CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE

LA PROIE

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C’est le hasard d’un voyage à bicyclette dans l’âpre et rude pays de l’Orne qui me la fit connaître. Au cœur de la vieille forêt d’Andaine, elle se trouva soudain devant moi, svelte et fine, le buste un peu penché sur son guidon, les hanches souples dans la gaine collante de la jupe. L’ayant dépassée, je vis un clair visage, heureux et souriant. Il y avait en elle une grâce très spéciale.

Vingt minutes plus tard, je pénétrais à sa suite dans la petite ville de la Ferté-Macé. Au seuil d’une des maisons en brique rose de la Grand’Place, un gros pomme, vêtu de coutil et d’alpaga, l’attendait. Elle lui jeta sa bicyclette comme à un domestique, et ils disparurent. Le soir même, j’appris à l’hôtel des Trois-Empereurs que M. Dorézy, percepteur, ne faisait pas bon ménage avec sa femme, et que Marie-Henriette Dorézy, bien que l’on ne pût rien dire sur son compte, passait pour une petite femme excentrique, autoritaire et acariâtre.

Elle n’était rien de tout cela, je le sus bientôt, une après-midi que je me risquai à l’aborder dans la forêt, après quelques jours de manœuvres et de travaux préparatoires. Et je le sus bien mieux encore lorsque quatre ou cinq promenades lui eurent donné plus de confiance et d’abandon. Je trouvai tout au contraire en elle un être de douceur, de charme et de simplicité. Elle fut très vite une amie grave et enjouée, très vite aussi une maîtresse délicieuse.

Mois adorables que ces deux mois d’été où nous courûmes comme des fous au travers du vieux pays normand, visitant ces antiques petites villes et ces manoirs légendaires dont il est paré comme de reliques précieuses, Domfront, Mortain, Argentan, Séez, et le château de Rânes, et le stupéfiant Carrouge, et la Motte-Fouquet aux eaux mystérieuses, et Couterne, et le Logis de Saint-Maurice et tant d’autres… Je n’ai peut-être pas dans ma vie d’heures plus exaltantes que celles où, ma main sur son épaule, nous roulions dans le silence troublant du crépuscule, unis par la caresse de la même brise, par l’admiration des mêmes spectacles, par l’ivresse des mêmes émotions.

Elle avançait avec un rythme régulier de ses deux jambes fines, en un mouvement à la fois fort et léger, et de l’air sérieux, d’un enfant qui s’applique. Parfois je l’arrêtais soudain, avide de baiser sur ses lèvres toute la joie et toute la fraîcheur de la nature. En vérité, je l’aimais bien. Elle m’eût rendu très heureux. Et je le savais… Alors pourquoi ?

Ce fut si brusque, si imprévu ! Je n’eus pas le temps de réfléchir, elle non plus. Nous étions assis l’un près de l’autre dans les bois qui entourent Bagnoles. Elle me disait la jalousie de son mari, ses craintes, l’humeur qu’il montrait à propos de ces promenades quotidiennes, et, tout à coup, elle poussa un cri :

— Lui… lui… le voilà… vite… partons !…

Elle était déjà à machine et s’enfuyait. J’hésitai une seconde, regardant l’homme qui s’en venait vers moi, pédalant à toutes jambes et gesticulant. Puis je sautai sur ma bicyclette et la rejoignis. Instinctivement, ma main se posa sur son épaule, en signe de possession, et aussi de promesse. C’était ma vie que j’engageais. Le gros homme ne nous rejoindrait pas. À la prochaine station, nous prenions le train, libérés.

J’eus envie de lancer vers le ciel des clameurs de triomphe. Il me semblait que j’avais conquis sur le destin une proie merveilleuse et que je l’emportais par ma seule énergie, par ma seule volonté. Je la tenais au bout de mon bras tendu en une étreinte dont la puissance n’avait pas de borne, et je me mis à ricaner :

— Qu’il vienne donc, le malheureux ! Qu’il te reprenne à moi !

Mais je n’avais pas achevé, qu’une crainte sourde fit tomber mon allégresse : on eût dit que les forces de Marie-Henriette la trahissaient. Était-ce possible ? Pour m’illusionner j’activai l’allure. Elle murmura :

— Je ne peux plus, je ne peux plus.

— Tu ne peux plus, m’écriai-je avec une certaine âpreté, ah ! ce serait drôle !

Mais comment douter ? Ne sentais-je pas la résistance de plus en plus grande qu’elle m’opposait ? C’était la surprise, la peur, l’émotion qui tuaient ses jambes, si agiles d’ordinaire et si opiniâtres. Je m’écriai :

— Un peu de courage, voyons, cela va se remettre.

Elle se courba davantage. Je la vis qui pesait alternativement de tout son poids sur chaque pédale. Moi, mon bras se raidit jusqu’à l’effort. Mais un bruit de ferraille sonna derrière nous. Je me retournai. Trente mètres au plus nous séparaient de l’homme. À sa position, je le devinai épuisé, à bout de forces, lui aussi.

Je doublai, je triplai mon effort. Les muscles de mon bras étaient comme les ressorts prêts à se rompre. L’espace aurait dû fuir sous nous. Au contraire, des arbres à droite et à gauche se déplaçaient avec une lenteur désespérante. Et l’homme gagnait…

J’étouffai un juron. Vraiment je lui en voulais, à cette femme, d’une telle défaillance, et d’autant plus qu’à mon tour et peu à peu je faiblissais, que mon étreinte s’amollissait et que mes jambes mouraient, devenaient comme des fardeaux que j’avais du mal à mouvoir. comme des choses étrangères sur lesquelles je n’avais plus ni droit ni contrôle.

Marie-Henriette balbutia :

— C’est fini… laisse-moi…

Un sursaut d’énergie me secoua. Je la soulevai, et notre élan, une seconde, fut si vif que j’eus l’impression d’ailes miraculeuses qui m’emportaient par bonds énormes. Élan passager, surexcitation nerveuse… Comment y eût-elle répondu ? Nous restâmes presque sur place. Elle me supplia :

— Arrêtons-nous, je t’en prie, je souffre.

J’eus comme une envie étrange de la brutaliser, de la battre, oui, et de lui crier des injures, ainsi qu’un charretier qui rudoye sa bête.

— Marche donc, avance… eh bien, quoi ?

Et l’autre, l’autre qui venait… Ah ! c’était ma défaite… j’étais vaincu dans ma lutte contre cet homme… Plus vigoureux et plus agile, il allait me reprendre ma proie.

— Sacré nom !… veux-tu avancer ! m’écriai-je, fou de rage impuissante, et la secouant violemment par l’épaule. Elle gémit :

— Oh ! tu me fais mal, tu me fais mal.

C’était fini. Je n’en pouvais plus. Une minute encore de combat suprême, avec le bruit de ferraille contre nous, et puis elle s’aplatit lentement de côté, sur le talus de la route, m’obligeant à descendre.

Un fracas, quelque chose qui s’écroule à nos pieds, qui se relève à demi, et qui demeure là, sur l’herbe, à genoux… C’était lui. Il haletait comme une bête à l’agonie, rouge, congestionné, les yeux en sang, de l’écume au menton. Des mots inachevés agitaient ses lèvres. Son col paraissait l’étrangler, et, de son petit bras, court comme une nageoire, il battait l’air avec des mouvements de poisson sorti de l’eau.

Près de lui Henriette suffoquait, le visage luisant de sueur et sali de poussière, les cheveux en mèches droites et tristes, la bouche contractée, les yeux. mornes, et laide, oui, vraiment laide, et disgracieuse, et mal habillée…

Nous restâmes ainsi à nous regarder, peut-être bien dix minutes, dix longues minutes absurdes et silencieuses, chacun essayant de reprendre son souffle et de rassembler ses forces éparses. Et je ne sais pas, je ne comprends pas ce qui s’est passé en moi. Ce fut irréfléchi, irrésistible, immédiat, ce fut le dénouement simple, logique, fatal de la situation ridicule où nous nous trouvions : je montai sur ma bicyclette et, sans tourner la tête, je m’en allai sur la grande route, tout doucement, tout lâchement, en bon promeneur qui n’aime pas se mêler des affaires d’autrui.

Maurice LEBLANC