Contes de la veillée/Avertissement

Charpentier (p. 1-4).


AVERTISSEMENT.



« Après le plaisir d’entendre des contes, a dit Nodier, il n’en est pas de plus doux que d’en raconter. » C’est qu’en effet Nodier racontoit si bien ! « Quand il parloit, dit à son tour l’un de nos maîtres dans l’art de narrer, tout le monde écoutoit, petits enfants et grandes personnes. C’étoit tout à la fois Walter Scott et Perrault, c’étoit le savant aux prises avec le poëte, c’étoit la mémoire en lutte avec l’imagination. Non-seulement alors Nodier étoit amusant à entendre, mais encore Nodier étoit charmant à voir. Son long corps efflanqué, ses longs bras maigres, ses longues mains pâles, son long visage plein d’une mélancolique bonté, tout cela s’harmonioit avec sa parole un peu traînante que moduloit, sur certains tons ramenés périodiquement, un accent franc-comtois que Nodier n’a jamais entièrement perdu. Oh ! alors le récit étoit chose inépuisable, toujours nouvelle, jamais répétée. Le temps, l’espace, l’histoire, la nature étoient pour Nodier cette bourse de Fortunatus d’où Pierre Schlemill tiroit ses mains toujours pleines[1]. »

Que de récits aimables se sont envolés ainsi des lèvres du conteur comme des oiseaux qui ne doivent plus retrouver leur nid ! Que de fantaisies charmantes qui n’ont laissé de traces que dans la mémoire des visiteurs fidèles admis à l’intimité des soirées de l’Arsenal ! que de choses gracieuses perdues sans retour, sans que la plume les ait jamais fixées, « causeries vives et piquantes, bons mots ingénieux, satires innocentes, souvenirs, histoires, inventions, tout Nodier enfin, censeur plus calme, plus simple, mais non pas moins abondant et moins écouté que Diderot[2] ! »

Heureusement pour le public qui ne pouvoit l’entendre, Nodier, pour se délasser de vivre, amusoit son imagination en écrivant des contes. Il ne songeoit pas, lui si modeste et si peu inquiet de ses œuvres, à les présenter au public dans la toilette d’un volume d’apparat, et il semble qu’il n’appartenoit pas à cette époque où, comme il l’a dit lui-même, les hommes de génie étoient fort occupés de leur gloire et les hommes d’esprit de leur fortune. Il éparpilloit ses récits dans les revues, dans les keepseakes, dans les feuilletons, puis il les oublioit, et cependant, à côté de ses nouvelles, de ses romans, de ses souvenirs de jeunesse, il y avoit là dans un cadre plus étroit, et souvent en quelques pages, de véritables petits chefs-d’œuvre, miniatures charmantes auprès de tableaux plus vastes et non moins charmants, où se retrouvent, à un degré supérieur, les qualités distinctives de l’auteur, le style, la sensibilité, la grâce.

Une partie des contes de Nodier a déjà paru dans cette bibliothèque ; mais lorsqu’il s’agit d’une édition définitive, lorsque la mort a frappé un écrivain d’élite, et que désormais aucune page, aucune ligne ne doit s’ajouter à ses œuvres terminées avec la vie, il est du devoir d’un éditeur de recueillir avec un soin religieux cet héritage sacré de l’esprit qui appartient à la postérité tout entière. Il restoit à rassembler ces pages errantes, « à ramener au bercail, comme l’a dit M. Jules Janin, ces brebis vagabondes que le berger n’a pas eu le temps de réunir faute d’un chien de garde, et seulement alors on pourra juger quel étoit cet homme d’une imagination si fraîche, d’une science si charmante. » Nous avons cherché, de toutes parts pour tout réunir, et notre moisson faite, nous avons choisi et rangé dans un même ordre bibliographique les compositions qui appartiennent à un même genre. Nous avons de la sorte établi parmi les contes plusieurs séries, et nous les offrons au public, classés comme l’auteur l’eût fait lui-même, s’il s’étoit donné la peine de rassembler, pour former son écrin, les perles qu’il avoit semées sur sa route, avec l’insouciante prodigalité d’une richesse inépuisable ; car nous avions, pour nous guider dans ce travail, la volonté et les indications de l’auteur lui-même, ce maître dans l’art des préfaces, attachant pour ainsi dire une préface à chacune de ses histoires, et prévenant le lecteur ou l’éditeur qu’il s’agit, tantôt d’un conte fantastique, tantôt d’un conte moral, tantôt d’un conte de la veillée.

Initié par une lecture immense à tous les trésors des littératures étrangères et aux trésors oubliés de la littérature françoise, Nodier sait les trouvères, le Pogge, Rabelais, Cazotte, Chaucer, Prior, Hoffmann, Tieck, Voltaire et Goethe ; et cependant à côté de tant de maîtres il garde une place tout à fait à part, et conserve un cachet particulier. Pour surprendre à Rabelais les secrets de son étonnant langage, il copie trois fois de sa main Pantagruel et Gargantua, et de cette étude, que le cynisme élevé à la puissance du génie rend souvent périlleuse, il ne garda qu’un sentiment finement railleur, mais encore bienveillant. Il en est de même de ses études sur l’Allemagne ; il reste Athénien dans ses voyages chez les Scythes, et l’inspiration germanique, en touchant avec lui la terre françoise, échange sa bizarrerie native contre une gracieuse originalité.

Écrits à de longues distances, dispersés de toutes parts, les Contes de la Veillée se rattachent néanmoins dans leur variété multiple à un ordre de sentiments et de pensées qui sont comme le fonds inaliénable du talent de Nodier. Dans les Souvenirs de la Révolution, il se range de préférence du côté des vaincus et des victimes. Dans les Contes de la Veillée, il se passionne pour Jean-François-les-Bas-Bleus, le pauvre idiot de Besançon ; pour Baptiste Montauban, le rêveur attristé, à la blanche et gracieuse figure : Jean-François et Baptiste, les pauvres d’esprit de l’Évangile, que la société repousse parce qu’ils vivent absorbés dans leurs rêves, l’un regardant le ciel, l’autre nourrissant des oiseaux, et que Nodier adopte comme des amis parce qu’ils sont inoffensifs et doux, et que la bonté peut-être vaut mieux que la raison ! Dans Lidivine, dans les Aveugles de Chamouni, il nous intéresse encore à ces humbles destinées, ignorées du monde, et sanctifiées par la souffrance ou le dévouement. Écrivain politique, il flétrit avec éloquence les cruautés des partis ; conteur, il reprend, à propos d’Hélène Gillet, son éloquent plaidoyer en faveur de l’abolition de la peine de mort ; car nous devons rappeler à sa gloire qu’il fut chez nous l’un des premiers écrivains qui préparèrent la révolution contre l’échafaud. La beauté, la vertu éveillent en lui des sympathies mystérieuses. Pour peindre la nature, les champs, la jeunesse, les fleurs, il sait des mots frais comme la jeunesse et gracieux comme les fleurs, et son imagination s’attendrit sans cesse de la mélancolie du poëte. Quand l’art, infidèle à sa mission, semble trop souvent de nos jours s’attacher à la reproduction des types flétris, il est doux de retrouver dans une lecture intéressante des sentiments honnêtes, et de se sentir attiré vers l’écrivain par son cœur autant que par son esprit. Ces sentiments, cette chaleur du cœur sont partout dans Nodier avec le bon sens et la simplicité. Il est irréprochable dans sa pensée comme dans son style, et il le sentoit si bien lui-même, qu’il nous a donné dans cette phrase l’épigraphe de ce volume : « Permettez aux petits de venir, car il n’y a pas de danger pour eux à écouter mes récits, et vous me connaissez assez pour me croire. »

Dans ses contes, ainsi qu’aux soirées de l’Arsenal, Nodier parcourt le temps, l’histoire et la nature, et passe sans effort du récit le plus simple aux fictions les plus élevées. Le volume, qui s’ouvre par un feuilleton charmant, se termine par un apologue où la poésie et la philosophie s’élèvent en se confondant à une égale hauteur. Le sentiment de la réalité, qui se mêle partout aux inventions des récits, leur donne une saveur nouvelle, et l’auteur atteint sans effort un but difficile ; il amuse, il intéresse, et souvent il fait penser. Nous n’insisterons pas, car cette œuvre se recommande assez d’elle-même, et, en présentant les Contes de la Veillée aux personnes qu’attire le charme des douces lectures, nous ne pouvons mieux faire que de répéter ces paroles de Nodier : « Vous craignez l’ennui des spectacles, vous craignez surtout l’ennui des salons ; c’est le cas de faire chez vous un grand feu, bien clair, bien vif et bien pétillant ; de baisser les lampes devenues presque inutiles ; d’ordonner à votre domestique, si par hasard vous en avez un, de ne rentrer qu’au bruit de la sonnette, et ces dispositions prises, je vous engage à raconter ou à écouter des histoires au milieu de votre famille et de vos amis. »

Lecteurs, faites un feu bien vif, et prêtez l’oreille, Nodier va conter.

  1. Alexandre Dumas, La Femme au collier de velours, III, l’Arsenal.
  2. Charles Nodier, par Jules Janin, en tête de Franciscus Columna. Paris, 1844, 1 vol. gr. in-16.