Contes du lit-clos/Le Lit-clos

Contes du Lit-ClosGeorges Ondet, Éditeur (p. 15-18).

LE LIT-CLOS




Voici la saison des veillées :
Les gâs aux mines éveillées
Se reposent de leurs travaux
En tendant leurs deux mains rugueuses
Vers les mignonnes tricoteuses
Pour dévider les écheveaux ;

Car des « pennerès » c’est la tâche :
Elles tricotent sans relâche
Sur le « banc-tossel », chaque soir,
Les tricots, les bas, les mitaines,
Tout en surveillant les châtaignes
Et le « flip », et le café noir.

En face d’elles, les Fileuses
Filent, près du feu — les frileuses ! —
Le lin des dernières moissons,
Et leur vieux rouet qui chantonne
Chante sa chanson monotone
Pour rythmer leurs douces chansons.


Les hommes causent politique
Et le mot français « République »
Parmi le breton retentit ;
Ce sont les jeunes qui le disent,
Car les vieillards toujours prédisent
Le Roi qu’on leur a tant prédit !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Tout à coup, voilà que s’élève
Une tremblante voix de Rêve
Qui semble sortir du Lit-clos :
Les hommes se taisent, les filles
Ne font plus danser leurs aiguilles,
Non plus les femmes leurs fuseaux ;

Car celle qui parle est l’Ancêtre !
Son âge ? Elle seule, peut-être,
Pourrait le dire désormais :
On va, répétant à la ronde
Qu’Elle est vieille comme le Monde
Et qu’Elle ne mourra jamais ;

La Nuit obscurcit sa prunelle
« …Et c’est tant mieux, murmure-t-elle,
Aujourd’hui le Monde est si laid ! »
Elle est sourde… mais d’une oreille,
Car la gauche entend à merveille…
Mais n’entend que ce qui lui plaît !


Elle a toujours très grande allure :
Sur son front blanc, sa chevelure
Semble une couronne d’argent :
On dirait une vieille Reine
Accueillant son Peuple, sereine,
Avec un sourire indulgent !

Aussi, son bon Peuple l’adore ;
Il s’approche, il s’approche encore
Du Lit qu’elle ne quitte plus.
D’où sa tendre voix fait revivre
Tous les chapitres d’un vieux livre
Que l’on n’avait pas encor lus !

Et tous ceux qui veulent l’entendre
Peuvent venir, sans plus attendre,
Aux volets du logis heurter,
Car maudit serait l’égoïste
Qui, tant que son Ancêtre existe,
Resterait seul à l’écouter !

Entrez donc ! Les Gueux, les Fermières,
Les Sabotiers, les Lavandières,
Les Matelots et les Tailleurs,
Les rudes Sonneurs de bombardes.
Les jeunes Cloërs, les vieux Bardes,
Tous ceux d’ici… tous ceux d’ailleurs !


Approchez-vous tous de la Vieille :
Faîtes silence, ouvrez l’oreille,
Ne remuez plus vos sabots !
Chut ! écoute bien, petit mousse :
C’est la Bretagne aveugle et douce
Qui nous parle, de son Lit-clos !

Écoutez !… Puis, quand sa Voix lasse
Se fera lointaine, très basse,
Vous parlerez à votre tour ;
Chacun racontera « la sienne »,
Conte nouveau, légende ancienne,
Histoire de guerre ou d’amour ;

Çà ! que l’on fouille en sa mémoire !
Car c’est ainsi que l’auditoire
Doit payer de sa charité
La Sourde-Aveugle (que Dieu garde !)
Qui nous écoute et nous regarde
Du fond de son Lit-clos sculpté !