Contes de l’Ille-et-Vilaine/Payel ou le lutin Maître-Jean

Contes de l’Ille-et-Vilaine
Contes de l’Ille-et-VilaineJ. Maisonneuve (p. 249-253).


PAYEL OU LE LUTIN MAITRE-JEAN

À Bourg-des-Comptes, où il est appelé Payel, Maître-Jean est accusé d’avoir tué un homme. Cette accusation nous étonne, car c’est le seul crime qu’on lui reproche. Voici d’ailleurs ce qu’on nous a raconté :

À mi-côte du chemin étroit et tortueux qui descend de Bourg-des-Comptes au gracieux village de la Courbe, situé sur le bord de la Vilaine, on rencontre une sorte de carrefour appelé dans le pays : Les Trois Barrières. Cet endroit, au premier abord, n’a rien de mystérieux. Les trois barrières n’inspirent pas la moindre défiance : l’une est à gauche et les deux autres à droite de la route.

Le jour, les moins braves y vont sans crainte, mais la nuit, quand les troncs des vieux chênes prennent des aspects fantastiques, quand on entend le gémissement du vent dans les sapins du bois des Rondins, ou le bruit lugubre de la rivière, tombant d’un bief dans l’autre, par-dessus la chaussée, les plus braves ont peur.

Les filles du bourg ou du village ne passent qu’en tremblant, et les gars pressent le pas, sifflent un air de noce ou entonnent une chanson de conscrit pour se donner du cœur c’est que les trois barrières, voyez-vous, n’ont pas bonne renommée, tant s’en faut !

— Pourquoi ? — Ah ! pourquoi ? Parce que c’est l’endroit choisi par Payel pour jouer des tours au pauvre monde.

Si vous voyez, vers minuit, sur un talus ou dans un creux de fossé, une bête blanche, chien ou chat (on n’est pas bien sûr), qui vous regarde fixement avec des yeux de feu qui vous font froid dans le dos, méfiez-vous, c’est Payel. On ignore qui il est, et d’où il vient. Les uns pensent que c’est le diable qui prend cette forme pour tourmenter les gens (ça se pourrait ben, le gars n’est point gauche et il en est ben capable). Les autres croient que c’est une espèce de mauvais génie, d’esprit malfaisant, une manière de sorcier.

Un homme du village de la Courbe, qui était venu travailler à Bourg-des-Comptes, retournait chez lui, sa journée faite, quand par malheur, il rencontra Payel aux trois barrières. Le failli chien se jeta sur lui, l’étrangla et l’emporta.

Le lendemain on vit des traces de lutte, et un chat gris pendu à un pommier. Quant au pauvre homme, on n’en entendit plus jamais parler. D’autres assurent qu’on retrouva auprès d’une des barrières, son chapeau et ses sabots.

Ces choses-là ne sont point faites pour vous rassurer. Heureusement que Payel n’est pas toujours aussi méchant. Il peut arriver même qu’il vous laisse aller tranquillement en se contentant de vous regarder d’une façon inquiétante à travers les feuilles. Mais plus souvent il commence par vous faire quelques niches. Il vous fait buter contre un caillou, ou vous jette votre chapeau à terre, et vous tire les cheveux quand vous passez sous une branche. Oh ! ne vous rebiffez pas ! Oh ! ne vous mettez pas en colère contre lui ; n’essayez même pas de l’intimider par des gestes ou des menaces ; ne l’insultez pas et, surtout, n’allez pas l’appeler Payel, ou malheur à vous. Il se jettera dans vos jambes, vous fera tomber, vous cognera contre les arbres, vous entortillera dans les ronces et vous choquera la tête contre les pierres du chemin.

Il n’y a qu’un moyen de lui plaire ; mais il y en a un. Le croirait-on ? Il est sensible à la flatterie. Si jamais vous le rencontrez sur votre chemin, une nuit que vous vous serez attardé, ne vous émeillez[1] pas, ne faites pas le Monsieur, tirez-lui ben joliment vot’bounet ou vot’chapiau, et dites-lui, poliment, de votre plus douce voix : « Bonjour Jeannette. Oh ! que tu es gentille ! viens ma belle Jeannette. » Cela lui suffit, il ne vous en demande pas davantage. Appelez-le Jeannette et il est heureux. Quand vous lui aurez donné ce nom qu’il aime, vous pourrez errer sans crainte, et rester par les chemins à toute heure de jour et de nuit.

Aujourd’hui les jeunes gens se font gloire de ne plus croire ce que disent les vieux, mais combien y en a-t-il, à la Courbe, gars et filles, de ceux qui font les braves à midi, et rient de tout ce qu’on voit dans les ténèbres, qui ne passeraient pas, à minuit, aux trois barrières, sans trembler comme des feuilles de peuplier.

(Conté par Julien Blandin, vieillard de 70 ans,
à la Courbe en Bourg-des-Comptes).
  1. Effrayez.