa froide beauté
M’avaient aussi promptement dégoûté.
Impatient de fuir cette cohue,
Pour m’esquiver je cherchais une issue,
Quand j’aperçus un fantôme effrayant,
Plein de fumée, et tout enflé de vent,
Et qui semblait me fermer le passage.
« Que me veux-tu ? dis-je à ce personnage.
— Rien, me dit-il, car je suis le Néant.
Tout ce pays est de mon apanage. »
De ce discours je fus un peu troublé.
« Toi le Néant ! jamais il n’a parlé…
— Si fait, je parle ; on m’invoque, et j’inspire
Tous les savants qui sur mon vaste empire
Ont publié tant d’énormes fatras…
— Eh bien, mon roi, je me jette en tes bras.
Puisqu’en ton sein tout l’univers se plonge,
Tiens, prends mes vers, ma personne, et mon songe :
Je porte envie au mortel fortuné
Qui t’appartient au moment qu’il est né. »


FIN DES CONTES EN VERS.



  1. Les éditeurs de Kehl ont placé le Songe creux à la fin des contes, sans en donner la date. Je pense qu’ils l’ont imprimé sur manuscrit, car je ne l’ai trouvé dans aucune des éditions qui ont précédé celles de Kehl. (B.)