Contes de l’Ille-et-Vilaine/La Fée Grosses-Lèvres


LA FÉE GROSSES-LÈVRES, LA FÉE GROS-DOIGT ET LE PETIT PÈRE RAGOLU.

Lorsque la petite Marie vint au monde, une fée dit à la mère que son enfant épouserait le fils du roi.

Si la pauvre fillette devait être reine et heureuse un jour, rien dans ses premières années ne put le faire présumer. Ayant perdu ses parents toute jeune, elle resta à la charge d’une vieille grand’mère qui avait bien juste de quoi vivre ; aussi cette nouvelle bouche à nourrir ne lui fit pas plaisir. La bonne femme devint acariâtre et déversa sa mauvaise humeur sur la pauvre orpheline qu’elle battait à tout propos.

Un jour qu’elles n’avaient que trois cuillerées de soupe et une galette pour leur déjeuner, Marie, poussée par la faim, profita d’une absence de sa grand’mère et mangea tout.

Qu’on juge de la fureur de la vieille qui, en rentrant dans la maison, ne trouva plus rien à se mettre sous la dent. Elle prit un martinet et frappa l’enfant de toutes ses forces.

Le fils du roi, qui passait par là, fut attiré par les cris de la malheureuse et demanda ce que cette petite fille avait à tant pleurer.

La bonne femme, craignant d’être punie, répondit au prince :

— C’est parce que je l’empêche de filer. Cette petite, voyez-vous, est trop travailleuse, elle se rendra malade, et je suis forcée de modérer son zèle. Aussitôt que je lui enlève sa quenouille et son rouet, elle pousse des cris à fendre les murs.

— Comme ça se trouve, ajouta le prince, ma mère cherche une fileuse, et je crois que cette fillette ferait admirablement son affaire. Elle est gentille et semble intelligente, si vous voulez me la confier, je vous récompenserai.

La grand’mère ne se fit pas longtemps tirer l’oreille, et accepta la bourse que le prince lui offrit.

La reine trouva Marie fort à son gré, et dès le lendemain la conduisit dans une chambre remplie de filasse.

— « Voici du travail, mon enfant, lui dit-elle ; tourne ton rouet tant que tu voudras, personne ne te dérangera. Je t’enverrai prendre aux heures des repas et te ferai promener dans les jardins pour te distraire. »

La pauvre fille qui ne savait pas filer, et qui, par timidité, n’avait osé l’avouer, se trouva dans un pénible embarras. Elle essaya de charger la quenouille, sans pouvoir y parvenir, et se mit à pleurer comme une Magdeleine.

Tout-à-coup elle vit entrer, par la fenêtre, une belle dame qui lui demanda la cause de son chagrin.

— Hélas ! dit l’enfant, il faut que je file ce lin, et je ne sais comment m’y prendre.

— Ne t’en inquiète pas. Je suis la fée Grosses-Lèvres, la meilleure fileuse du monde, et je vais faire ta besogne ; seulement tu m’inviteras à ta noce.

— À ma noce, Grand Dieu ! qui voudrait d’une pauvre orpheline sans sous ni mailles.

— N’importe, promets-le moi, et surtout souviens-toi de mon nom.

La jeune fille s’engagea à inviter la fée Grosses-Lèvres à sa noce lorsqu’elle se marierait, et tout le lin fut filé dans la semaine, et filé si fin, si fin, que la reine en fut émerveillée.

« Puisque tu es aussi adroite que cela, lui dit celle-ci, tu dois savoir coudre, et au fur et à mesure que le tisserand fera la toile, toi tu feras les chemises. »

La jeune fille n’osa pas encore dire qu’elle ne savait pas coudre et, quand elle se vit seule dans sa chambre, devant une pièce de toile, elle se mit de nouveau à fondre en larmes.

Soudain une nouvelle dame entra par la fenêtre et lui demanda ce qu’elle avait à tant pleurer.

— J’ai des chemises à faire, et ne sais par où commencer.

— Console-toi, ma mignonne, je suis la fée Gros-Doigt qui va les faire à ta place ; mais promets-moi de m’inviter à ta noce. »

L’orpheline, de plus en plus surprise, s’engagea envers la fée Gros-Doigt, qui fit toutes les chemises en un rien de temps et qui dit en s’en allant : « Surtout, n’oublie pas mon nom. »

Pendant ce temps, la reine parlait sans cesse, à son fils de la précieuse ouvrière qu’il lui avait amenée et répétait chaque jour : « C’est une perle, une vraie perle que cette enfant.

Le prince, à force d’en entendre parler, s’occupa davantage de Marie, et s’aperçut, à son tour, qu’elle était aussi une perle de beauté. Il en devint amoureux et déclara à sa mère qu’il voulait l’épouser.

Comme on était encore à l’époque où les rois épousaient des bergères — qui n’en étaient pas plus mauvaises reines pour cela — la mère du jeune prince consentit au mariage, et le jour de la noce fut bientôt fixé.

La reine dit à sa future bru : « Ma chère enfant, voici toutes les étoffes destinées à composer ton trousseau. Je t’engage à le préparer toi-même, car nulle ouvrière ne le réussira mieux. »

Nouvel embarras de la fiancée qui se retira dans sa chambre en se demandant si, cette fois encore, elle allait être secourue.

Au même instant elle aperçut un petit nain, qui était entré par le trou au chat pratiqué dans la porte. Il s’avança vers la future princesse, lui fit une révérence cérémonieuse en disant :

« Charmante damoiselle, je connais vos soucis et viens y mettre un terme. Je suis tailleur de mon état, et j’ai à mon service un bataillon de petits couturiers. Ne craignez rien, dans un instant votre trousseau sera prêt. Seulement n’oubliez pas d’inviter à votre noce le petit père Ragolu, ou sans cela vous vous en repentiriez. »

Le trousseau fut préparé en un clin d’oeil, et le petit tailleur en s’en allant répéta : « N’oubliez pas, surtout, le nom du petit père Ragolu. »

Les fêtes, chez la reine, se succédèrent sans interruption à l’occasion du mariage de son fils, et Marie y prit un tel plaisir qu’elle oublia presque le service des fées et du tailleur.

Quand le moment des invitations à la noce fut arrivé, elle se rappela les noms des fées Grosses-Lèvres et Gros-Doigt, mais elle ne se souvint plus de celui du tailleur.

« Ma fois tant pis, s’écria-t-elle, ce nain ne songe sans doute plus à ma promesse. »

Le jour de la noce, un repas splendide et plantureux réunit tous les invités, parmi lesquels se trouvaient les deux fées.

Au moment de se mettre à table on entendit des cris et une bousculade dans les corridors conduisant à la salle du festin. Malgré la défense énergique des valets, le petit tailleur, accompagné de ses ouvriers, fit irruption à la stupéfaction des convives, qui reconnurent en lui le plus terrible magicien du royaume.

Il alla vers la mariée et lui rappela la promesse qu’elle avait faite de l’inviter à sa noce.

— C’est vrai, répondit celle-ci ; malheureusement je n’ai pu me rappeler votre nom.

— J’en suis fâché, mais si vous ne vous le rappelez immédiatement, vous allez retourner passer quelques années chez votre grand’mère.

Au souvenir de celle-ci, la jeune princesse se sauva dans sa chambre où, par bonheur, elle entendit un perroquet qui répétait : « Petit père Ragolu ! Petit père Ragolu ! »

Elle redescendit aussitôt et s’en alla vers le nain auquel elle tendit la main en l’appelant petit père Ragolu.

La reine, le prince et les fées intervinrent à leur tour et décidèrent le magicien à prendre place à table.

Au dessert, le marié demanda comment Marie avait fait la connaissance des fées et du magicien ?

— C’est bien simple, répondit la fée Grosses-Lèvres ; sachant que cette belle jeune fille devait devenir votre épouse, nous avons voulu lui conserver sa beauté en la dispensant de faire le travail considérable qui lui avait été commandé. Voyez plutôt mes lèvres comme elles sont déformées à force de filer.

— Regardez mon doigt comme il est gros et malade à force de coudre, ajouta l’autre fée.

— Remarquez, dit le père Ragolu[1], comme je suis petit et difforme pour être resté les jambes croisées sur une table pendant toute mon enfance.

Le prince jura que sa femme ne travaillerait jamais.

La fête se termina par un grand bal, où les fées et le magicien exécutèrent des danses étonnantes, qui charmèrent les assistants.

(Conté par le père Constant Tual,
tailleur à la journée, à Bain-de-Bretagne).
  1. Ragolu, dans le patois d’Ille-et-Vilaine, veut dire rugueux, raboteux ; mais dans ce conte il signifie mal fait, mal bâti.