Contes des frères Sérapion/trad de la Bédolière, 1871/Don Juan


DON JUAN.

L’AVENTURE FABULEUSE ARRIVÉE À UN VOYAGEUR ENTHOUSIASTE

Une cloche violemment agitée, le cri retentissant : Le spectacle va commencer ? me tirèrent du doux sommeil dans lequel j’étais plongée. Les basses résonnent l’une après l’autre ! Un coup de timbales ! Un son de trompettes ! Un la très-pur tenu par le hautbois ! Des violons qui s’accordent ! Je me frotte les yeux.

Est-ce l’ivresse, que Satan toujours actif… Non ! Je me trouve dans la chambre de l’hôtel où je suis descendu hier soir à moitié roué. Juste au-dessous de ma tête est suspendu le magnifique gland du cordon de la sonnette. Je le tire avec force, le garçon arrive. Mais, au nom du ciel ! que signifie cette musique confuse là tout prés de moi ? Est-ce qu’il y a un concert dans la maison ?

— Excellente (j’ai bu du champagne à la table d’hôte !), vous ne savez peut-être pas que cet hôtel communique au théâtre. Cette porte en tapisserie donne sur un petit corridor qui vous conduira infailliblement au n° 22. C’est la loge des étrangers.

— Comment ? un théâtre ? une loge des étrangers ?

— Oui, une petite loge de deux ou trois personnes au plus faite pour des gens distingués, tapissée en vert, grillée, tout près du théâtre. S’il convient à Votre Excellence, on donne aujourd’hui Don Juan du célèbre Mozart de Vienne. Le prix est d’un thaler huit gros, nous le mettrons sur le compte.

Le garçon prononça ces mots en ouvrant la porte de la loge, tant j’avais rapidement parcouru le corridor au nom de don Juan.

La salle était, pour une ville de second ordre, spacieuse, décoré avec goût et brillamment éclairée. Les loges et le parterre regorgeaient de monde. Les premiers accords de l’ouverture me convainquirent de l’excellence de l’orchestre. Si les chanteurs étaient de la même valeur ou à peu près, j’allais jouir du chef-d’œuvre de la manière la plus complète. Dans l’andante, je fus saisi de l’horreur du terrible et souterrain regno di pianto.

De terribles pressentiments de quelque chose d’effroyable oppressaient mon esprit. La fanfare joyeuse résonnait pour moi comme le rire du crime dans la septième mesure de l’allégro, je voyais dans la nuit profonde des démons de feu étendre leurs griffes flamboyantes vers la vie d’hommes qui pleins de joie dansaient sur la frêle couverture d’un abîme sans fond. Le conflit de la nature humaine avec les épouvantables puissances inconnues qui l’entourent en épiant sa perte apparaissait distinctement à mes yeux.

Enfin l’orage s’apaise, le rideau se lève, Leporello transi de froid et de mauvaise humeur sort en pleine nuit du pavillon, enveloppé dans son manteau : Notte e giorno faticar… ainsi en italien. Ici dans une ville allemande : Ah ! che piacere ! je vais entendre les récitatifs et tout le reste comme le grand maître les a reçus et conçus dans son esprit. Don Juan se précipite au dehors. Derrière lui donna Anna retient le criminel par son manteau. Qu’elle est belle ! elle pourrait être plus grande, plus élancée, plus majestueuse dans sa démarche, mais quelle tête ! Des yeux d’où partent l’amour, la colère, la haine, le désespoir, comme s’élance du même foyer une brûlante pyramide d’éblouissantes étincelles, semblables au feu grégeois, elles brûlent l’intérieur sans pouvoir s’éteindre ; les tresses déroulées de sa noire chevelure tombent sur ses épaules en ondoyants anneaux ; son blanc vêtement de nuit découvre traîtreusement des charmes que l’on ne vit jamais sans danger. Son cœur serré du crime abominable agite son sein, qui bat avec force ; et quelle voix ! Non sperar se non m’uccidi !

Les sons coulés d’un métal céleste brillent à travers la tempête des instruments comme d’éblouissants éclairs. En vain don Juan essaye de se dégager. Le veut-il réellement ? Pourquoi de son bras robuste ne la repousse-t-il pas pour s’enfuir ? Est-ce son forfait qui lui ôte ses forces, ou bien le combat intérieur de l’amour et de ta haine qui lui ravit la vigueur et le courage ?


Donna Anna.


Le vieux père a payé de sa vie sa folle attaque dans l’ombre contre son énergique adversaire. Don Juan et Leporello s’avancent en parlant dans un récitatif jusque sur l’avant-scène. Don Juan écarte son manteau, et paraît là habillé de velours rouge brodé d’argent ; son costume est magnifique. C’est une puissante, une admirable nature ; son visage a une beauté mâle, un nez d’une forme élégante, des yeux perçants, des lèvres doucement saillantes. Le jeu singulier d’un muscle du front sur les sourcils donne pendant plusieurs secondes quelque chose de Méphistophélès à sa physionomie, sans nuire à la perfection de ses traits, et éveille un effroi involontaire : on dirait qu’il a à sa disposition le magnétisme magique du serpent à sonnettes ; on dirait que les femmes qu’il regarde ne peuvent plus se détacher de lui et qu’elles courent d’elles-mêmes à leur perte, entraînées par une force mystérieuse.

Leporello, grand et sec, couvert d’un habit rayé de blanc, avec un petit manteau écarlate, un chapeau blanc orné d’une plume rouge, s’agite autour de lui. Les traits de son visage ont un mélange de bonté, d’astuce, de lubricité et d’effronterie ; ses sourcils noirs contrastent étrangement avec sa barbe et ses cheveux gris. On voit que le vieux gaillard est le digne valet de don Juan. Ils ont heureusement franchi le mur.

— Des flambeaux !… Donna Anna et Ottavio apparaissent, un petit homme bien propre, bien orné, bien léché, de vingt et un ans au plus. On l’a été chercher si vite, qu’il est à croire qu’il demeure dans la maison comme fiancé d’Anna. Au premier bruit qu’il a entendus sans doute, il aurait pu accourir et peut-être sauver le père ; mais il lui fallait se parer d’abord, et il n’aime pas à se risquer la nuit au dehors. Ma qual mai s’offre, o dei, spectacolo funesto a gli occhi miei !

Il y a dans les accents déchirants de ce récitatif et du duo plus que du désespoir du crime épouvantable. L’attentat de don Juan, qui en la menaçant de sa perte a causé la mort du père, n’est pas seulement ce qui arrache de tels sons à sa poitrine oppressée, un combat cruel, un combat mortel de l’âme peut seul les avoir causés.

La grande et mince Elvire, parée des traces encore visibles d’une beauté suprême mais flétrie, vient maudire le traître don Juan : Tu nido d’inganni ! et le compatissant Leporello dit avec justesse, comme le remarqua une personne placée derrière ou à côté de moi : Parla come un libro stampato.

Quelqu’un pouvait avoir facilement ouvert la porte de la loge et s’y être glissé. Je me sentis comme une blessure à travers le cœur. J’étais si heureux de me trouver là seul, de saisir sans être dérangé tout ce chef-d’œuvre si parfait avec les fibres de mon sentiment comme avec les bras d’un polype, et de les attirer dans mon âme ! Un seul mot, qui pouvait être dit mal à propos après tout, m’avait douloureusement arraché du plus délicieux moment d’enthousiasme de poésie musicale. Je résolus de ne m’occuper en rien de mon voisin mais entièrement plongé dans le spectacle, d’éviter le moindre mot, le moindre regard. La tête appuyée sur les deux mains, tournant le dos au nouveau venu, je regardais au dehors de la loge. La suite de la représentation répondait à la perfection du commencement. La petite Zerlina, amoureuse et sensuelle, consolait avec de charmantes mélodies et des manières adorables le bon niais Masetto. Don Juan expliquait effrontément son être désordonné, son ironique mépris des hommes créés pour son plaisir, et sa joie de saisir et de briser leur pâle existence dans l’air sauvage : Fin che dal vino.

Plus puissamment que jamais se fronçait alors le muscle de son front.

Des masques paraissent : leur tercio est une prière qui s’envole vers le ciel en purs rayons. Alors le rideau du milieu se lève. Là règne la joie, des verres retentissent, des paysans et des gens masqués valsent dans une joyeuse mêlée, attirés par la fête que donne don Juan. Alors arrivent les trois conjurés de la vengeance, tout devient plus solennel jusqu’à ce que la danse commence. Zerline est sauvée, et dans le finale qui gronde, aussi puissant que le tonnerre, don Juan l’épée nue se jette à la rencontre de ses ennemis, il fait sauter de la main du fiancé son épée de parade et s’ouvre à travers la foule, qu’il renverse ridiculement les uns sur les autres, comme Roland du tyran Cymork, un libre chemin au dehors.

Déjà je croyais avoir senti derrière moi une tendre et tiède haleine et je croyais aussi avoir entendu le frôlement d’une robe de soie. Je pressentais la présence d’une femme ; mais tout à fait plongé dans le monde poétique que l’Opéra ouvrait devant moi, je n’y faisais pas attention. Maintenant que le rideau était baissé je me tournai vers ma voisine.

Non, rien ne pourrait exprimer mon étonnement, donna Anna était debout derrière moi, dans le costume qu’elle portail à l’instant sur le théâtre, elle fixait sur moi des regards pénétrants de ses yeux remplis d’âme.

Je restai immobile sans pouvoir dire un seul mot, il me sembla que sa bouche se contractait dans un léger sourire ironique, et que j’y voyais ma sotte figure reflétée comme dans un miroir. Je comprenais qu’il fallait lui parler, mais l’étonnement, et je dirai même plus, l’effroi avait paralysé ma langue. Enfin, enfin ! comme presque involontairement ces mots sortirent de mes lèvres : — Est-il possible ! vous ici ?

Elle me répondit dans le toscan le plus pur :

– Si vous ne parlez pas italien, je serai privée du plaisir de votre conversation ; car je ne connais pas d’autre langue.

Ces douces paroles ressemblaient à un chant. En parlant, l’expression de ses yeux d’un bleu foncé s’augmentait encore, et chacun de ses brillants regards inondait mon âme d’un fleuve de feu. Mon pouls battait avec force, et toutes mes fibres tressaillaient. C’était donna Anna sans aucun doute.

Il était peu probable qu’elle pût se trouver en même temps sur le théâtre et dans ma loge, et cependant je ne m’arrêtai pas à cette idée. Ainsi, de même que l’heureux songe est mêlé des plus étranges choses, de même que la foi pieuse comprend ce qui est au delà de nos sens et admet volontairement les apparitions surnommées naturelles, de même en présence de cette femme singulière je tombai dans une sorte de somnambulisme dans lequel je reconnaissais l’attraction secrète qui me liait à elle, si bien qu’il était prouvé pour moi que même lorsqu’elle avait paru sur le théâtre elle n’avait pas quitté mes côtés.

Avec quel plaisir, mon cher Théodore, je te rappelle jusqu’au moindre mot de l’entretien remarquable qui eut lieu alors entre la signora et moi ! mais lorsque je veux en donner la traduction en allemand, chaque mot est dur et sans couleur, chaque phrase est insuffisante pour exprimer ce qu’elle me disait en toscan si facilement et avec tant d’âme,

Lorsqu’elle parla de son rôle et de Don Juan, il me sembla que seulement alors s’ouvraient les profondeurs du chef-d’œuvre, et qu’il m’était permis d’y plonger mes yeux et de reconnaître la réalité des scènes émanées de ce monde fantastique.

Ma vie, me disait-elle, est toute musique, et souvent je crois en chantant comprendre dans mon âme des mystères que nulle parole ne peut exprimer. Oui, continuait-elle les yeux enflammés et d’une voix plus haute, tout demeure alors froid et mort autour de moi, et tandis qu’on applaudit une roulade difficile, un trait réussi, une main de fer vient me serrer le cœur ; mais toi, tu me comprends ! car je sais que pour toi aussi s’ouvre le royaume singulier et romantique où demeurent les charmes célestes des sons !

— Comment, femme admirable ! tu me connais ?

— N’as-tu pas été chercher dans ton cœur, me répondit-elle, le délire magique d’un amour plein d’éternels désirs dans le rôle de ton nouvel opéra ? Je t’ai compris ! ton sentiment m’a été révélé en chantant. Oui (ici elle prononça mon prénom), je t’ai chanté, tes mélodies sont moi.

La cloche du théâtre sonna, une légère pâleur décolora le visage d’Anna, qui n’était pas fardé.

Elle porta la main à son cœur comme si elle éprouvait une légère douleur, en disant :

— Malheureuse Anna ! maintenant viennent tes moments les plus terribles.

Et elle avait disparu de la loge.

Le premier acte m’avait ravi ; mais après cet événement la musique agit sur moi d’une manière tout autre. Ce fut comme si une apparition longtemps promise par les plus beaux songes d’un autre monde prenait une existence, ce fut comme si les plus secrets pressentiments de l’âme en extase étaient incorporés avec les sons et s’avançaient en figures merveilleuses comme des êtres déjà étrangement connus.

Dans la scène de donna Anna je sentis dans une enivrante volupté glisser auprès de moi comme un souffle doux et tiède, involontairement je fermai les yeux, et un baiser ardent vint brûler mes lèvres, mais le baiser était le son longtemps soutenu d’un désir toujours altéré.

Le finale marcha avec une gaieté criminelle :

Gia la mesa è préparata…

Don Juan était assis entre deux jeunes filles, et envoyait un bouchon après l’autre pour rendre la liberté aux esprits bruyants et étroitement captifs.

La chambre était petite, une grande fenêtre gothique se voyait au fond.

Il faisait nuit au dehors. Déjà pendant qu’Elvire rappelle à l’infidèle tous ses serments, on voyait briller les éclairs à travers les vitres ! et l’on entendait le sourd murmure de l’orage, qui s’approchait. Enfin on entend frapper avec force.

Elvire, les jeunes fille s’enfuient ; et accompagné des sinistres accords des esprits infernaux s’avance le colosse de marbre devant lequel don Juan semble un pygmée.

Sous les pas retentissants du géant la terre tremble.

Don Juan jette à l’orage, au tonnerre, au mugissement des démons, son Nu ! effroyable.

L’heure de la perte est arrivée. La statue disparaît, la chambre s’emplit d’une épaisse vapeur d’où sortent d’affreux fantômes. Don Juan, que l’on aperçoit de temps à autre parmi les démons, se débat dans des souffrances infernales.

Une explosion terrible se fait entendre.

Don Juan, les démons sont disparus. Leporello est évanoui dans un coin de la chambre.

Combien calme alors l’apparition des autres personnes qui cherchent don Juan, soustrait par la vengeance des esprits infernaux à la vengeance des hommes !

Donna Anna apparut tout autre, son visage était couvert de la pâleur de la mort, ses yeux étaient éteints, sa voix était inégale et tremblante ; et par cela même le petit duo, où le doux fiancé veut la conduire à l’autel, après que le ciel l’a heureusement délivré de son dangereux rival, est d’un effet déchirant.

Le chœur avait admirablement terminé l’œuvre par le morceau d’ensemble, et, dans l’exaltation d’esprit où je me trouvais, j’allai en grande hâte dans ma chambre.

Le garçon m’appela pour la table d’hôte, et je le suivis machinalement.

La société était brillante à cause de la foire, et la représentation de Don Juan fit le sujet de la conversation.

On vanta généralement les Italiens et l’énergie de leur jeu ; mais quelques petites remarques jetées malicieusement çà et là prouvèrent que personne n’avait même pressenti la signification profonde de cet opéra des opéras.

Don Ottavio avait beaucoup plu. Donna Anna avait été trop passionnée. On devrait, pensait l’un d’eux, se modérer davantage sur le théâtre et éviter les effets trop saisissants. Le récit de l’attaque l’avait fort consterné. Ici il prit une prise de tabac, et regarda d’un air niaisement fin son voisin tandis que celui-ci disait :

— L’Italienne après tout est une très-belle femme ; seulement elle soigne trop sa mise, sa toilette : justement, dans cette scène, une boucle de ses cheveux s’est détachée, et a ombragé le demi-profil de sa tête.

Un autre commença à entonner tout bas :

Fin ch’hann’ dal vino !

Et une dame remarqua à ce sujet qu’elle avait été moins satisfaite de don Juan.

— L’Italien était trop sombre, trop sérieux, disait-elle, et n’avait pas pris assez légèrement son rôle frivole et badin.

L’explosion finale fut très-vantée. Je me réfugiai précipitamment dans ma chambre.


dans la loge des étrangers no 22.


Je me sentais oppressé dans ma chambre chaude et humide. À minuit je crus entendre ta voix, mon cher Théodore ; tu prononçais distinctement mon nom ; à la porte tapissée un léger bruit vint frémir.

— Qui m’empêche de retourner encore une fois à la place ou s’est passée ma singulière aventure ? Peut-être te verrai-je et elle aussi, qui occupe tout mon être ! Il est si facile d’y transporter cette petite table, deux lumières, mon écritoire ! Le garçon me cherche avec son punch allumé, il trouve la chambre vide, la porte tapissée ouverte, il mit suit dans la loge et me regarde d’un œil inquiet. Sur un signe de moi, il place la boisson sur la table, et s’éloigne en me regardant encore une fois, une question sur les lèvres.

Je m’appuie, en lui tournant le dos, sur le bord de la loge et plonge mes regards dans la salle déserte, dont l’architecture, magnifiquement éclairée par mes deux lumières, emprunte un relief féerique à leurs étranges reflets. Le rideau s’agite au souffle de l’air qui court dans la salle, comme s’il allait se lever. Si donna Anna apparaissait tourmentée par des spectres hideux ? Involontairement ma voix appelle :

— Donna Anna ! _

Le son retentit dans l’espace vide ; mais les esprits des instruments de l’orchestre en sont éveillés, un ton singulier monte en tremblant jusqu’à moi : on dirait qu’il murmure encore le nom chéri. Je ne peux me défendre d’un frisson secret, et mes nerfs en tressaillant éprouvent un agréable sentiment de bien-être.

Je domine mes impressions et me sens capable de t’expliquer l’œuvre admirable du grand maître comme je crois l’avoir compris dans son sens le plus profond.

Le poëte seul comprend le poëte, un esprit romantique peut seul pénétrer dans le romantique, l’esprit exalté du poëte qui a reçu la consécration au milieu du temple peut seul entendre les paroles proférées par l’adepte dans l’enthousiasme.

Si l’on considère le poëme de Don Juan, sans lui accorder une portée plus profonde, en ne le regardant que comme un libretto, il est difficile de comprendre que Mozart ait pu trouver les inspirations d’une pareille musique. Un bon vivant qui aime avant tout le vin et les filles, qui invite de son plein gré à sa table l’homme de pierre qui représente le vieux père qu’il a tué en se détendant, n’a rien de bien poétique, et, à dire sincèrement, un pareil homme ne mérite pas que les pouvoirs infernaux y fassent une attention particulière ; que l’homme de pierre, animé de l’esprit de la raison, se donne la peine de descendre de cheval pour exciter le pécheur au repentir à l’approche de sa dernière heure, et qu’enfin le démon envoie ses meilleurs acolytes pour le transporter dans son royaume avec le plus épouvantable appareil.

Crois-moi, Théodore, la nature avait donné à don Juan, comme à un enfant favori, tout ce qui peut rapprocher l’homme de la nature divine ; il était né pour dominer et pour vaincre : un corps magnifique et plein de force, une création d’où s’élance brillante l’étincelle qui vient tomber dans la poitrine en y allumant les pressentiments du sublime, un jugement profond, une intelligence spontanée.

Mais telle est la suite fatale du péché originel, que le mauvais esprit a gardé le pouvoir d’épier les hommes et de leur faire justement un piège de leurs aspirations vers le beau où les pousse leur nature divine. Don Juan, dans l’ivresse de ses élans vers la vie qu’apportait l’organisation de son esprit et de son corps, tourmenté du désir toujours brûlant, éveillé par le sang rapide qui bouillonnait dans ses veines, saisit avidement et sans repos toutes les apparitions terrestres, espérant en vain y trouver le calme des désirs assouvis.

Rien en ce monde ne s’empare plus entièrement de l’homme et ne l’entraîne plus haut que l’amour, et don Juan devait naturellement chercher à apaiser dans l’amour les appels au bonheur qui remplissaient son âme, et que le démon lui avait jetés comme des serpents autour du cou. L’ennemi du genre humain fit naître en lui la pensée qu’il pourrait avec l’amour, avec l’intimité de la femme, contenter cette voix céleste qui parle en nous, et n’est autre qu’un immense désir qui nous met en rapport intime avec l’intelligence qui habite au delà des sphères. Allant sans cesse d’une belle femme à une femme plus belle encore, abusant avec ardeur de leurs charmes, jusqu’aux désordres de l’ivresse, jusqu’à la satiété, se croyant toujours trompé dans son choix, et espérant toujours rencontrer l’idéal qui devait calmer ses désirs, don Juan dut trouver à la fin la vie terrestre triste et insipide. Tout en méprisant souverainement les hommes, il dut s’appuyer sur eux et les opposer à ces images qui l’avaient si amèrement trompé et qu’il avait crues devoir lui donner le bonheur. Son voluptueux commerce n’était plus maintenant la satisfaction de ses sens, mais un criminel défi jeté à la nature et au Créateur.

Cette séduction d’une fiancée chérie, ce bonheur des amoureux brisé par un coup puissant qu’il ne trouve jamais assez douloureux, est un triomphe admirable sur ce pouvoir ennemi qui le pousse toujours au delà des bornes étroites de la vie. Il en veut sortir de plus en plus, mais seulement pour aller jusqu’à l’enfer. La séduction d’Anna avec toutes les circonstances qui s’y rattachent est le plus haut sommet où il parvient.

Donna Anna est quant aux dons de la nature la contre-partie de don Juan. De même que don Juan a reçu en venant au monde la force et la beauté, de même elle, créature divine, a lassé par la pureté de son âme les attaques impuissantes du démon. Aussitôt que Satan a accompli le crime l’enfer par l’ordre du ciel ne devait pas faire tarder la vengeance.

Don Juan invite en raillant la statue de pierre de sa victime à son gai repas du soir, et l’esprit illuminé, regardant d’abord l’homme déchu et s’apitoyant sur lui, ne dédaigne pas sous sa forme terrible de l’engager au repentir ; mois son âme est si pervertie que même la pitié du ciel ne jette pas une lueur d’espoir dans son âme, et ne le porte pas à devenir meilleur.

Donna Anna, je le disais tout à l’heure, est la contre-partie de don Juan. N’aurait-elle pas été créée exprès pour faire connaître à don Juan par l’amour la nature divine qui vit en lui pervertie par les artifices de Satan, et pour l’arracher au désespoir, conséquence naturelle de ses frivoles penchants ?

Il l’a connue trop tard, trop tard au moment du crime, et il ne pouvait plus éprouver que l’infernal désir de la perdre. Elle n’a pu être épargnée, lorsqu’il se sauvait au dehors le crime était accompli. Le feu d’une volupté surhumaine, l’ardeur de l’enfer inonda son cœur et empêcha toute résistance. Don Juan seul pouvait allumer en elle le voluptueux délire dont il l’enlaça, et qui souilla son cœur avec la violence irrésistible et dévorante des esprits de l’enfer. Lorsqu’il voulut fuir, l’idée de son déshonneur, comme un monstre affreux qui distille le poison, se dressa devant elle avec les douleurs du martyre.

La mort de son père de la main de don Juan, son union avec le froid, l’ordinaire femmelette don Ottavio qu’elle croyait aimer, même l’amour furieux né du plaisir qui dévore de sa flamme mordante le plus profond de son cœur, et qui brûle maintenant comme la haine qui veut du sang, tout la bouleverse et la déchire !

Elle sent qu’il lui faut la vie de don Juan pour donner le repos à son âme déchirée, mais cette mort sera la sienne ; elle excite sans cesse à la vengeance son glacial prétendu ; elle poursuit le traître elle-même, et elle s’apaise seulement lorsque les esprits infernaux l’ont entraînée ; mais elle ne veut pas encore se donner à son amant, qui presse sa noce.

Lascia, o caro, un anno encor
Allo sfogo del mio cor !

Son existence ne dépassera pas cette année. Don Ottavio ne la possédera jamais, elle que sa piété a délivrée du danger de devenir la fiancée de Satan.

Combien je comprenais tout cela au fond de mon âme dans les accords déchirants du premier récitatif !

Et le récit de l’attentat nocturne, même la scène de donna Anna au deuxième acte :

Crudele !…

qui, à la regarder superficiellement, ne concerne qu’Octave, annonce cette disposition de l’âme qui ronge tout bonheur terrestre. Et aussi que veulent dire ces étranges mots complémentaires jetés peut-être sans intention par le poëte :

Forse un giorno il cielo
Sentira pieta di me.

Deux heures sonnent !

Un souffle tiède et électrique se répand sur moi, je sens la légère odeur des fins parfums de l’Italie qui m’annonçaient hier la présence de ma voisine, je suis tout pénétré d’un sentiment délicieux et intime que je crois ne pouvoir exprimer que par des sons. Le vent souffle plus fort dans la salle. Les cordes du piano de l’orchestre gémissent. Ciel ! il me semble entendre la voix d’Anna dans les lointains apportée sur les ailes des tons qui viennent en s’enflant toujours d’un orchestre aérien.

Non mi dir, bell’ idol mia !

Ouvre-toi pour moi, royaume lointain, royaume inconnu des esprits, Djinnistan merveilleux, où une ineffable et céleste douleur remplit l’âme ravie de la joie indicible de tous les plaisirs promis à la terre! Laisse-moi pénétrer dans le cercle de tes charmantes apparitions ! Que le songe, tantôt plein de terreur, tantôt messager de joie, que tu envoies aux enfants des hommes vienne conduire mon esprit dans tes plaines éthérées tandis que le sommeil tient le corps immobile dans ses chaînes de plomb !

une conversation du dîner de la table d’hôte comme conclusion.

un homme sensée faisant claquer ses doigts avec force sur le couvercle de sa tabatière. – C’est une chose fatale que d’en être bientôt réduit à ne plus pouvoir entendre un seul opéra bien monté. Cela vient de cette hideuse manie d’exagération.

une figure de mulâtre. — Oui, oui, je l’ai assez répété, le rôle de donna Anna l’avait singulièrement impressionnée ! Hier elle était tout à fait possédée, elle est restée sans connaissance pendant tout l’entracte, et dans la scène du second acte elle a eu des attaques de nerfs.

des gens insignifiants. — Oh ! racontes !

la figure de mulâtre. — Eh bien, oui ! des attaques de nerfs ! et il a été impossible de l’emporter du théâtre.

moi. — Au nom du ciel ! ces attaques sont pourtant sans importance, n’est-ce pas ? nous entendrons encore la signora.

l’homme sensée, prenant une prise. — Difficilement, la signora est morte cette nuit à deux heures précises.


FIN DES CONTES DES FRÈRES SÉRAPION.