CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE

VIVRE !

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Il s’est passé hier un fait bizarre dont je garantis l’authenticité, et qui, d’ailleurs, bien que les détails m’en aient été confiés en secret, ne peut tarder à être connu, du moins dans ses grandes lignes.

Je changerai les noms cependant. Mais qui ne devinera de qui je veux parler quand j’aurai dit que Dermelin et Bradol, anciens champions de bicyclette, passés à l’automobile, se haïssaient de la haine la plus féroce ?

Elle est publique cette haine, personne ne l’ignore. Elle nous a quelquefois divertis par ses explosions imprévues et nous à souvent passionnés comme aux minutes suprêmes qui mettaient aux prises, sur le ciment des vélodromes, les deux hommes exaspérés.

Vieille haine qui date de loin, de l’enfance même ! Au village où ils grandirent ensemble, Dermelin et Bradol luttaient déjà de force, d’adresse, de ruse et de brutalité. Chacun était chef d’une bande de gamins, et l’on s’empoignait rudement, jusqu’à victoire définitive, dans les chemins creux ou dans l’arène des clairières.

Adolescents, soldats, ils prouvèrent, en cent occasions, que leurs sentiments, loin de s’apaiser, croissaient avec l’âge et tiraient de chaque rencontre un nouvel aliment et une nouvelle vigueur. Mais il est certain que les luttes sportives amenèrent cette haine à un degré d’acuité tout à fait exceptionnel. Il y a là un principe d’excitation et de rivalité jalouse qui fait perdre la tête aux mieux équilibrés. Les acclamations vous grisent. Les triomphes vous égarent, les défaites vous affolent. C’est une atmosphère dangereuse pour de jeunes cerveaux. Bien peu qui n’en soient détraqués.

Si l’on joint à cela l’inimitié implacable qui dressait l’un contre l’autre Dermelin et Bradol, on comprend encore mieux ce qu’il y eut, dans leurs fameux matches, de fureur sombre, de rage concentrée et, souvent, d’audace terrifiante.

Leur conversion à l’automobile fut simultanée et ne fit qu’aggraver cet état de choses. Attachés aux deux maisons concurrentes les plus en vue, ils s’affirmèrent des chauffeurs de premier ordre, et les grandes batailles de ces dernières années, à travers la France et l’Europe, furent gagnées, chacun s’en souvient, tantôt par l’un et tantôt par l’autre.

Voilà, n’est-ce pas des motifs d’animosité suffisants. Pourtant l’acte étrange, absurde, dont je vais parler, demeurerait inexplicable, si l’on ne savait la vraie cause qui transforma toutes ces vieilles rancunes en un besoin irrésistible et maladif de vengeance. Est-il nécessaire de préciser que l’amour fut cette cause déterminante ?

Oui, Dermelin et Bradol aimèrent la même femme, une divorcée du nom de Marceline, déjà connue pour avoir été enlevée et puis abandonnée par un professeur de bicyclette. Je n’entreprendrai point par le menu l’histoire de leur double passion et des incidents qui en marquèrent les phases diverses au cours de ces derniers mois. Il me suffit de dire qu’après des alternatives où chacun à son tour eut l’espoir du succès, escompta les joies d’une victoire prochaine et fut ensuite torturé par les affres du doute et de la jalousie, ils arrivèrent à lasser Marceline, au point qu’elle leur interdit sa porte à tous deux. Et quelques jours plus tard ils apprenaient sa fuite avec l’un de leurs camarades.

Fous de rage, ils s’en prirent l’un à l’autre. Aussi bien leur haine avait-elle acquis, durant cette période, un caractère de violence vraiment intolérable. Ils résolurent d’en finir.

Et la décision à laquelle ils s’arrêtèrent d’un commun accord, en une entrevue qui dut être, on l’avouera, singulièrement émouvante, eut ce côté incroyable d’une lutte où les deux adversaires seraient sûrs de succomber. Oui, les chances de catastrophe, les probabilités de mort, on pourrait dire les certitudes de mort, étaient non seulement égales, mais fatales, et pour l’un comme pour l’autre. Sorte de duel, en un mot, où chacun d’eux devait inévitablement périr, mais en goûtant la volupté farouche et délicieuse de porter à son adversaire le coup suprême…

La route qu’ils choisirent est dans l’Oise. Entre Normare et Vincilly, elle compte six kilomètres de terrain plat. Elle est absolument droite et très peu large, tout au plus de la largeur de deux voitures. Des fossés plantés de saules la bordent.

À dix heures précises, Dermelin partit de Normare dans sa 40-chevaux.

À dix heures précises Bradol partit de Vincilly dans sa 50-chevaux.

Ils allaient l’un contre l’autre.

Et ils allaient avec la volonté inébranlable du choc meurtrier, du choc où l’ennemi abhorré serait anéanti.

Minutes en vérité tragiques ! Ils se voyaient poindre à l’horizon, monstres de fer et de feu qu’accompagnait un nuage de fumée. Ils se voyaient l’un l’autre et ils se sentaient eux-mêmes pareils à des obus que la rigueur mathématique des lois naturelles condamnerait à se rencontrer à un point fixe de leur course, sans que nul puissance au monde pût les détourner de la ligne inflexible qu’ils suivaient.

Et ils allaient, ivres d’épouvante et d’allégresse, pantelants de désir et d’horreur. Ils allaient comme des orages qui s’attirent, comme des planètes désorbitées qui vont s’écraser, s’enflammer dans l’espace, se pulvériser et s’évanouir.

Ils allaient, ils allaient… Et ils se virent distinctement, petites têtes humaines qui dirigeaient des monstres furieux. Et ils entendirent le vacarme des foudres crépitantes…

Et c’était la fin. Quelques mètres encore… Le choc s’annonçait. Le poitrail des monstres se touchait presque… ils allaient se cabrer…

Un tout petit coup de volant à droite, une imperceptible déviation des deux voitures, et ils passèrent l’un près de l’autre, sans se toucher.

J’ai vu tout à l’heure Dermelin et Bradol. Ils sont réconciliés.

Il y a quelque chose de plus fort que la haine, de plus fort que l’orgueil, que la jalousie, que l’amour même : c’est la vie, la vie adorable, unique et précieuse…

Maurice LEBLANC.